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Roger Martin du Gard, les Thibault

Publié le 24/04/2011

Extrait du document

« Mon petit, méfie-toi de la « fausse vocation «. La plupart des existences manquées, des vieillesses aigries, n'ont pas d'autre origine.    « Je te vois adolescent. A seize, à dix-sept ans. L'âge, par excellence, de la grande confusion... Le garçon de dix-sept ans, il est souvent pareil à un pilote qui se fierait à une boussole affolée. Il croit dur comme fer que ses goûts d'adolescent lui sont naturels, qu'il doit les prendre pour guides, qu'ils lui montreront indubitablement la direction à prendre. Et il ne soupçonne pas qu'il est, en général, à la remorque de goûts factices, provisoires, arbitraires. Il ne soupçonne pas que ses penchants, qui lui semblent si authentiquement être siens, lui sont au contraire foncièrement étrangers, qu'il les a ramassés, comme un déguisement, au hasard, à la suite de quelque rencontre faite, un jour, dans les livres ou dans le monde,    « Surtout je voudrais que tu te défendes toi-même contre toi. Sois obsédé par la crainte de te tromper sur toi, d'être dupe d'apparences. Exerce ta sincérité à tes dépens, pour la rendre clairvoyante et utile. Comprends, essaie de comprendre, ceci : pour les garçons de ton milieu (je veux dire, instruits, nourris de lectures, ayant vécu dans l'intimité de gens intelligents et libres dans leurs propos), la notion de certaines choses, de certains sentiments, devance l'expérience. Ils connaissent, en esprit, par l'imagination, une foule de sensations dont ils n'ont encore aucune pratique personnelle, directe. Ils ne s'en avisent pas : ils confondent savoir et éprouver. Ils croient éprouver des sentiments, des besoins, qu'ils savent seulement qu'on éprouve.    « Écoute-moi. La vocation! Prenons un exemple. A dix, à douze ans tu t'es cru sans doute la vocation de marin, d'explorateur, parce que tu étais passionné pour des récits d'aventure. Maintenant tu as assez de jugeote pour en sourire. Eh bien, à seize, à dix-sept ans, des erreurs analogues te guettent. Sois averti, méfie-toi de tes inclinations. Ne t'imagine pas trop vite que tu es un artiste, ou un homme d'action, ou victime d'un grand amour, parce que tu as eu l'occasion d'admirer, dans les livres ou dans la vie, des poètes, de grands réalisateurs, des amoureux. Cherche patiemment quel est l'essentiel de ta nature. Tâche de découvrir, peu à peu, ta personnalité réelle. Pas facile! Beaucoup n'y parviennent que trop tard. Beaucoup n'y parviennent jamais. Prends ton temps, rien ne presse. Il faut tâtonner longtemps avant de savoir qui l'on est. Mais quand tu te seras trouvé toi-même, alors, rejette tous les vêtements d'emprunt. Accepte-toi, avec tes bornes et tes manques. Et applique-toi à te développer, sainement, normalement, sans tricher, dans ta vraie destination. Car se connaître et s'accepter, ce n'est pas renoncer à l'effort, au perfectionnement : bien au contraire! C'est même avoir les meilleures chances d'atteindre son maximum, parce que l'élan se trouve alors orienté dans le bon sens, celui où tous les efforts portent fruit. Élargir ses frontières, le plus qu'on peut. Mais ses frontières naturelles, et seulement après avoir bien compris quelles elles sont. Ceux qui ratent leur vie, ce sont, le plus souvent, ou bien ceux qui, au départ, se sont trompés sur leur nature et se sont fourvoyés sur une piste qui n'était pas la leur ; ou bien ceux qui, partis dans la bonne direction, n'ont pas su, ou pas eu le courage, de s'en tenir à leur possible. «    Roger Martin du Gard, les Thibault    N. B. — Les mots en italique ici sont également en italique dans le texte du roman.

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