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Fernand Braudel, L'Identité de la France, Tome II, 1986, Flammarion

Publié le 17/01/2022

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[...]    J'habite un quartier de Paris, le XIIIe arrondissement, où il y a beaucoup d'immigrés, venus d'Afrique ou d'Asie. Un après-midi, je suis au coin de deux rues, celle où je marche avec ma femme sans nous presser, l'autre qui descend vers elle en pente rapide et la rejoint à angle droit. De cette dernière, un jeune Noir de 15 ou 16 ans, mais d'un mètre quatre-vingts pour le moins, élégamment vêtu, surgit en trombe devant nous sur des patins à roulettes, coupe notre route sur le trottoir, tourne sans s'arrêter, nous évite d'extrême justesse en nous frôlant à toute vitesse. Je proteste avec véhémence — deux ou trois mots seulement : le patineur est déjà loin ! Mais il revient aussitôt sur moi, me couvre d'insultes variées et s'écrie, excédé : « Mais laissez-nous vivre ! « Phrase étonnante et qu'il répète. 10 Évidemment je suis vieux jeu, coupable de m'être trouvé sur son chemin et mes protestations ne sont qu'agression raciste ! Je me console, plutôt mal, en me disant qu'un jeune patineur blanc m'aurait peut-être tenu le même langage. Dix ans plus tôt, j'aurais sans doute réagi avec violence.    Je suis, cette fois, commodément installé dans le taxi d'une compagnie à laquelle je suis abonné depuis une quinzaine d'années. Je connais le chauffeur, un Martiniquais au corps énorme, épais, comme ces chauffeurs noirs de Washington. La route est longue. Il m'explique qu'il gagne sa vie, le soir, en participant à un orchestre, qu'il est marié à une Française et a trois enfants, fort beaux, ajoute-t-il. L'un deux, dentiste, a épousé une Finlandaise. « Et figurez-vous, Monsieur, que j'ai une petite-fille blonde «, s'exclaffe-t-il. Cette scène que je raconte mal m'avait réjoui. Un immigré heureux ! Et je ne sais pourquoi, revenant le soir dans un autre taxi que conduit une jeune femme de la même compagnie, je la lui raconte. Mal m'en a pris, elle se fâche, vocifère contre les chauffeurs étrangers. Je connais son mari, chauffeur lui-même, et je sais qu'ils n'ont pas d'enfants. Les détestent-ils comme les étrangers ? Alors je ne résiste pas au désir d'avoir le dernier mot : « Si vous aviez eu des enfants, il y aurait aujourd'hui moins de chauffeurs étrangers à Paris. «    Une dernière anecdote n'a peut-être de sens que pour moi. C'est une jeune Algérienne, française de la seconde génération, étudiante qui dit à la radio — vous l'avez peut-être entendue vous-même — sa peine, sa mauvaise humeur, la difficulté obstinée de sa vie. 30 Et elle le dit dans un français tellement parfait, tellement élégant (l'école française a du bon) que j'ai subitement la conviction joyeuse et sans doute absurde que, pour elle au moins, la réussite est au bout du chemin.    Mais laissons cette façon impressionniste de parler. Chacun de nous a sans doute en mémoire des anecdotes de ce genre, preuves d'un racisme toujours a double sens : le refus est réciproque et se nourrit de cette réciprocité. D'où des frictions quotidiennes, d'où des dangers.    Pourtant, qui pourrait, en France, parler de « race « ? Les Maghrébins sont de race blanche et notre Midi a sa pinte de sang sarrasin, espagnol, andalou... Regardons la foule dans le métro (parisien) ou dans les rues de villes comme Lyon, Marseille, Lille ou Grenoble, dit un sociologue, Augustin Barbara. L'extrême diversité des visages et des types humains révèle la grande richesse de cette population et en même temps le ridicule des slogans qui veulent « mettre les étrangers dehors «. La population française est un tissu composé de plusieurs ethnies, de plusieurs peuples régionaux rassemblés, auxquels se sont joints, par les différentes immigrations depuis plus d'un siècle, des étrangers d'Europe ou de pays plus lointains. Tant d'« immigrés «, depuis si longtemps, depuis notre Préhistoire jusqu'à l'histoire très récente, ont réussi à faire naufrage sans trop de bruit dans la masse française que l'on pourrait dire, en s'amusant, que tous les Français, si le regard se reporte aux siècles et aux millénaires qui ont précédé notre temps, sont fils d'immigrés. Très diverse, la France ne peut-elle courir le risque de le devenir, biologiquement,    davantage encore ? [...]    Fernand Braudel, L'Identité de la France, Tome II, 1986, Flammarion.

