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XLV -- Si on chantait ?

Publié le 30/10/2013

Extrait du document

XLV -- Si on chantait ? dit le colonel. l avait enlevé son masque et respirait l'air frais, par la portière, avec les mimiques réjouies d'un gastronome comblé. Le amion grimpait allègrement, dans les vignes, la petite départementale sinueuse. À chaque tournant, le Village brun, làaut, se rapprochait.  Mon Dieu ! Que cela sent bon ! reprit-il. On est de nouveau chez nous. Il ne s'est rien passé. Alors ! Qu'est-ce qu'on hante ?  La Marseillaise, peut-être..., proposa comiquement le secrétaire d'État. l'intérieur du camion, l'armée fut prise de toux violente, gloussements et hoquets divers. Entre hussards et commando de arine, un concours à qui rirait le plus fort. Qu'on ne croie pas qu'ils se forçaient, non. Pas d'affectation amère. Une ranche rigolade, simplement. Délivrés de tout, ils se marraient.  Ce que j'en disais, fit le ministre, c'était plutôt pour tâter le moral du peuple... ls se regardèrent tous deux et rirent encore une fois de bon coeur.  Bon ! Marseillaise, aux accessoires ! conclut Dragasès. Capitaine, qu'est-ce que vous nous proposez de mieux ?  Le boudin, dit l'officier de commando. C'est con comme tout, mais ça parle. Et au moins, tout le monde connaît les aroles.  Le boudin, apprécia le colonel, le boudin... Nous sommes la plus étrangère des légions étrangères, étrangère à tout. lors, le boudin, en effet... Mais je me demande si ce serait tellement de circonstance ? Le boudin, ça se mérite et quant à aire Camerone, aujourd'hui, on ne peut pas dire que c'était réussi ! Peut-être demain, là-haut... Je crois que je tiens une eilleure idée. 'assurant d'un oeil malicieux que tout le monde écoutait, il s'éclaircit la voix comme un chanteur de dessert, prit son ouffle et entonna : Non, rien de rien on, je ne regrette rien i le bien qu'on m'a fait i le mal, tout ça m'est bien égal on, rien de rien on, je ne regrette rien ralala, tralala, ujourd'hui, je me fous du passé ! -- Qu'en pensez-vous ? dit-il en terminant. Pas mal, non ? C'est un vieux truc. Je ne me souviens plus très bien des aroles, mais le principal y est. Vous ne connaissiez pas ?  Non, dit le capitaine, qu'est-ce que c'est ?  Zéralda ! dit Dragasès. Le 1er REP. Le camp de Zéralda, en Algérie. Le putsch avorté des généraux. Général Challe, on a oublié. Un général qui en avait conclu qu'on ne peut pas se battre avec un édredon. Et qui parlait de l'armée française. Déjà, c'était mou, tout mou. Les grands anciens chantaient ça dans les camions, en quittant le camp, le régiment dissous. Une gueule terrible ! -- À douze voix ? dit le secrétaire d'État. -- Combien voulez-vous parier qu'à douze, on fait un raffut d'enfer ? -- Oh ! Je suis prêt. Vous pouvez compter sur la voix du gouvernement, colonel. Elle chante faux, comme d'habitude, mais cette fois, c'est de bon coeur. À gueuler comme des perdus, les veines du front à éclater, le cou gonflé, le visage écarlate, ils firent en effet plus de bruit qu'une armée catholique victorieuse, chantant le Te Deum sous la nef d'une cathédrale. Dans les tournants, le camion vacillait, puis titubait sur les lignes droites, ses doubles roues mordaient joyeusement les talus. Joignant le geste à la parole, le hussard chauffeur lâchait le volant en cadence et jouait des mains et des bras comme un cabot qui sort ses tripes dans un mauvais tour de chant. L'officier de commando martelait le tableau de bord avec ses poings. Au « rien de rien «, tout le plancher du camion vibrait sous les crosses des fusils. Si l'on peut analyser les sentiments profonds de ces braillards, on y trouve d'abord l'ivresse du clan. La tribu, au complet, célèbre son unité. Si peu nombreuse qu'elle se compte, elle emmerde le reste du monde. Mais on y décèle également quelque chose comme de l'angoisse. L'enfant qui beugle à tue-tête, la nuit, sur le chemin, pour oublier qu'il est seul. Ou mieux, le naufragé solitaire sur son canot, qui chante n'importe quoi pour se maintenir en vie. Il y avait un peu de cela aussi. Les jeunes hussards guettaient les arbres, dans les champs, et n'y voyaient aucun oiseau. Même les pies et les corbeaux pillards avaient fui. Cloués de planches traversières, les volets des maisons de vignerons suaient la grande peur des cataclysmes. Il n'y manquait que les croix noires dont on marquait jadis les demeures des pestiférés. Le soleil brillait durement sur tout le paysage désert, comme il brillait sans doute sur la lune quand l'avaient contemplé, quelques années plus tôt, Johnson et White, assis sur leurs talons en attendant la mort, près de leur navette spatiale détruite. -- Merde ! dit le chauffeur. C'est pas vrai ! Un mec ! Et j'ai failli pas le voir ! Du coup, chacun s'était tu. Robinson découvrant les empreintes de Vendredi ! La lune est habitée ! Blocage des six roues, dérapage contrôlé, hurlement de la boîte de vitesses, marche arrière de compétition. Un mec ! Ils se penchèrent tous du même bord, la tête hors du camion. Ami ? Ennemi ? Dragasès arma sa mitraillette. Il y avait quelqu'un, en effet, paisiblement planté sur le bas-côté de la route, pouce tendu en un geste parfaitement inconcevable en de pareilles circonstances. Nul doute qu'il goûtait l'humour de la situation, car il arborait un large sourire. De race blanche, la mine franche, mais vêtu comme un vagabond. Sa physionomie disait quelque chose à tout le monde. -- Vous m'emmenez, mon colonel ? demanda-t-il simplement comme si la réponse allait de soi.  