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A mesure que les requêtes d'argent se faisaient plus véhémentes, les références faites par Shmiel aux « troubles » devenaient plus stridentes.

Publié le 06/01/2014

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A mesure que les requêtes d'argent se faisaient plus véhémentes, les références faites par Shmiel aux « troubles » devenaient plus stridentes. Au début du printemps, il écrit à mon grand-père une lettre amère qui commence ainsi : «J'ai eu 44 ans le 19 avril de cette année et jusqu'à présent je n'ai pas eu une seule bonne journée, c'est chaque fois quelque chose de différent. » Il poursuit :   Comme les gens qui ont de la chance dans ce domaine sont heureux -  même si je sais bien que, en Amérique, la vie ne sourit pas à tout le monde ; au moins, ils ne sont pas paralysés par une terreur constante. La situation concernant les permis pour les camions empire de jour en jour, les affaires sont gelées, c'est la crise, personne n'a de travail, tout est tendu. Que Dieu fasse que Hitler soit réduit en miettes ! Nous pourrons alors respirer de nouveau, après tout ce que nous avons subi. Un peu plus tard, cependant, dans une lettre à sa soeur Jeanette, il est clair que « l'état de crise » fait référence à autre chose que les soucis professionnels :   En lisant les journaux, tu sais un peu ce que les Juifs subissent ici ; mais ce que tu sais n'est que le centième de ce qui se passe : quand tu marches dans la rue ou quand tu roules sur la route, tu as à peine 10 % de chances de rentrer chez toi avec ta tète et tes jambes d'un seul tenant. Tous les permis de travail ont été retirés aux Juifs, etc.   Il y a donc une escalade : la violence physique dont le gouvernement polonais se croyait volontiers à distance était, de toute évidence, une réalité pour les marchands juifs de Galicie déjà opprimés économiquement. Et nous savons, grâce à des articles des journaux de l'époque, qu'à la fin des années 1930 en Pologne, le nombre des attaques violentes contre les Juifs augmente nettement : dans 150 villes, entre 1935 et 1937, près de 1 300 Juifs ont été blessés et des centaines ont été tués par... hé bien, par leurs voisins : les Polonais, les Ukrainiens, avec qui ils vivaient côte à côte plus ou moins paisiblement, « comme une famille » (comme me l'a dit une vieille femme de Bolechow, par la suite), pendant tant d'années... jusqu'à ce que quelque chose eût lâché et les liens se fussent dissous. Les Allemands étaient méchants, avait l'habitude de me dire mon grand-père en décrivant -  à partir de quelle référence, de quelle source, de quelle rumeur, je ne le sais pas et je ne peux pas le savoir -  ce qui était arrivé aux Juifs de Bolechow pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Polonais l'étaient encore plus. Mais les Ukrainiens étaient pires que tout. Un mois avant que j'aille en Ukraine avec mes frères et ma soeur, je me trouvais dans le hall d'entrée étouffant du consulat ukrainien dans la 49e Rue Est à New York, attendant pour un visa, et pendant que j'étais là, j'ai regardé les gens autour de moi, qui parlaient entre eux, avec animation et exaspération souvent, en ukrainien, criant en direction de l'unique préposé derrière la vitre blindée, et la phrase, Les Ukrainiens étaient pires que tout, m'a traversé l'esprit, plusieurs fois, acquérant une sorte de rythme propre. C'est dans ces dernières lettres que le ton de Shmiel commence à être paniqué. Dans une lettre à mon grand-père, écrite probablement à l'automne 1939 -  il y demande comment s'est passé l'été pour mon grand-père --, il parle de la possibilité d'envoyer ne serait-ce qu'une de ses filles à l'étranger, faisant allusion une fois de plus à sa situation financière difficile :   Si seulement le monde était ouvert et que j'étais en mesure d'envoyer une enfant en Amérique ou en Palestine, ce serait plus facile, puisque les enfants coûtent aujourd'hui beaucoup d'argent, particulièrement les filles...   Dieu bien-aimé devrait seulement accorder que le monde soit paisible, parce qu'il est, à présent, complètement assombri par les nuages. On vit dans une terreur constante.   Ne soyez pas broyges yiddish pour « en colère » avec moi, mes très chers, parce que je vous écris toutes ces lettres dans cette veine pessimiste, ce n'est pas étonnant -- dans la vie, à présent, il y a tant d'occasions pour les gens d'être si maléfiques entre eux...   Je t'ai maintenant écrit tant de fois, cher Aby...   