Une vie Elle ne se montra qu'à l'heure du déjeuner.
Publié le 11/04/2014
Extrait du document
«
leu.
Jeanne battait des mains, tressaillait, ravie, à chaque apparition des énormes et souples nageurs.
Son coeur
bondissait comme eux dans une joie folle et enfantine.
Tout à coup, ils disparurent.
On les aperçut encore une fois, très loin, vers la pleine mer ; puis on ne les vit
plus, et Jeanne ressentit, pendant quelques secondes, un chagrin de leur départ.
Le soir venait, un soir calme, radieux, plein de clarté, de paix heureuse.
Pas un frisson dans l'air ou sur l'eau ;
et ce repos illimité de la mer et du ciel s'étendait aux âmes engourdies où pas un frisson non plus ne passait.
Le grand soleil s'enfonçait doucement là-bas, vers l'Afrique invisible, l'Afrique, la terre brûlante dont on
croyait déjà sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n'était cependant pas même une
apparence de brise, effleura les visages lorsque l'astre eut disparu.
Ils ne voulurent pas rentrer dans leur cabine où l'on sentait toutes les horribles odeurs des paquebots ; et ils
s'étendirent tous les deux sur le pont, flanc contre flanc, roulés dans leurs manteaux.
Julien s'endormit tout de
suite ; mais Jeanne restait les yeux ouverts, agitée par l'inconnu du voyage.
Le bruit monotone des roues la
berçait ; et elle regardait au-dessus d'elle ces légions d'étoiles si claires, d'une lumière aiguë, scintillante et
comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.
Vers le matin, cependant, elle s'assoupit.
Des bruits, des voix la réveillèrent.
Les matelots, en chantant,
faisaient la toilette du navire.
Elle secoua son mari, immobile dans le sommeil, et ils se levèrent.
Elle buvait avec exaltation la saveur de la brume salée qui lui pénétrait jusqu'au bout des doigts.
Partout la
mer.
Pourtant, vers l'avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l'aube naissante, une sorte
d'accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur les flots.
Puis cela apparut plus distinct ; les formes se marquèrent davantage sur le ciel éclairci ; une grande ligne de
montagnes cornues et bizarres surgit : la Corse, enveloppée dans une sorte de voile léger.
Et le soleil se leva derrière, dessinant toutes les saillies des crêtes en ombres noires ; puis tous les sommets
s'allumèrent tandis que le reste de l'île demeurait embrumé de vapeur.
Le capitaine, un vieux petit homme tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut
sur le pont, et, d'une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les
bourrasques, il dit à Jeanne :
" La sentez-vous, cette gueuse-là ? "
Elle sentait en effet une forte et singulière odeur de plantes, d'arômes sauvages.
Le capitaine reprit :
" C'est la Corse qui fleure comme ça, madame ; c'est son odeur de jolie femme, à elle.
Après vingt ans
d'absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large.
J'en suis.
Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, il en parle
toujours, paraît-il, de l'odeur de son pays.
Il est de ma famille.
"
Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua là-bas, à travers l'océan, le grand empereur prisonnier
qui était de sa famille.
Une vie
5 34.
»
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