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de ma vie à faire des recherches sur le passé

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

de ma vie à faire des recherches sur le passé lointain, pas seulement sur la vieille histoire de sa famille, la même famille qui avait vécu dans la même maison pendant quatre cents ans, une famille de marchands prospères et d'hommes d'affaires intelligents, une famille qui savait qui ils étaient dans le monde parce qu'ils avaient vécu si longtemps au même endroit, mais aussi sur d'autres histoires, plus anciennes encore, celles des Grecs et des Romains, qui, en apparence si différentes de celle de ces Juifs austro-hongrois, racontaient aussi leurs épisodes comiques et, le plus souvent, tragiques, leurs histoires de guerres et de ruine, de jeunes filles sacrifiées pour le bien de leur famille, de frères pris dans des luttes mortelles, de générations d'une famille donnée destinées, semblait-il, à répéter inlassablement les mêmes erreurs effroyables. C'est de mon grand-père que je tenais mon goût pour ce qui était ancien et, à cause de cela, je n'avais jamais voulu aller en Israël jusqu'à ce que j'apprenne, aussi tardivement qu'en 2003, que vivaient en Israël une poignée d'anciens habitants de Bolechow.     Je suis arrivé en Israël le 26 juin, un jeudi. Ou, devrais-je dire, nous sommes arrivés. Matt n'avait pas été en mesure de venir avec moi pour ce voyage, parce que en mai de cette année-là, il avait eu son premier enfant et ne pouvait pas partir ; nous parlions déjà d'un autre voyage, plus tard peut-être, quand je retournerais en Israël et qu'il viendrait avec moi poux photographier les survivants que j'allais y voir, les cinq anciens de Bolechow qui vivaient aujourd'hui en Israël et que Shlomo Adler s'était arrangé pour me faire rencontrer. En dehors de Shlomo Adler lui-même, il y avait Anna Heller Stern, qui était l'amie de Lorka ; elle vivait maintenant à Kfar Saba, une banlieue de Tel-Aviv, où vivait aussi Elkana, le cousin de ma mère (Tu devrais venir déjà en Israël, m'avait dit Elkana, des années auparavant, avec un air entendu et de sa voix gutturale, la voix de quelqu'un qui a l'habitude de donner des ordres et d'être obéi, de quelqu'un qui sait tout simplement, d'un Jäger. Et tu devrais venir déjà et rencontrer la famille, m'avait-il dit, bien des années avant que je rêve d'aller à Bolechow, que je rêve d'écrire un livre. Et sachant comment m'appâter, il avait ajouté, Il y a aussi une femme ici qui était l'amie de Lorka, tu lui parleras. C'était de la même voix qu'il avait dit au téléphone, environ un an avant que je me rende en Israël, après que je lui avais envoyé l'énorme copie de l'arbre généalogique des Jäger que j'avais reconstitué grâce au programme informatique de généalogie que j'avais acheté, l'arbre généalogique qui remontait maintenant jusqu'à la naissance, en 1746, de ma lointaine ancêtre, Scheindl Jäger, un document tellement grand que j'avais dû l'expédier dans un tube, puisqu'une fois déployé entièrement il couvrait une grande partie du sol de ma salle de séjour, c'était de la même voix qu'il m'avait dit, après que je l'avais appelé pour savoir s'il avait eu une occasion d'y jeter un coup d'oeil, Oui, c'est très impressionnant, une très bonne recherche que tu as faite là. Mais il y a des erreurs -- je te dirai quand tu viendras en Israël).    Il y avait donc Anna Heller Stern.    