Il est difficile de ne pas noter le ton de reproche de la dernière ligne. Il est clair que, à la fin de 1939, Shmiel était obsédé par l'idée de faire sortir sa famille de Pologne. Dans la dernière lettre à sa soeur Jeanette et à son beau-frère, Sam Mittelmark, il a l'air d'avoir l'esprit très agité :   En tout cas, voici ma mission : il arrive maintenant que de nombreuses familles peuvent partir, et ont déjà émigré, en Amérique, pourvu que leurs familles là-bas fassent un dépôt de 5000 dollars, après quoi ils peuvent faire sortir leur frère et sa femme et enfants, et ensuite ils récupèrent le dépôt ; et j'ai idée qu'ils prennent aussi les titres et peut-être que tu pourrais t'arranger pour m'avancer le dépôt ; l'idée est que, avec l'argent en mains sûres, je ne serai pas, une fois en Amérique, un fardeau pour qui que ce soit. Sans quoi je n'aurais pas pris contact avec toi sans argent ; si je devais vendre tout ce que je peux vendre, il me restera environ 1 000 dollars, sans compter les coûts pour apporter en Amérique, mais bien sûr tant qu'il y a la possibilité que je puisse nous sauver tous, alors il n'est pas question de le faire, comme tu sais. Shmiel a été un homme d'affaires toute sa vie ; voilà pourquoi, au premier abord, il ne parle qu'affaires, faits et chiffres. Mais rapidement une pointe de désespoir s'insinue. J'ai toujours eu du mal à lire ce qui suit :   Tu devrais te renseigner, tu devrais écrire pour dire que je suis le seul membre de ta famille qui soit encore en Europe, et que j'ai une formation en mécanique automobile et que j'ai déjà été en Amérique de 1912 à 1913...   (il fait ici allusion, bien sûr, à la visite désastreuse qu'il a faite, à l'âge de dix-huit ans, chez son oncle Abe, voyage qui l'avait convaincu que le retour en Pologne serait la clé de son succès)   ... peut-être que ça pourrait marcher... En ce qui me concerne, je vais envoyer une lettre, écrite en anglais, à Washington, adressée au président Roosevelt, et je vais lui dire que tous mes frères et soeurs, et ma famille entière, sont en Amérique et que mes parents sont même enterrés là-bas... peut-être que ça va marcher. Consulte ma belle-soeur Mina et peut-être qu'elle pourra te donner des conseils à ce sujet, parce que je veux vraiment sortir de ce Gehenim avec ma chère femme et mes quatre enfants chéries.   Ma belle-soeur Mina : Minnie Spieler, dont j'avais l'habitude de me moquer et que je m'efforçais d'ignorer. Shmiel orthographie le nom du président, Rosiwelt, et le nom de la capitale, Waschington, et d'une certaine façon, cela a pour effet de dissoudre le calme scientifique avec lequel j'essaie de déchiffrer, lorsque je lis ces textes, le cours de la pensée de Shmiel. Je pense à cet homme. Je pense à lui en train d'écrire cette lettre à la fois suppliante et enjôleuse, cette lettre au « Président Rosiwelt » à « Waschington », et puis je pense à tout ce que Shmiel a été, et à l'idée qu'il se faisait de lui-même dans le monde ; je pense, en fait, à la façon dont il conclut cette lettre singulière en réaffirmant son orgueil premier -     Mais je souligne ici pour vous tous que je ne veux pas partir d'ici sans avoir quelque chose à moi pour vivre... la vie est la chose la plus précieuse qui soit, aussi longtemps qu'on a un toit pour s'abriter et du pain pour manger, quand tout va bien et que tout le monde est en bonne santé. Je termine cette lettre pour aujourd'hui et j'attends une réponse rapide à l'ensemble de mes questions & ce que vous avez à dire à ce sujet   -  je pense à tout cela, et je ne peux pas m'empêcher de me demander si le fonctionnaire de Washington, après avoir ouvert, à un moment quelconque en 1939, cette lettre avec ce timbre étrange, cette lettre écrite dans un anglais guindé de lycéen, s'est soucié de la lire ou l'a simplement rejetée en considérant que ce n'était, après tout, qu'une missive indéchiffrable de plus d'un petit Juif en Pologne.     Dans toutes les histoires que j'entendais autrefois sur la façon dont Shmiel et sa famille étaient morts, il y avait une référence au crime horrible, à l'horrible trahison : le méchant voisin peutêtre, la bonne polonaise infidèle peut-être. Mais aucune de ces trahisons n'inquiétait autant que la possibilité d'une autre qui était bien pire. Comme sa maison et ses biens, et finalement sa vie, ont été enlevés à Shmiel, les seules lettres ayant survécu sont celles qui ont été reçues de Pologne et non celles qui y ont été envoyées. Et nous n'avons, par conséquent, aucun moyen de savoir comment, ou si, les autres, les proches parents de Shmiel -  pas la bonne polonaise, pas les voisins juifs (ou polonais, ou ukrainiens), mais le cousin, le frère, la soeur, le beau-frère, tous ceux à qui il avait écrit frénétiquement - 