Et où allez-vous, mon brave, à cette heure matinale ? fit le colonel, entrant dans le jeu.  Oh ! moi ! Depuis le temps que je vous cherche, maintenant que je vous ai trouvé, je ne suis pas difficile. Je vais où vous allez. Vous êtes bien le colonel Constantin Dragasès, n'est-ce pas, chef d'état-major de l'armée et commandant en chef des forces de l'ordre pour toute la région du Midi ? Il avait un petit air de se ficher du monde, en disant cela d'un ton solennel, qui plut immédiatement. On le sentait déjà malicieusement complice. D'ailleurs, tous l'avaient reconnu, malgré la barbe qui lui mangeait le visage. Une photo pleine page à la une des journaux, cela ne s'oublie pas facilement, surtout si l'on se remémore la collection d'épithètes vengeresses qui l'accompagnait. Dragasès enchaîna, sur le même registre, style visite officielle, à s'y méprendre : -- Monsieur le ministre, je vous présente le capitaine Luc Notaras, de nationalité grecque, commandant le cargo île de Naxos. Vous vous souvenez ? -- L'homme aux mains rouges, précisa Notaras avec un petit sourire modeste. Le cargo sanguinaire. Le génocide des îles aquedives.  Cela va de soi, approuva le ministre. Joli palmarès. Mes félicitations. Je connais mes classiques : nous ne serons jamais es Notaras ! etc. On dirait que cent ans ont passé. N'étiez-vous pas en prison ?  À la centrale d'Aix, monsieur le ministre. Et puis, samedi, plus de gardiens ! Envolés, toutes portes ouvertes. J'ai arché au canon. Mais pas de canon. Je m'en doutais. D'en haut, je vous ai vus filer par ici. Alors je me suis dit quelle eine ! ils vont me prendre en stop.  Eh bien ! montez ! dit le secrétaire d'État, qui s'amusait beaucoup. Je ne sais si ma condition de gauleiter du Midi omporte l'usage du droit de grâce, mais étant donné les circonstances, vous êtes gracié. Ministre de la Marine, cela vous lairait ?  Vous avez une marine, monsieur le ministre ? l faisait mine de chercher autour de lui, comme quelqu'un qui a perdu quelque chose.  Non, évidemment. Quelle importance ! Le colonel n'a plus d'armée, ou si peu. Moi, je n'ai plus de territoire. On peut nfin se prendre au sérieux. C'est maintenant que tout commence à signifier vraiment quelque chose.  Je crois que j'ai compris, dit Notaras. Est-ce que je peux jouer avec vous ? dopté à grandes claques amicales dans le dos, serrant toutes ces larges mains qui se tendaient, intronisé sur le champ ussard d'honneur de Chamborant et commando de marine honoris causa, Notaras rejoignit le choeur des douze, dans le amion. Une bande de copains sur un coup fumant ! Apparemment, ce n'était pas plus compliqué que cela... l'entrée du Village, ils mirent pied à terre. Dragasès divisa sa petite troupe en deux. Une moitié déployée autour du amion, lequel fut baptisé pour l'occasion « base stratégique « - ce qui contribua à maintenir le moral au niveau de la franche hilarité - sous le commandement du capitaine de commando, avec la mitrailleuse en batterie sur un petit tumulus car le hasard, pris d'une crise de logique, avait voulu que les meilleurs angles de tir rassemblent leurs pointes en faisceau juste au pied d'un calvaire du XVIe. L'autre moitié, bombardée « colonne mobile «, avec Notaras, Jean Perret et le colonel, en deux lignes de trois hommes, dites « tenailles «, éparpillées en tirailleurs, pour explorer le Village selon les règles de la guérilla urbaine. Progressant par bonds, comme au cinéma, je te couvre tu passes tu me couvres je passe, jusqu'à un petit escalier de cinq marches au flanc d'une terrasse, ils en étaient arrivés à la conclusion que le Village, comme prévu, n'abritait plus un être humain, lorsqu'une voix moqueuse, au-dessus d'eux, laissa tomber gaiement : -- Est-ce que vous êtes en manoeuvre, ou quoi ? D'ici c'est très instructif à regarder, mais parfaitement inutile. Vous ne rouverez personne d'autre que moi. evant le nez, Dragasès aperçut un vieux monsieur à cheveux blancs, qui portait veste de toile et cravate à pois rouges, ranquillement accoudé à son balcon comme s'il respirait l'air frais au matin d'une paisible journée de printemps.  Qui êtes-vous ? demanda-t-il.  Calguès, professeur agrégé de littérature française en retraite.  Mais qu'est-ce que vous faites là ? Bon Dieu ! incèrement étonné, le vieux professeur. Peiné, même, qu'on pût lui poser pareille question !  Je suis chez moi, mon colonel ! Tout simplement.  Tout simplement ! Tout simplement ! Vous ne voulez pas me faire croire que vous ne savez rien de ce qui se passe ?  Oh ! Je sais tout, dit le vieillard. J'ai tout vu. Il montrait une longue-vue, sur un trépied, à côté de lui.  -- Et c'est tout l'effet que cela vous fait !  Je me plais bien, chez moi. Pourquoi m'en irais-je ? À mon âge, on n'aime plus beaucoup le changement. out cela d'un air goguenard, comme Notaras, tout à l'heure, mais en finesse. Il n'en revenait pas, le colonel ! Une bouffée 'air pur, ce bonhomme !  C'est une très bonne longue-vue, continua le vieux monsieur. Elle grossit plus de sept fois. À six heures, ce matin, dans e jardin de votre villa, vous avez fait un geste. Vous avez désigné mon village et moi, j'ai tout de suite compris. Plus tard, e vous ai comptés, quand vous grimpiez dans votre camion. Douze.  Treize, précisa le colonel, depuis l'avant-dernier virage. Et maintenant quatorze, ajouta-t-il en souriant.

