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Sentiments réels

Publié le 21/02/2012

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Dans un vigoureux Propos, Alain, ramasse toute sa doctrine rela­tive à la réalité humaine, où nous voyons mise à nue la racine même des sentiments:

« Donner un bon repas à un homme qui a faim, c’est une espèce de caresse tout à fait matérielle. Il se peut bien, pourtant, que cette joie du corps soit l’origine d’un noble sentiment, si le bienfaiteur n’est pas indigne; et c’est alors que l’on peut dire de l’obligé, comme Balzac de son divin Schmuke : « il était toujours au lendemain du bienfait «. Il ne faut donc point mépriser un sentiment qui est presque animal à son origine; bien au contraire. C’est le corps qui porte la pensée. Par ce mélange, le haut sentiment est vivifié, et le corps est purifié.

Une convenance d’esprit fait l’amitié; le corps n’v est point; aussi c’est une beauté abstraite et anémique; sans orages. Cela ne discipline point les passions. Les deux brutes restent brutes. Encore plus visiblement quand l’amour prend son objet trop loin. On peut aimer les hommes, aimer la justice, aimer Dieu aussi comme ils disent, et rester un animal assez sauvage dans les petites choses. Pourquoi ? Parce que le corps n’est point engagé dans l’affection. Le chien perdu qui s’est chauffé à votre feu connaît mieux, peut-être, l’amour véritable; s’il ne le conduit pas bien loin, c’est parce qu’il est chien, non parce qu’il est chien perdu. Le corps y est. Bon départ.

Ces pensées me furent apportées par Auguste Comte dans sa Politique, livre nourrissant, trop peu lu. Selon cet auteur, l’altruisme est naturel, comme la société elle-même; mais l’égoïsme est naturelle­ment plus fort. Et tout le problème humain consiste à vivifier l’al­truisme par une sorte de transfusion du sang. Il faut que notre affec­tion pour les autres soit d’abord tellement mêlée à notre vie propre que l’une réchauffe l’autre; le plaisir est alors moins pur, mais plus profond ; et par une réaction inévitable de l’affection ainsi étendue hors de notre corps, la brute se trouve civilisée.

On observe de ces effets dans l’amour maternel, qui est d’abord purement physique, mais qui se purifie et s’humanise à mesure que l’enfant court plus loin. Ici les deux êtres sont d'abord un même corps, et l’on ne peut distinguer au commencement l’amour de soi de l’amour de l’autre. Aussi ce n’est point un amour anémique; on peut le con­duire, comme ces arbres qui poussent dru. Les sentiments plus éten­dus ont souvent moins de sève. La famille, et d’abord le mariage, doivent être alors considérés comme une initiation nécessaire à l'amour d’autrui. La brute y apprend son métier d’homme. Un amou­reux, dans le moment qu’il cherche avidement le bonheur, apprend soudain, par l’expérience la plus mordante, que son propre bonheur dépend d’un bonheur étranger. Ainsi la première passion, toute sau­vage, et si aisément féroce, prête sa force de nature à l’instinct de société, et fonde la bonté du cœur sur des expériences réelles. Il en est de même du sentiment fraternel; c’est pourquoi l’on appelle bien fraternité le plus haut sentiment humain. Et certainement les humbles origines s’y retrouvent souvent; les haines tant de fois observées dans la famille sont le témoignage et le souvenir de cette origine animale. Le corps se jette à ses droits comme à une nourriture; le sang méconnu est plus prompt que l’idée; on éprouve alors que le corps ne sait point pardonner; mais ces haines vives sont la preuve aussi d’un sentiment fort, qu’il fallait seulement discipliner. Au lieu que la fraternité abstraite, tirée de l’esprit seulement, risque d’être sans force comme elle est sans orages; le corps n’y est point. Que fait-il pendant ce temps-là ? Il dort. Il se réveillera tout sauvage, tout féroce, pour une assiette cassée ou pour un bouton mal cousu peut-être. «

(Alain. Sentiments, passions et signes. M. Le sage, éditeur).

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