«   Si seulement lemonde étaitouvert etque j'étais enmesure d'envoyer uneenfant enAmérique ou enPalestine, ceserait plusfacile, puisque lesenfants coûtent aujourd'hui beaucoup d'argent, particulièrement lesfilles...

  Dieu bien-aimé devraitseulement accorderquelemonde soitpaisible, parcequ'ilest,à présent, complètement assombriparlesnuages.

Onvitdans uneterreur constante.

  Ne soyez pasbroyges yiddishpour« encolère » avecmoi,mestrèschers, parcequejevous écris toutes ceslettres danscette veine pessimiste, cen'est pasétonnant —dans lavie, à présent, ilya tant d'occasions pourlesgens d'être simaléfiques entreeux...

  Je t'ai maintenant écrittantdefois, cher Aby...   Il est difficile denepas noter leton dereproche deladernière ligne. Il est clair que, àla fin de1939, Shmiel étaitobsédé parl'idée defaire sortir safamille de Pologne.

Dansladernière lettreàsa sœur Jeanette etàson beau-frère, SamMittelmark, ila l'air d'avoir l'esprittrèsagité :   En tout cas,voici mamission :il arrive maintenant quedenombreuses famillespeuvent partir, et ont déjà émigré, enAmérique, pourvuqueleurs familles là-basfassent undépôt de5000 dollars, aprèsquoiilspeuvent fairesortir leurfrère etsa femme etenfants, etensuite ils récupèrent ledépôt ;et j'ai idée qu'ils prennent aussilestitres etpeut-être quetupourrais t'arranger pourm'avancer ledépôt ;l'idée estque, avec l'argent enmains sûres,jene serai pas, une foisenAmérique, unfardeau pourquique cesoit.

Sans quoijen'aurais paspris contact avec toisans argent ;si je devais vendre toutceque jepeux vendre, ilme restera environ 1000 dollars, sanscompter lescoûts pourapporter enAmérique, maisbiensûrtant qu'il ya la possibilité quejepuisse noussauver tous,alorsiln'est pasquestion delefaire, comme tusais. Shmiel aété unhomme d'affaires toutesavie ;voilà pourquoi, aupremier abord,ilne parle qu'affaires, faitsetchiffres.

Maisrapidement unepointe dedésespoir s'insinue.J'aitoujours eu du mal àlire cequi suit :   Tu devrais terenseigner, tudevrais écrirepourdirequejesuis leseul membre detafamille qui soit encore enEurope, etque j'aiune formation enmécanique automobile etque j'aidéjà été en Amérique de1912 à1913...   (il fait iciallusion, biensûr,àla visite désastreuse qu'ilafaite, àl'âge dedix-huit ans,chez son oncle Abe,voyage quil'avait convaincu queleretour enPologne seraitlaclé deson succès). »

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