« Il yavait quelqu’un, eneffet, paisiblement plantésurlebas-côté delaroute, pouce tenduenun geste parfaitement inconcevable endepareilles circonstances.

Nuldoute qu’ilgoûtait l’humour delasituation, carilarborait unlarge sourire. De race blanche, lamine franche, maisvêtucomme unvagabond.

Saphysionomie disaitquelque choseàtout lemonde. — Vous m’emmenez, moncolonel ? demanda-t-il simplementcommesila réponse allaitdesoi. — Et oùallez-vous, monbrave, àcette heure matinale ? fitlecolonel, entrantdanslejeu. — Oh ! moi !Depuis letemps quejevous cherche, maintenant quejevous aitrouvé, jene suis pasdifficile.

Jevais où vous allez.

Vousêtesbien lecolonel Constantin Dragasès,n’est-cepas,chef d’état-major del’armée etcommandant en chef desforces del’ordre pourtoute larégion duMidi ? Il avait unpetit airdeseficher dumonde, endisant celad’un tonsolennel, quiplut immédiatement.

Onlesentait déjà malicieusement complice.D’ailleurs, tousl’avaient reconnu,malgrélabarbe quiluimangeait levisage.

Unephoto pleine page àla une desjournaux, celanes’oublie pasfacilement, surtoutsil’on seremémore lacollection d’épithètes vengeresses quil’accompagnait.

Dragasèsenchaîna, surlemême registre, stylevisite officielle, às’y méprendre : — Monsieur leministre, jevous présente lecapitaine LucNotaras, denationalité grecque,commandant lecargo île de Naxos.

Vous voussouvenez ? — L’homme auxmains rouges, précisaNotaras avecunpetit sourire modeste.

Lecargo sanguinaire.

Legénocide desîles Laquedives. — Cela vadesoi, approuva leministre.

Jolipalmarès.

Mesfélicitations.

Jeconnais mesclassiques : nousneserons jamais des Notaras ! etc.Ondirait quecent ansontpassé.

