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Textes de Pradines. L'intensité, symbole de proximité.

Publié le 18/03/2011

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   Ce qui caractérise les impressions sensorielles, c'est qu'elles sont toutes susceptibles de variations d'intensité importantes et même considérables, entre le seuil d'enregistrement et le seuil d'irritation susceptible d'engendrer une réponse réflexe. Mais ce caractère pose un problème : il paraît étrange que dans une évolution aussi foncièrement utilitaire que l'évolution des espèces vivantes, l'être vivant, à tous les degrés de la vie (car le germe des sens les plus élevés apparaît avec les espèces les plus simples) semble n'avoir rien eu de plus pressé que de se constituer une sensibilité de luxe, ou du moins d'utiliser au bénéfice d'une telle sensibilité de luxe tous les moyens organiques qu'une évolution purement mécanique avait pu lui fournir... Or l'organe de la vue est pratiquement insensible, il n'a point une conscience nette des propres excitations qu'il enregistre et presque toute la gamme quasi infinie des excitations lumineuses qu'il peut recevoir se situe au-dessous de ce seuil où l'excitation, provoquant une irritation positive, déclenche des réflexes de défense irrépressibles. Le paradoxe d'une sensibilité faite pour recevoir des excitations qu'à la lettre elle ne sent pas, est d'ailleurs simplement accusé dans ce sens : mais il y marque un trait qui se retrouve dans tous les autres. Même dans le sens tactile, si l'on considère du moins ses organes privilégiés, la gamme des intensités vitalement inutiles et cependant enregistrables est prodigieusement étendue. A la pointe des doigts, dans les conditions de perception ordinaires, le seuil des sensations est dix mille fois plus petit que le seuil d'irritation réflexogène.    Le travail entrepris par l'être vivant en vue de recevoir sous différentes formes des impressions qui ne l'intéressent pas (vu qu'il n'y réagit pas, et que parfois il ne semble même pas les sentir), des chocs dont il n'est pas secoué, des effleurements dont il n'est pas caressé ou flatté, des vibrations auditives qui le touchent moins qu'un souffle, des excitations olfactives qui ne sont qu'une vapeur, des phosphènes optiques, serait positivement incompréhensible s'il n'y avait dans les conditions de cette réception un bénéfice prochain qui puisse compenser cette utilité immédiate. Mais ce bénéfice, on le voit apparaître dès qu'on examine les circonstances physiques qui conditionnent naturellement la croissance et la décroissance des intensités inaffectives au sein des impressions causées par un même agent externe. Ces variations ne se lient d'une manière un peu régulière dans la nature qu'aux variations de la distance de cet agent, c'est-à-dire de son éloignement par rapport au point où il produit sur nous une irritation réflexogène. En ce sens, un agent physique que nos doigts touchent simplement est lui-même à grande distance du point où le même agent peut nous irriter, bien que la distance se mesure ici en unités d'espace infinitésimales. Telle est donc la loi et telle est la conquête de tous les sens. Ils nous font à la fois conquérir l'espace et anticiper l'irritation que provoquerait le raccourcissement progressif de cet espace, en nous fournissant simultanément, dans cet espace et dans ce temps, inséparablement associés, un symbole sensible inaffectif dans la succession ordonnée des intensités de chaque impression définie, c'est-à-dire de chaque impression d'un même excitant.

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