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Scandale de Panamá

Publié le 14/04/2013

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 (1892)

Le scandale de Panamá éclate à la fin à l’automne 1892, et la presse nationaliste et boulangiste s’en saisit à des fins propagandistes, avec l’espoir de déstabiliser la République. Dans cette stratégie, le député Jules Delahaye joue un rôle capital. C’est lui, journaliste, élu monarchiste et boulangiste d’Indre-et-Loire, qui, le 21 novembre 1892, réclame et obtient la création d’une commission d’enquête en révélant au perchoir les résultats de ses investigations et l’ampleur de la corruption au sein de la représentation nationale.

Séance extraordinaire du 21 novembre 1892

 

M. le Président : La parole est à M. Delahaye. M. Jules Delahaye : Messieurs, je viens vous proposer de remplir un grand devoir, qui domine toutes nos querelles politiques, un devoir de salubrité sociale qui intéresse tous les partis : je viens vous demander de nommer une commission d’enquête pour vérifier les faits que je vais affirmer ici hautement, au risque de mon honneur ou au risque du vôtre… [Très bien ! très bien ! sur divers bancs à l’extrémité gauche de la salle et à droite. Mouvements divers.] M. Boissy d’Anglas : Occupez-vous seulement du vôtre ; nous nous chargeons du nôtre ! M. Jules Delahaye : … des faits que les poursuites engagées ont, à mon avis, manifestement pour but de dissimuler au pays. [Exclamations à gauche.] N’ayez pas crainte, messieurs, que j’abaisse ce débat à des questions de personnes, que je pourrais nommer. À gauche : Mais si ! Nommez-les ! M. Darlan : Si vous ne les nommez pas, votre considération sera immédiatement, et par ce fait seul, compromise ! M. Paul Déroulède : On peut ne pas les nommer, mais cependant les désigner. M. Jules Delahaye : Quoi que vous disiez, je n’oublierai pas la dignité de mon mandat, ni celle de l’Assemblée devant laquelle je parle. [Bruit.] Mon premier souci est de paraître à vos yeux, non en dénonciateur, mais en représentant du pays qui a le sentiment profond des obligations qui lui incombent, en ce moment, comme à vous. [Interruptions.] M. le Président : Veuillez faire silence, messieurs ; l’orateur est maître de son argumentation. On répondra. M. Gabriel : Si vous connaissez des voleurs, vous pouvez tout de même les dénoncer. [Nouvelles interruptions.] M. Jules Delahaye : On a comparé le scandale du Panamá à celui d’un ancien député, gendre du président de la République, tenant le commerce que vous savez dans le palais même de l’Élysée. Hélas ! le trafic de la croix d’honneur n’est qu’une misère à côté des trafics du Panamá. M. le Comte de Lanjuinais : Très bien ! M. Jules Delahaye : Daniel Wilson, ce n’était qu’une impudence, qu’une inconscience personnelle ; Panamá, c’est tout une camarilla, tout un syndicat politique sur qui pèse l’opprobre de la vénalité. [Interruptions et bruit.] M. le Président : Veuillez ne pas nommer des personnes qui ne sont pas dans cette Assemblée ; il serait plus courageux de nommer celles qui sont présentes. [Très bien ! très bien ! à gauche et au centre.] M. Jules Delahaye : Je ne reçois de leçon de courage de personne. [Exclamations.] Les faits que je viens de rappeler n’étaient qu’un accident qui révélait le mal ; Panamá, c’est le mal lui-même qui a gagné tous les membres du corps social, parce que vous l’avez laissé s’étendre et se développer. [Interruptions à gauche.] Panamá, c’est le gaspillage effronté, c’est la curée au grand soleil. M. Boissy d’Anglas : Ce sont des boulangistes qui sont à la tête du Panamá. [Nouvelles interruptions.] M. Paul Déroulède : Les boulangistes restent à la tête de toutes les revendications de la justice. On parle de partis ; je dis qu’il n’est pas question de partis dans ce débat, et je suis avec M. Delahaye, qui demande la justice et la vérité. [Bruit.] M. Jules Delahaye : C’est la curée, au grand soleil, de la fortune des citoyens, des pauvres, des besogneux, par des hommes ayant mission de la protéger et de la défendre. Je m’explique, messieurs. C’était en 1888. Les administrateurs de la Compagnie de Panamá avaient