N’étiez-vous pasenprison ? — À lacentrale d’Aix,monsieur leministre.

Etpuis, samedi, plusdegardiens ! Envolés,toutesportes ouvertes.

J’ai marché aucanon.

Maispasdecanon.

Jem’en doutais.

D’enhaut,jevous aivus filer parici.Alors jeme suis ditquelle veine ! ilsvont meprendre enstop. — Eh bien !montez ! ditlesecrétaire d’État,quis’amusait beaucoup.

Jene sais sima condition degauleiter duMidi comporte l’usagedudroit degrâce, maisétant donné lescirconstances, vousêtesgracié.

Ministre delaMarine, celavous plairait ? — Vous avezunemarine, monsieur leministre ? Il faisait minedechercher autourdelui, comme quelqu’un quiaperdu quelque chose. — Non, évidemment.

Quelleimportance ! Lecolonel n’aplus d’armée, ousipeu.

Moi, jen’ai plus deterritoire.

Onpeut enfin seprendre ausérieux.

C’estmaintenant quetout commence àsignifier vraiment quelquechose. — Je croisquej’aicompris, ditNotaras.

Est-cequejepeux jouer avecvous ? Adopté àgrandes claquesamicales dansledos, serrant toutesceslarges mains quisetendaient, intronisésurlechamp hussard d’honneur deChamborant etcommando demarine honoris causa, Notaras rejoignit lechoeur desdouze, dansle camion.

Unebande decopains suruncoup fumant ! Apparemment, cen’était pasplus compliqué quecela... À l’entrée duVillage, ilsmirent piedàterre.

Dragasès divisasapetite troupe endeux.

Unemoitié déployée autourdu camion, lequelfutbaptisé pourl’occasion « basestratégique » – ce qui contribua àmaintenir lemoral auniveau dela franche hilarité–sous lecommandement ducapitaine decommando, aveclamitrailleuse enbatterie surunpetit tumulus car lehasard, prisd’une crisedelogique, avaitvoulu quelesmeilleurs anglesdetirrassemblent leurspointes enfaisceau juste aupied d’un calvaire duXVI e .

L’autre moitié,bombardée « colonnemobile »,avecNotaras, JeanPerret etlecolonel, en deux lignes detrois hommes, dites« tenailles », éparpilléesentirailleurs, pourexplorer leVillage selonlesrègles dela guérilla urbaine.

Progressant parbonds, comme aucinéma, jetecouvre tupasses tume couvres jepasse, jusqu’à unpetit escalier decinq marches auflanc d’une terrasse, ilsenétaient arrivés àla conclusion queleVillage, commeprévu, n’abritait plusunêtre humain, lorsqu’une voixmoqueuse, au-dessusd’eux,laissatomber gaiement : — Est-ce quevous êtesenmanoeuvre, ouquoi ? D’icic’esttrèsinstructif àregarder, maisparfaitement inutile.Vousne trouverez personned’autrequemoi. Levant lenez, Dragasès aperçutunvieux monsieur àcheveux blancs,quiportait vestedetoile etcravate àpois rouges, tranquillement accoudéàson balcon comme s’ilrespirait l’airfrais aumatin d’unepaisible journéedeprintemps. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Calguès, professeuragrégédelittérature françaiseenretraite. — Mais qu’est-ce quevous faites là ?Bon Dieu ! Sincèrement étonné,levieux professeur.

Peiné,même, qu’onpûtluiposer pareille question ! — Je suischez moi,moncolonel ! Toutsimplement. — Tout simplement ! Toutsimplement ! Vousnevoulez pasmefaire croire quevous nesavez riendecequi sepasse ? — Oh ! Jesais tout, ditlevieillard.

J’aitout vu. Il montrait unelongue-vue, suruntrépied, àcôté delui.  — Et c’esttoutl’effet quecela vous fait ! — Je meplais bien, chezmoi.Pourquoi m’enirais-je ? Àmon âge,onn’aime plusbeaucoup lechangement. Tout celad’un airgoguenard, commeNotaras, toutàl’heure, maisenfinesse.

Iln’en revenait pas,lecolonel ! Unebouffée d’air pur,cebonhomme ! — C’est unetrèsbonne longue-vue, continualevieux monsieur.

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Àsix heures, cematin, dans le jardin devotre villa,vousavezfaitungeste.

Vousavezdésigné monvillage etmoi, j’aitout desuite compris.

Plustard, je vous aicomptés, quandvousgrimpiez dansvotre camion.

Douze. — Treize, précisalecolonel, depuisl’avant-dernier virage.Etmaintenant quatorze,ajouta-t-il ensouriant.. »

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