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SAINT-BEUVE: Qu'est-ce qu'un classique ?

Publié le 13/07/2011

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beuve

Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours; joignons-y, ce qui est plus difficile, l'élévation, la direction, s'il se peut, vers quelque but haut placé; et tout en parlant notre langue, en subissant les conditions des âges où nous sommes jetés et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés aux groupes des mortels révérés: Que diraient-ils de nous? Mais pourquoi parler toujours d'être auteur et d'écrire? il  vient un âge, peut-être, où l'on n'écrit plus. Heureux ceux qui lisent, qui relisent, ceux qui peuvent obéir à leur libre inclination dans leurs lectures! Il vient une saison dans la vie, où, tous les voyages étant faits, toutes les expériences achevées, on n'a pas de plus vives jouissances que d'étudier et d'approfondir les choses qu'on sait, de savourer ce qu'on sent, comme de voir et de revoir les gens qu'on aime; pures délices du cœur et du goût dans la maturité. C'est alors que ce mot de classique prend son vrai sens, et qu'il se définit pour tout homme de goût par un choix de prédilection et irrésistible. Le goût est fait alors, il est formé et définitif ; le bon sens chez nous, s'il doit venir, est consommé. On n'a plus le temps d'essayer ni l'envie de sortir à la découverte. On s'en tient à ses amis, à ceux qu'un long commerce a éprouvés. Vieux vin, vieux livres, vieux amis. On se dit comme Voltaire dans ces vers délicieux:

Jouissons, écrivons, vivons, mon cher Horace!

J'ai vécu plus que toi: mes vers dureront moins: Mais, au bord du tombeau, je mettrai tous mes soins A suivre les leçons de ta philosophie, A mépriser la mort en savourant la vie, A lire tes écrits pleins de grâce et de sens, Comme on boit d'un vin vieux qui rajeunit les sens. Enfin, que ce soit Horace ou tout autre, quel que soit l'auteur qu'on préfère et qui nous rende nos propres pensées en toute richesse et maturité, on va demander alors à quelqu'un de ces bons et antiques esprits un entretien de tous les instants, une amitié qui ne trompe pas, qui ne saurait nous manquer, et cette impression habituelle de sérénité et d'aménité qui nous réconcilie, nous en avons souvent besoin, avec les hommes- et avec nous-même.

L'ensemble. — On voit par le fragment ci-contre que Sainte-Beuve élargit de plus en plus le rôle de critique littéraire. Dans la conclusion de son célèbre article "Qu'est-ce qu'un classique ?", il se révèle moraliste profond et délicat, il esquisse une véritable compréhension de la vie, toute de sagesse souriante, de mesure et de sérénité. Il rappelle ce qui doit être la base de l'œuvre d'art, comme celle de notre personnalité même : cc la sincérité et le naturel... et aussi cc la direction vers quelque but haut placé «; une telle réussite ne peut être atteinte qu'en restant pénétrés par la pensée de ceux qui ne sont plus. Les grands maîtres d'autrefois demeurent, à tous les points de vue, les amis qui ne trompent jamais, qui nous apprennent à vivre... et à mourir. 

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