QUESTIONS    question 1    Comment le narrateur exprime-t-il ses réactions devant le comportement et les propos du jeune patineur dans le passage : « Je proteste avec véhémence... j'aurais sans doute réagi avec violence « (lignes 7 à 13). (2 points)    question 2    Expliquez :    — « Le refus est réciproque et se nourrit de cette réciprocité. « (ligne 35) ;    — « Tant d'« immigrés «, depuis si longtemps, depuis notre Préhistoire jusqu'à l'histoire très récente, ont réussi à faire naufrage sans trop de bruit dans la masse française « Oignes 45 à 47). (2 points)    question 3    Dans un développement rédigé, dégagez la thèse soutenue par l'auteur et montrez comment est bâtie son argumentation. (6 points)

« argumentation.

(6 points) L'AUTEUR ET SON ŒUVRE 11902-19851 Fernand Braudel est un historien français né à Luméville-en-Ornois en 1902. D'abord enseignant à Alger (1924-1932), puis à Paris (1932-1935) et à Sao-Paulo (1935-1937), il devient Directeurde l'École pratique des Hautes Études (1937).

En 1939, il est nommé professeur au Collège de France. Il fait partie dès 1946 de l'équipe dirigeante des Annales (économies, sociétés, civilisations), revue historiquenovatrice fondée par Lucien Febvre.

Il est élu à l'Académie française. Braudel cherchera à enrichir l'Histoire par des contacts avec des sciences voisines.

On lui doit notamment : LaMéditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II (1949) ; L'Europe (1982) ; une Histoire économiqueet sociale (1976). Outre ses ouvrages historiques, on peut citer Écrits sur l'Histoire (1969) : recherche épistémologique de la discipline; et un ouvrage de portée plus générale : l'Identité de la France (1986) qui comprend deux parties : « Espace etHistoire » puis « les Hommes et les Choses ».

C'est de ce livre qu'est extrait le texte à étudier.

question 1 Comment le narrateur exprime-t-H ses réactions devant le comportement et les propos du jeune patineur dans lepassage : « Je proteste avec véhémence...

j'aurais sans doute réagi avec violence » (lignes 7 à 13). Le narrateur exprime ses réactions de diverses façons, tant grammaticales que stylistes, ou lexicales.

Lamésaventure avec le jeune patineur lui donne Poccasion d'avoir trois réactions, chacune exprimée par un verbe : «je proteste » (ligne 7), « je suis vieux jeu, coupable » (ligne 10), « je me console » (ligne 11).

A ces trois réactionsinstantanées, il en rajoute une hypothétique : « j'aurais sans doute réagi avec violence » (ligne 13). Le choix de ces trois verbes organise le mouvement même de l'incident : agitation avec la protestation,introspection avec le jugement sur soi-même, maîtrise de soi avec la consolation. En plus de ces recours au discours direct, Fernand Braudel utilise à trois reprises, une fois encore, des expressionsadverbiales et des adverbes pour marquer ses réactions : « avec véhémence » (ligne 7), « évidemment » (ligne 10),« plutôt mal » (ligne 11).

Ces adverbes lui permettent de renforcer ou d'insister sur la réaction exprimée par leverbe. question 2 Expliquez: — f Le refus est réciproque et se nourrit de cette réciprocité.

» /ligne 35); - « Tant d'« immigrés », depuis si longtemps, depuis notre Préhistoire jusqu'à l'histoire très récente, ont réussi àfaire naufrage sans trop de bruit dans la masse française » t lignes 45 à 47). (2 points) — Pour Fernand Braudel le refus partagé de l'autre, quel qu'il soit, et d'où qu'il vienne, est la racine du racisme et leracisme même.

Pour lui, si un Blanc ou un Noir se rejettent il n'y a pas de racisme.

En revanche si un Blanc et unNoir se rejettent réciproquement, alors le racisme s'exprime.

Pour exister, le racisme a besoin d'une exclusionmutuelle et conjointe. — La France a depuis toujours reçu sur son territoire des hommes et des femmes venus d'ailleurs.

Ce mouvementd'immigration est, pour l'auteur, un fait et une constante de notre histoire nationale.

Cette histoire montre aussi quenous avons réussi tant bien que mal à les accueillir, — à tolérer ce « naufrage » (ligne 46) — sur notre sol.

Pour lui,l'assimilation s'est faite parce que ces immigrants ne se sont pas manifestés, ou ont su rester discrets, parce qu'ilsont tout fait pour ne pas effrayer ceux qui étaient installés dans notre pays depuis plus longtemps qu'eux. question 3 Dans un développement rédigé, dégagez la thèse soutenue par l'auteur et montrez comment est bâtie sonargumentation.. »

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