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RÉFORMES RADICALES

Publié le 12/08/2011

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L'action de la première vague des réformateurs a fini par transformer certains aspects fondamentaux de l'organisation sociale, héritée des millénaires de la pénurie, qui s'était brutalement refermée sur l'éphémère percée de la Révolution de 1789. Elle a ouvert la voie à la croissance économique et mis un terme au règne oppressant de la nature. La Révolution. de 1917, flamboiement d'espoir pour les travailleurs du monde entier, a pu faire espérer une seconde percée, celle-là décisive : maîtrise des forces productives, abolition des distances sociales, égalité réelle des chances et des êtres, réconciliation de l'homme avec lui-même. Comme la première, elle fut vite usurpée. Dans les pays communistes, aujourd'hui, tout n'est pas tout à fait noir, mais très assombri par le deuil des libertés. La nouvelle génération des réformateurs, la nôtre, sait maintenant que le monde est trop complexe et l'allure trop rapide : il n'y a pas, et il n'y aura pas, une seule réponse à tout. Mais nous devons décider, à notre tour, de rompre avec le statu quo, de reprendre le commandement politique, d'amener sur la terre, par la mise en oeuvre d'un nouvel ensemble de propositions politiques réalisables, ce qui constituait l'espérance - à l'époque l'utopie, mais aujourd'hui l'objectif - de la révolution socialiste. Voici donc quels seront, à partir de nos principes d'action, les axes de nos réformes.

1° SÉPARATION DU POUVOIR POLITIQUE ET DU POUVOIR ÉCONOMIQUE.

 La richesse privée et la puissance publique sont aujourd'hui unies par la complicité sociale, dans un système d'intérêts mêlés qui remonte ,à Colbert. Leurs rôles sont sans cesse confondus; elles sont entre les mêmes mains. En supprimant les aides artificielles, et ruineuses, de l'Etat, en appliquant aux entreprises la rigueur des lois de la concurrence et de la rentabilité, on dégagera des ressources considérables. Ces ressources serviront à fonder une « Sécurité économique « au bénéfice de tous les groupes sociaux victimes du développement. Ainsi accéléreront-elles directement la transformation de notre société, par l'investissement sur les hommes. Si le pouvoir politique demeure essentiellement, ce qu'il est aujourd'hui, l'auxiliaire, ou le tuteur, des entreprises, qui s'occupera des hommes? Il faut donc accepter sans réserve la destruction des branches mortes de l'économie, comme il faut refuser sans réserve l'amoindrissement des hommes qui en vivent, ce qui est, à la fois, moralement intolérable et d'une efficacité économique douteuse, car la colère ou simplement la passivité des victimes retarde toutes les transformations. Nous substituerons ainsi à un gaspillage pour la collectivité l'investissement le plus productif.

2° ACCÈS À L'ÉGALITÉ SOCIALE.

L'innovation majeure de notre génération sera l'éducation première, celle qui commencera dans le milieu familial et social avant même la scolarité. Elle peut devenir, sous l'impulsion du pouvoir public, l'instrument qui fournira au futur adulte les moyens d'expression, de communication, de conception, dont il aura besoin sa vie durant pour être égal, semblable aux autres; et dont il est, dans les conditions actuelles, sevré dans l'immenses majorité des cas. L'éducation ultérieure tendra alors vers l'épanouissement de toute la personnalité et pas seulement des facultés utiles à la bataille pour l'emploi. Son but ne sera pas essentiellement d'adapter l'homme aux besoins que dicte l'économie, mais tout d'abord d'aider chacun à comprendre le monde où il vit, de renouveler pour lui cette intelligence des ensembles qui est la clé de l'autonomie personnelle. Par là, elle l'aidera aussi à participer à la création de richesses.

Ainsi, au lieu de consolider éternellement, comme elle le fait dans le système actuel, les prédestinations sociales héréditaires, l'éducation s'attaquera à la racine des inégalités, à la barrière de culture qui, plus que toute autre, dès le départ de la vie, puis tout au long, comme sans appel, sépare les puissants des misérables. Ce qui signifie, pour notre action : - Réduire les inégalités culturelles à la base, avant même la scolarité, dès l'âge de deux ans, dont les plus récentes découvertes des sciences humaines révèlent qu'il ouvre « l'âge d'or de l'intellect «. - Substituer l'éducation permanente aux trop longues années de formation supérieure, prolongation abusive de l'adolescence qui freine la jeunesse dans son essor, l'empêche de vivre son âge et crée pour toute la vie, entre les hommes, la cloison .des diplômes. - Instituer un service civil, économique, pédagogique, social, remplaçant le service militaire obligatoire — qui sera supprimé — et qu'accompliront les étudiants pendant leurs temps de loisir, au lieu de passer aux yeux des autres, et bien souvent aux leurs, pour des parasites. Ces étudiants renforceront partout, éventuellement dans les pays du Tiers Monde qui le demanderont, les dispositifs d'éducation permanente. - Remplacer le système des Grandes Ecoles, des Grands Corps, et des Concours, pour élargir et renouveler le recrutement des cadres dirigeants du pays.

3° FIN DU POUVOIR PRIVÉ HÉRÉDITAIRE.

Le contrôle privé des entreprises, c'est-à-dire le pouvoir de les gérer soi-même ou d'en choisir les dirigeants, reste encore souvent, trop souvent, aux mains des mêmes familles de génération en génération. Le pouvoir privé se transmet, ainsi, largement par succession. C'est contraire à notre philosophie et contraire aussi à la meilleure gestion des instruments de production Il convient d'accentuer de manière décisive la mobilité au sommet, d'accélérer le glissement vers la compétence, par l'abolition de la propriété héréditaire des instruments de production. C'est ce que nous réaliserons par la réforme des droits de succession, dont l'application complète peut être accomplie en une génération. D'autre part, la légitimité du pouvoir dans l'entreprise cessera d'être confondue avec la propriété. La loi offrira aux salariés la possibilité d'exercer une influence directe sur le choix des dirigeants. Car il n'y a déjà plus d'autorité efficace sans une investiture de la confiance du personnel.

4° REDISTRIBUTION DU POUVOIR PUBLIC.

La structure traditionnelle du pouvoir politique, à la fois centralisée dans des bureaux et confinée dans des frontières nationales, ne permet plus de dominer la loi économique. Tandis que le citoyen n'a toujours pas prise sur les décisions mêmes qui commandent son avenir, le gouvernent, lui, l'a de moins en moins. Car, à l'extérieur, les firmes industrielles établissent leur empire planétaire par-dessus les pouvoirs politiques nationaux; et, à l'intérieur, l'épaisse hiérarchie bureaucratique coupe le pouvoir des problèmes locaux et de leurs données de base. Aussi, de la petite unité (commune, village) jusqu'à la fédération européenne, allons-nous ouvrir de nouveaux cadres au suffrage universel. Cet effacement de la « souveraineté nationale « marquera un immense progrès de la démocratie.

J.-J. SERVAN-SCHREIBER et Michel ALBERT. Ciel et Terre, Denoël édit. (1970).

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