découragé les souscripteurs. Les bruits les plus inquiétants circulaient sur l’état des travaux, sur les dilapidations, les malversations des ingénieurs et des entrepreneurs de la compagnie. M. Rousseau avait été envoyé dans l’isthme pour éclairer le Gouvernement. Alors, M. Ferdinand de Lesseps crut que l’heure des efforts suprêmes, désespérés, qu’il avait connue pour Suez, était venue. Il partit à travers la France, afin de ranimer l’enthousiasme. Il réveilla bien l’enthousiasme des actionnaires toujours crédules, mais il revint à Paris les mains vides. Un membre à gauche : Heureusement ! M. Jules Delahaye : Il fallait, à tout prix, pensèrent alors les administrateurs de la compagnie, surexciter l’épargne épuisée et, pour cela, lui offrir, à côté d’une garantie solide, d’un titre de tout repos, l’attrait d’un grand gain, l’attrait des joueurs, d’un billet de loterie. L’homme qui conçut cette opération financière n’est plus de ce monde depuis hier. Par respect de la mort et du deuil, je ne prononcerai même pas son nom. [Mouvement.] Il vint, un jour, trouver les administrateurs de la compagnie pour leur recommander son ingénieuse combinaison des valeurs à lots ; il fut accueilli comme un sauveur. Mais, messieurs, je suis bien obligé de le dire, il devint bientôt l’un des plus mauvais génies de l’entreprise de Panamá. Vous savez ce que je pense des directeurs et des administrateurs de la compagnie, avec quelle dureté, quelle sévérité, j’ai plusieurs fois parlé d’eux à cette tribune. J’ai demandé contre eux un châtiment exemplaire, impitoyable ; ce châtiment, je le demande encore, parce que j’estime qu’ils ont indignement abusé de la confiance publique, dilapidé follement, criminellement géré le milliard et demi qui avait été remis entre leurs mains. L’enquête à laquelle je me suis livré n’a nullement changé mon sentiment à leur égard. Mais, messieurs, qui le penserait ? j’ai découvert que ces grands dupeurs avaient été dupés, que ces exploiteurs avaient été exploités avec un tel cynisme, une telle âpreté, que si le malheur des actionnaires et des obligataires de Panamá permettait de prononcer le mot de pitié en face de pareils coupables, c’est à eux qu’il faudrait le réserver dans la lamentable catastrophe où ils ont sombré avec l’entreprise de Panamá. [Mouvements divers.] Pour émettre des valeurs à lots, l’intervention des pouvoirs publics était nécessaire : il fallait une loi. Le financier se fit fort de l’obtenir par la toute-puissance de ses relations politiques et par la corruption. Il demanda 5 millions dont il ne devait rendre compte à personne. Cette somme lui parut d’abord suffisante pour sa commission et pour acheter toutes les consciences à vendre dans le Parlement. [Rumeurs sur divers bancs. Interruptions.] Voix nombreuses : Des noms ! des noms ! M. Jules Delahaye : Trois millions furent distribués à plus de cent cinquante membres du Parlement. […] Une véritable meute de politiciens assaillit les administrateurs de la compagnie pour exiger d’eux de nouvelles sommes au budget de la corruption du Panamá. Il fallait vider les caisses ou succomber. […] Il y a ici deux catégories de personnes qui m’écoutent : celles qui ont touché et celles qui n’ont pas touché. [Nouvelles exclamations sur les mêmes bancs.] M. le président : Je vous prie, monsieur Delahaye, de ne pas vous adresser ainsi à vos collègues ou de nommer les personnes dont vous parlez. Ayez le courage de votre opinion. [Applaudissements à gauche et au centre.] M. Jules Delahaye : Je vous répète que je ne reçois pas de leçons de courage. M. le Président : Vous n’en recevez pas ? eh bien, moi je vous dis que vous ne pouvez pas accuser collectivement cent de vos collègues sans les nommer. [Vifs applaudissements.] Voix nombreuses à gauche : Les noms ! les noms ! M. Guillemet : Ceux qui n’ont rien touché tiennent à ce qu’on fasse connaître les noms. M. Jules Delahaye : J’y arrive ! À gauche : Les noms ! les noms ! M. Jules Delahaye : Dans ces conditions, il est impossible que vous ne votiez pas l’enquête.

 

 

Source : Journal Officiel, 23 novembre 1892.

 

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