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« VIVE LA BELLE HÉLÈNE ! »

Publié le 11/08/2011

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Le professeur de philosophie était petit, vif, subtil, disert, pessimiste et souriant. Grand lecteur, il poussait ses élèves à beaucoup lire. Nous n'étions que quatre : le gros des effectifs avait opté pour les mathématiques. La classe était une conversation. Il nous apprit surtout notre ignorance. Sa méthode consistait à partir des exemples les plus simples, des lieux communs les plus usagés. Par cheminement, par approfondissement, il approchait de l'idée, l'enfermait dans des formules de plus en plus strictes, comme dans des pièges de plus en plus étroits, et il nous laissait éberlués, quand nous nous apercevions du chemin parcouru. Je crois que son dessein était de libérer notre volonté autant que notre intelligence, et de nous amener au stoïcisme. Cela ne l'empêchait pas d'être malicieux et grand lettré. Quelques jours après la rentrée, il nous représenta qu'il était honteux d'abandonner le grec (j'avais même fait une escapade dans la section latin-sciences) et que, si tel était notre désir, il était prêt à nous promener toute l'année dans les jardins de l'hellénisme. Nous y trouverions de grands plaisirs, et lui serait heureux de professer devant des élèves un peu plus sensibles à la beauté. Nous acceptâmes à l'unanimité. Comme il s'agissait, en somme, d'une heure de récréation, il prit une méthode particulière. Il choisissait un texte, nous le faisait traduire, et puis le commentait lui-même, sans en rien laisser passer : formes grammaticales, construction, bizarreries d'expression, allusions historiques ou mythologiques. Il lui arrivait aussi de se laisser emporter par une cocasserie qui lui avait traversé l'esprit et il esquissait devant nous un « en marge des vieux livres « à la manière de M. Jules Lemaitre, de l'Académie française. Une fois, comme je pataugeais dans un chant de l'Iliade, le troisième si je ne me trompe, à l'endroit où Vénus dérobe Pâris aux coups de Ménélas, il m'interrompit : - Que ces Anciens, dit-il, étaient jeunes! De nos jours, les adultères et les crimes passionnels finissent platement en cours d'assises ou devant le Tribunal de première instance, après la conciliation manquée. Au temps d'Hélène, l'amour était une passion terrible. On faisait la guerre pour une reine de beauté et non pour une dépêche tronquée 1 ou pour une rivalité coloniale. Cette beauté, par bonheur, n'était pas seulement héroïque, elle était inaltérable, sinon, à l'heure de la victoire, après un siège de six ans, le réserviste mobilisé se serait peut-être dit : « C'est ça, Hélène? Mais c'est une vieille! « et il aurait regretté ses fatigues. Remarquez que, pas un instant, les Troyens ne reprochent à Pâris d'avoir attiré sur leur ville la guerre et le malheur. C'est Hélène qui a du remords. Le combattant troyen ne renâcle pas. Il regarde cette belle sur les remparts et se juge comblé. C'est bien de la mythologie. « Que sont devenus les vainqueurs de Troie? Agamemnon? A son retour chez lui, ce roi des rois fut assassiné par sa femme et par l'amant de celle-ci. Il en résulta une longue suite de meurtres, de folies et de catastrophes, matière première des auteurs tragiques. Achille? Il est tué durant le siège, comme il aspirait à épouser une Troyenne. Ulysse? Il erre pendant dix ans sur les flots de la Méditerranée, trompe sa vertueuse femme avec la fameuse Circé, magicienne de son état, se laisse enjôler par Calypso, fait naufrage je ne sais combien de fois, finit par rentrer chez lui, non sans avoir dû massacrer les prétendants qui mangeaient son bien, en assiégeant Pénélope. Après quoi, il est assassiné par le fils qu'il a eu de Circé. « En somme, messieurs, le seul prince qui retrouva une maison en ordre, un royaume prospère, une épouse aimable et soumise, c'est Ménélas, le mari trompé. Grande leçon! Faut-il en tirer des conclusions quant à la morale grecque? Je remarque seulement que Gaxotte a fait un faux sens... « Assurément, ce badinage ne nous préparait pas à comprendre, le jour venu, la théorie de la relativité. Il y a temps pour tout. Sans nuire aux études sérieuses, il maintenait dans notre esprit un petit coin d'humanisme souriant qui devait nous protéger contre l'ogre de la spécialisation. Si, de nos jours, tant d'hommes de valeur sont renfrognés ou cherchent des plaisirs imbéciles, c'est parce que ce coin leur manque. Le métier dévore tout. La radio et la télévision déversent dans les foyers les querelles, les terreurs, les mensonges, les horreurs de l'univers entier. Comment serait-on gai? Vive la belle Hélène! Pierre GAXOTTE. Mon village et moi. Flammarion, 1968.

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