Et il y avait, bien sûr, Shlomo et son cousin, Josef Adler, qui lorsqu'ils n'étaient encore que des garçons, avaient été cachés par ce paysan ukrainien et les seuls de leurs familles à survivre. Et il y avait aussi le couple Reinharz, Solomon et Malcia, qui vivaient à présent à Beer Sheva, très au sud de Tel-Aviv, un couple qui était des jeunes mariés en 1941, m'avait écrit Shlomo dans un des nombreux e-mails que nous avions échangés avant que j'aille là-bas. Il m'avait raconté que pendant la terrible rafle de la seconde Aktion, le couple Reinharz s'était échappé et avait pu se cacher pendant longtemps dans un espace qui séparait le plafond du toit d'un bâtiment qui allait devenir une salle d'attractions pour les occupants allemands - un casino, l'avait appelé Shlomo. Nous allions les interviewer, eux aussi, m'avait assuré Shlomo. Il avait tout arrangé, avait-il dit. Il allait me conduire lui-même. Je l'avais remercié, avec beaucoup de reconnaissance. Car, ni pour la première ni pour la dernière fois dans ce qui est devenu une amitié longue et compliquée avec ce gros ours d'homme, cet homme dont les gestes amples et incisifs, la voix chargée d'émotion, ont laissé leurs traces sur chacune des vidéos que j'ai faites pendant mon voyage en Israël, gestes et intonations que je vois et entends en lisant ses e-mails aujourd'hui, j'ai senti que derrière les offres d'assistance de Shlomo, derrière l'énorme énergie de ces communications téléphoniques, derrière son enthousiasme, se cachait quelque chose d'autre, quelque chose de très personnel : son propre besoin de rester en contact avec Bolechow, avec son enfance perdue et sa vie perdue. C'était donc les gens, avais-je convenu avec Matt, que nous devrions revenir voir, à un autre moment dans l'avenir où Matt sentirait qu'il pouvait quitter son nouvel enfant, dernière addition à une famille qui avait commencé, du moins officiellement, en 1746 avec la naissance de Scheindl Jäger. Pourtant, je n'étais pas seul pour ce voyage-ci. Je voyageais avec une amie ; une amie en dépit du fait, auquel je ne pense jamais vraiment, qu'elle est une femme de la génération de ma mère ; une amie qui, comme moi, a fait des études classiques - en fait, une spécialiste de la tragédie grecque surtout, un genre qui (même Rachi serait d'accord, j'en suis sûr) n'a jamais été dépassé pour ce qui est de la concision et de l'élégance avec lesquelles elle médite et décrit les désastreuses collisions de l'accident et du destin, de la volonté individuelle et des forces plus grandes, apparemment plus hasardeuses, de l'Histoire : ces points lumineux et brûlants du temps où les hommes sont confrontés à la volonté insondable du divin et doivent décider qui est responsable des énormités qui leur sont infligées. Quand j'avais vingt ans et des poussières, j'ai fait un doctorat d'humanités classiques et je suis allé pour cela dans l'université où Froma, cette femme qui est maintenant mon amie, enseignait, parce que j'avais été électrisé par ses articles que j'avais lus dans les revues savantes et dans lesquels le style de l'écriture sinueux, allusif, complexe, brillamment composé, presque tissé reflétait parfaitement les caractéristiques des textes qu'elle cherchait à illuminer, textes qui eux-mêmes faisaient sentir leur sens subtil et magnifique grâce à des intrications complexes, à des allusions délicates mais persistantes, à des petites choses qui culminaient dans des commentaires amples et émouvants de la façon dont les choses fonctionnent. J'ai lu ces articles quand j'avais vingt-deux et vingttrois ans, et j'ai voulu la connaître ; je suis donc allé là où elle était. Aujourd'hui, elle est devenue une présence très familière pour moi, mais je me souviens encore de l'impression qu'elle a produite sur moi lorsque je suis entré dans son bureau, célèbre pour ses piles métastatiques de livres et de papiers ; plusieurs longues cigarettes brunes se consumaient, à des stades différents, dans de gros cendriers en verre, oubliées. Elle était étonnamment (pour moi) petite et alors que je m'attendais à quelqu'un à l'allure sévère - j'étais encore assez jeune pour confondre génie et sévérité -, elle était là, d'une accessibilité désarmante, avec son visage rond et alerte, les cheveux châtain clair un peu mousseux, coupés court, et bien sûr les célèbres vêtements, les velours et les cuirs dans des tonalités complexes, les sacs cubistes avec des serrures à des endroits inattendus. Nous n'avons parlé que quelques minutes