Devoir de Philosophie

SUR LA BARRICADE

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

C'étaient les journées de la Presnia. Ils se trouvaient dans la zone de l'insurrection. A quelques pas de chez eux, rue de Tver, on dressait une barricade. On la voyait par la fenêtre du salon. De leur cour on y portait des seaux d'eau : on arrosait la barricade pour figer dans une cuirasse de gel les pierres et les débris dont elle était faite. La cour de la maison voisine servait aux combattants de lieu de rassemblement. C'était quelque chose comme un centre sanitaire ou un centre de ravitaillement. Deux garçons s'y rendaient. Lara les connaissait tous les deux. L'un était Nika Doudorov, un ami de Nadia, chez laquelle Lara avait fait sa connaissance. Il était fait du même bois qu'elle - franc, fier et taciturne. Il ressemblait à Lara et ne l'intéressait pas. L'autre était le collégien Antipov, qui habitait chez la vieille Maria Gavrilovna Tiverzina, la grand-mère d'Olia Diomina. Au cours de ses visites à Maria Gavrilovna Lara avait remarqué peu à peu l'impression qu'elle faisait au gamin. Pacha Antipov avait encore tant de candeur, qu'il ne songeait pas à cacher la béatitude où le mettaient les visites de Lara, comme si elle était un bosquet de bouleaux par temps de vacances, avec de l'herbe fraîche et des nuages, et que l'on pût impunément exprimer l'adoration béate qu'elle inspirait, sans craindre les brocards. Dès qu'elle se fut aperçue de l'influence qu'elle avait sur lui, Lara en profita sans le vouloir. Ce n'est d'ailleurs que plus tard qu'elle entreprit d'apprivoiser plus sérieusement son caractère facile et malléable : à ce moment, leur amitié datait déjà de longtemps, et Pacha savait qu'il aimait éperdument Lara et que plus jamais il ne pourrait revenir là-dessus. Les garçons jouaient au plus terrible et au plus adulte des jeux, à la guerre, et à une guerre pour laquelle on exilait et on pendait. Mais la manière dont les pans de leurs capuchons étaient noués sur leur nuque révélait les enfants qu'ils étaient encore, et indiquait qu'ils avaient encore des papas et des mamans. Lara les regardait avec des yeux de grande personne. Une teinte d'innocence couvrait leurs jeux dangereux. Cette teinte, ils la communiquaient à tout le reste. Au soir glacé, couvert d'une toison de givre, si épaisse qu'il en paraissait noir au lieu de blanc. A la cour toute bleue. A la maison d'en face, où disparaissaient les garçons. Et surtout, surtout, aux coups de revolver qui claquaient sans cesse dans cette maison. « Les garçons font le coup de feu «, pensait Lara. Elle ne-pensait pas à Nika et à Pacha en particulier, mais à tous ceux qui tiraient dans la ville. « De bons, d'honnêtes garçons, pensait-elle. Ils sont bons, c'est pour cela qu'ils tirent. « Boris PASTERNAK. Le docteur Jivago, paru en Italie en 1957. Gallimard, 1958.

Liens utiles