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Une vie encore, et elle ne rêvait que la campagne.

Publié le 11/04/2014

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Une vie encore, et elle ne rêvait que la campagne. Elle allait maintenant passer l'été dans leur propriété des Peuples, vieux château de famille planté sur la falaise près d'Yport ; et elle se promettait une joie infinie de cette vie libre au bord des flots. Puis il était entendu qu'on lui faisait don de ce manoir, qu'elle habiterait toujours lorsqu'elle serait mariée. Et la pluie, tombant sans répit depuis la veille au soir, était le premier gros chagrin de son existence. Mais, au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mère, criant par toute la maison : " Papa, papa ! maman veut bien ; fais atteler. " Le déluge ne s'apaisait point ; on eût dit même qu'il redoublait quand la calèche s'avança devant la porte. Jeanne était prête à monter en voiture lorsque la baronne descendit l'escalier, soutenue d'un côté par son mari, et, de l'autre, par une grande fille de chambre forte et bien découplée comme un gars. C'était une Normande du pays de Caux, qui paraissait au moins vingt ans, bien qu'elle en eût au plus dix-huit. On la traitait dans la famille un peu comme une seconde fille, car elle avait été la soeur de lait de Jeanne. Elle s'appelait Rosalie. Sa principale fonction consistait d'ailleurs à guider les pas de sa maîtresse devenue énorme depuis quelques années par suite d'une hypertrophie du coeur dont elle se plaignait sans cesse. La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hôtel, regarda la cour où l'eau ruisselait et murmura : " Ce n'est vraiment pas raisonnable. " Son mari, toujours souriant, répondit : " C'est vous qui l'avez voulu, madame Adélaïde. " Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il le faisait toujours précéder de " madame " avec un certain air de respect un peu moqueur. Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s'assit à son côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons. La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu'on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu'on dissimula sous les jambes ; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon, et s'enveloppa d'une grande couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière ; ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette ; et on partit. Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée. La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant comme des arbres dépouillés ; puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet. Bientôt on traversa les prairies ; et de temps en temps un saule noyé, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue. On se taisait ; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite mère se renversant appuya sa tête et ferma les paupières. Le baron considérait d'un oeil morne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous Une vie 3 Une vie ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air ; et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse. Bien qu'elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait ; et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette inondation. Et sous la pluie acharnée les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée d'eau bouillante. La baronne, peu à peu, s'endormait. Sa figure qu'encadraient six boudins réguliers de cheveux pendillants s'affaissa peu à peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou dont les dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine. Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait ensuite ; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses lèvres entrouvertes, passait un ronflement sonore. Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir. Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l'objet d'un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s'ouvrit. De l'or et des billets de banque s'éparpillèrent dans la calèche. Elle s'éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires. Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux : " Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot. Je l'ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons souvent désormais. " Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche. C'était la neuvième ferme vendue ainsi sur trente et une que leurs parents avaient laissées. Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an. Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté. Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait. Comment ? Personne n'en savait rien. À tout moment l'un d'eux disait : " Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dépensé cent francs aujourd'hui sans rien acheter de gros. " Cette facilité de donner était du reste un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s'entendaient sur ce point d'une façon superbe et touchante. Jeanne demanda : " Est-ce beau, maintenant, mon château ? " Le baron répondit gaiement : " Tu verras, fillette. " Mais peu à peu, la violence de l'averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu'une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant. La voûte des nuées semblait s'élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies. Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure s'agrandit comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur d'un azur net et profond se développa sur le monde. Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui séchait ses plumes. Une vie 4

« ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air ; et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son coeur de la tristesse.

Bien qu'elle ne parlât pas, elle avait envie de chanter, de tendre au-dehors sa main pour l'emplir d'eau qu'elle boirait ; et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette inondation.

Et sous la pluie acharnée les croupes luisantes des deux bêtes exhalaient une buée d'eau bouillante.

La baronne, peu à peu, s'endormait.

Sa figure qu'encadraient six boudins réguliers de cheveux pendillants s'affaissa peu à peu, mollement soutenue par les trois grandes vagues de son cou dont les dernières ondulations se perdaient dans la pleine mer de sa poitrine.

Sa tête, soulevée à chaque aspiration, retombait ensuite ; les joues s'enflaient, tandis que, entre ses lèvres entrouvertes, passait un ronflement sonore.

Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir.

Ce toucher la réveilla ; et elle considéra l'objet d'un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus.

Le portefeuille tomba, s'ouvrit.

De l'or et des billets de banque s'éparpillèrent dans la calèche. Elle s'éveilla tout à fait ; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires.

Le baron ramassa l'argent, et, le lui posant sur les genoux : " Voici, ma chère amie, tout ce qui reste de ma ferme d'Életot.

Je l'ai vendue pour faire réparer les Peuples où nous habiterons souvent désormais.

" Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche.

C'était la neuvième ferme vendue ainsi sur trente et une que leurs parents avaient laissées.

Ils possédaient cependant encore environ vingt mille livres de rentes en terres qui, bien administrées, auraient facilement rendu trente mille francs par an.

Comme ils vivaient simplement, ce revenu aurait suffi s'il n'y avait eu dans la maison un trou sans fond toujours ouvert, la bonté.

Elle tarissait l'argent dans leurs mains comme le soleil tarit l'eau des marécages. Cela coulait, fuyait, disparaissait.

Comment ? Personne n'en savait rien.

À tout moment l'un d'eux disait : " Je ne sais comment cela s'est fait, j'ai dépensé cent francs aujourd'hui sans rien acheter de gros.

" Cette facilité de donner était du reste un des grands bonheurs de leur vie ; et ils s'entendaient sur ce point d'une façon superbe et touchante.

Jeanne demanda : " Est-ce beau, maintenant, mon château ? " Le baron répondit gaiement : " Tu verras, fillette.

" Mais peu à peu, la violence de l'averse diminuait ; puis ce ne fut plus qu'une sorte de brume, une très fine poussière de pluie voltigeant.

La voûte des nuées semblait s'élever, blanchir ; et soudain, par un trou qu'on ne voyait point, un long rayon de soleil oblique descendit sur les prairies.

Et, les nuages s'étant fendus, le fond bleu du firmament parut ; puis la déchirure s'agrandit comme un voile qui se déchire ; et un beau ciel pur d'un azur net et profond se développa sur le monde.

Un souffle frais et doux passa, comme un soupir heureux de la terre ; et, quand on longeait des jardins ou des bois, on entendait parfois le chant alerte d'un oiseau qui séchait ses plumes.

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