Devoir de Philosophie

Une société de consommation

Publié le 13/06/2011

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« D'autres fois, ils n'en pouvaient plus. Ils voulaient se battre, et vaincre. Ils voulaient lutter, conquérir leur bonheur. Mais comment lutter ? Contre qui ? Contre quoi ? Ils vivaient dans un monde étrange et chatoyant, l'univers miroitant de la civilisation mercantile, les prisons de l'abondance, les pièges fascinants du bonheur. « Où étaient les dangers ? Où étaient les menaces ? Des millions d'hommes, jadis se sont battus et même se battent encore, pour du pain. Jérôme et Sylvie ne croyaient guère que l'on pût se battre pour des divans Chesterfield. Mais c'eût été pourtant le mot d'ordre qui les aurait le plus facilement mobilisés. Rien ne les concernait, leur semblait-il, dans les programmes, dans les plans : ils se moquaient des retraites avancées, des vacances allongées, des repas de midi gratuits, des semaines de trente heures, Ils voulaient la surabondance : ils rêvaient de platines Clément, de plages désertes pour eux seuls, de tours du monde, de palaces. « L'ennemi était invisible. Ou plutôt, il était en eux, il les avait pourris, gangrenés, ravagés. Ils étaient les dindons de la farce. De petits êtres dociles, les fidèles reflets d'un monde qui les narguait. Ils étaient enfoncés jusqu'au cou dans un gâteau dont ils n'auraient jamais que les miettes. « Ils ne méprisaient pas l'argent. Peut-être, au contraire, l'aimaient-ils trop : ils auraient aimé la solidité, la certitude, la voie limpide vers le futur. Ils étaient attentifs à tous les signes de la permanence : ils voulaient être riches. Et s'ils se refusaient encore à s'enrichir, c'est qu'ils n'avaient pas besoin de salaires : leur imagination, leur culture ne les autorisait qu'à penser en millions, « Lorsque la vie, de nouveau, les broyait, lorsque se remettait en marche la grande machine publicitaire dont ils étaient les pions minuscules, il leur semblait qu'ils n'avaient pas tout à fait oublié les merveilles estompées, les secrets dévoilés de leur fervente quête nocturne. Ils s'asseyaient en face de ces gens qui croient aux marques, aux slogans, aux images qui leur sont proposées, et qui mangent de la graisse de boeuf équarri en en trouvant délicieux le parfum végétal et l'odeur de noisette (mais eux-mêmes, sans trop savoir pourquoi, avec le sentiment curieux, presque inquiétant, que quelque chose leur échappait, ne trouvaient-ils pas belles certaines affiches, formidables certains slogans, géniaux certains films-annonces ?). Ils s'asseyaient et ils mettaient en marche leurs magnétophones, ils disaient hm hm avec le ton qu'il fallait, ils truquaient leurs interviews, ils bâclaient leurs analyses, ils rêvaient, confusément, d'autre chose. «

Georges PEREC, Les Choses, Ed. Denoël.

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