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Schoelcher, sur la traite des Noirs

Publié le 14/04/2013

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En 1828, un voyage d’affaires conduit Victor Schoelcher au Mexique, en Floride, en Louisiane et à Cuba. Il y prend conscience de la condition des esclaves et prend la tête du combat abolitionniste en rédigeant plusieurs articles publiés par la Revue de Paris. Parmi ceux-ci « Les Nègres «, écrit depuis la Havane fait scandale (il y réclame l’émancipation des Noirs et l’abolition de la traite). Il rédigera, deux ans plus tard, un texte intitulé « Une variété de l’espèce d’animaux dénommés hommes «, une contribution dans laquelle il fait preuve d’une plus grande mesure (il évoque les colons dont il ne faut pas mettre l’activité en péril), mais qui n’entame en rien la vigueur de son combat.

Réflexions de Victor Schoelcher sur la traite des Noirs

 

[…] « On ne peut se faire une idée de l’énorme démarcation qui existe aux colonies entre les Noirs et les Blancs. […] Nulle part les Noirs ne sont admis dans la société des Blancs ; aux champs et à la ville, on les traite comme de véritables animaux domestiques ; on leur refuse le titre d’hommes et il n’est pas d’Européen qui n’ait frissonné d’horreur et de honte en voyant les esclaves traînés sur les marchés ou dans les ventes comme nous y conduisons les bœufs. « […] « Ces monstrueux usages qui nous révoltent, sont regardés aux colonies comme tout naturels, tant il est vrai que les impressions que reçoit l’esprit de l’homme le façonnent et le modifient selon le temps où il vit, le pays qu’il habite et l’éducation qu’on lui donne. Il n’y a pas de conscience universelle. « « […] Ce régime a dépouillé quelques-uns de ceux qui le subissent de tout ce qu’ils avaient d’humain. Conseils, douceur, bons traitements, privations de toutes espèces, châtiments sans exemple, rien ne peut plus les soumettre, et il faut les abandonner à eux-mêmes car, privés de nourriture, épuisés de besoins, ou déchirés par le fouet le plus cruel, leur calme prodigieux, leur œil sec, leur figure impassible, l’expression de leurs traits infernalement satiriques, au milieu des plus atroces douleurs, vous prouvent qu’ils sont plus forts que la barbarie même. Ceux que la nature a doués d’un si grand courage ou d’une telle puissance de caractère, s’ils ne se déterminent à aller vivre en marrons dans les bois, comme des bêtes fauves, restent séparés de l’habitation, libres à faire ce qu’ils veulent, autant néanmoins que leur fainéantise n’est préjudiciable qu’à leur maître et à eux-mêmes. Le propriétaire ne pouvant ni les vendre, ni les contraindre au travail, se résoudrait, s’ils devenaient autrement coupables, à les sacrifier à l’intérêt général. J’ai vu quelques-uns de ces indomptables Noirs qui eussent sans doute été de grands hommes dans le monde civilisé. On en cite qui se sont tués sans autre but que celui de faire tort à leur maître. […] « « […] Certains hommes nous disent : “ Les Noirs ne méritent pas que l’on s’occupe d’eux ; l’intérêt qu’ils inspirent meurt sitôt que l’on peut observer leur caractère vindicatif, méchant et vicieux. Ce sont de véritables animaux, paresseux et stupides, plus difficiles à conduire que les mules, enclins au vol, et qui détestent le travail. Leur infériorité sous le rapport intellectuel est incontestable. Parmi eux, point de vertu soit réelle, soit de convention ; nul sentiment d’attachement, ni de reconnaissance. ” Et voilà que dès lors les esclaves sont aux yeux de leurs ennemis des brutes faites pour travailler, par droit de conquête, comme les bœufs et les chevaux. […] « « […] Quant à moi, il me reste démontré qu’en fait les nègres sont une variété de l’espèce d’animaux appelés hommes, et que, par la seule raison générale qu’ils sont hommes, ils sont libres de droit. Mais le colon qui se croit au bord de sa ruine, l’Europe qui craint déjà de manquer de toutes les superfluités qui lui sont devenues nécessaires, s’écrient à la fois : “ …Eux-mêmes,[…] veulent rester dans l’avilissement ; abandonnez-les donc : s’ils aiment la liberté, ils n’auront pas à la conquérir, ils n’auront qu’à repousser les fers dont ils se chargent. Accourez, Européens, ajoute le planteur ; restez seulement un jour avec moi et vous verrez que mes nègres sont loin d’être aussi malheureux que vous le pensez. […] Mon intérêt même, cette considération, de tous les temps si puissante, mon intérêt même ne me défend-il pas d’en user avec la barbarie que vous me supposez ? Si j’accablais mon nègre de coups, si je le martyrisais, ne me ferais-je pas tort, puisqu’en l’affaiblissant je me priverais de ses forces, qui me sont indispensables ? Je me ruinerais en sacrifiant la vie de mes Noirs à une féroce brutalité, puisque je les achète. […] Parmi vos plus honorables philanthropes, en est-il beaucoup qui perdraient volontiers les 2 ou 3 000 francs que vaut mon esclave ? « « Ce sont là d’affreux raisonnements. « […] « Loin de nous cependant la pensée de bouleverser le monde, de compromettre les intérêts et la vie de tant de colons attachés à l’esclavage. Ceux qui veulent l’émancipation des Noirs actuelle et spontanée parlent et agissent dans un esprit d’humanité bien honorable sans doute ; mais, soit ignorance, soit entraînement, ils ne tiennent pas compte d’une circonstance qui présente à l’affranchissement immédiat des difficultés insurmontables. Cette circonstance, c’est l’état moral de nos protégés. Que faire des nègres affranchis ? Pour quiconques les a vus de près, cette question est impossible à résoudre. Les nègres sortis des mains de leurs maîtres avec l’ignorance et tous les vices de l’esclavage, ne seraient bons à rien, ni pour la société, ni pour eux-mêmes. « « Je ne vois pas plus que personne la nécessité d’infecter la société active (déjà assez mauvaise) de plusieurs millions de brutes décorés du titre de citoyens qui ne seraient en définitive qu’une vaste pépinière de mendiants et de prolétaires. Quant à cela, laissons faire le grand maître, laissons faire le temps. La mort et les affranchissements successifs feront disparaître peu à peu les restes de l’esclavage ; mais la seule chose dont on doive s’occuper aujourd’hui, c’est d’en tarir la source, en mettant fin à la traite. « […]

 

 

Source : Article de Schoelcher (Victor), in Revue de Paris, n° 2, tome 2, 1830.

 

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