ce jour-là quand je lui ai rendu visite pour la première fois, et à la fin de la conversation (qu'elle parsemait, comme elle aime le faire, d'expressions en français, langue qu'elle adore) elle m'a fixé d'un de ses regards soudains et intenses et elle a dit de sa voix basse et légèrement râpeuse» Mais bien sûr que vous devez venir ici, ce serait un embarras de richesses ! Cependant, il faut dire que son esprit est bien plus vaste que 1e mien, synthétise les matériaux de manière plus créative et audacieuse, voit des possibilités où je ne vois (moi qui ai grandi, après tout, dans une maison tenue selon la manie germanique de l'ordre des Mittelmark, comme aimait dire ma mère) que chaos et problèmes. Votre problème, m'avait dit Froma, une fois que j'étais à la moitié de ma thèse sur la tragédie grecque et que je pensais me trouver dans une impasse désespérée, jusqu'à ce qu'elle m'ait montré qu'il y avait un passage, votre problème, avait-elle dit - elle tenait une des longues cigarettes brunes d'une main, les yeux fixés sur moi, comme elle le fait quand elle a l'esprit occupé par un problème, la tête légèrement basculée sur le côté, oublieuse du fait que cinq centimètres de cendres sont sur le point de tomber sur ses genoux ; l'autre main, alourdie par les bagues, jouait avec les morceaux de métal et d'émail des bijoux artisanaux qu'elle aime -, votre problème, avait-elle répété, c'est que vous envisagez la complexité comme le problème et non comme la solution. C'est seulement après être allé étudier avec elle que j'ai appris qu'elle avait, elle aussi, un intérêt profond pour le destin des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Évidemment, son intérêt était plus élevé, plus étendu, à la fois plus abstrait et plus pénétrant, que le mien. Petitefille de deux rabbins, eux-mêmes produits de la haute culture intellectuelle de Vilnius (« la Jérusalem du Nord », comme on l'a appelée, même si je suis allé là-bas et que je peux vous dire qu'il en reste très peu), et fille de sérieux Juifs partisans de la reconstruction, elle, contrairement à moi, avait reçu une éducation juive rigoureuse : elle lisait et parlait l'hébreu couramment, connaissait la religion, la loi et la littérature juives et hébraïques, comme je ne m'étais jamais soucié de le faire jusqu'à aujourd'hui. En tant que personne profondément juive et, d'une certaine façon, en tant que personne qui a consacré sa vie professionnelle à la tragédie grecque, comment ne pouvait-elle pas, en fin de compte, devenir obsédée par l'Holocauste ? Alors que c'était pour moi, comme nous le savons, une affaire de famille, quelque chose de bien plus petit. Je voulais savoir ce qui était arrivé à Oncle Shmiel et aux autres ; elle voulait savoir ce qui était arrivé à tout le monde. Et pas seulement ça. Même aujourd'hui, longtemps après qu'elle m'a signalé pour la première fois des volumes entiers de travaux sur les expérimentations médicales des nazis et des films documentaires sur les résistants de Vilnius, et des douzaines, des centaines d'autres documents, films et livres, toutes choses que je n'ai tout simplement pas le temps d'absorber et qui me laissent sidéré, encore aujourd'hui, devant l'énorme énergie mentale qui lui permet de lire, de voir et de digérer tout ça ; des années après ces commencements, elle est toujours affamée d'informations qui lui permettront de formuler des réponses à des questions toujours plus vastes : comment cela s'est passé et, question pour laquelle il ne peut y avoir une réponse saisissable par une personne, pourquoi cela s'est passé. En tout cas, voilà pourquoi, des années après que j'ai cessé d'être son étudiant, au sens formel, des années après qu'elle m'a aidé à terminer ma thèse sur la tragédie grecque, j'ai encore à apprendre d'elle, à être poussé pour voir que le problème était la solution.  

« allait devenir unesalle d'attractions pourlesoccupants allemands – un casino, l'avait appelé Shlomo. Nous allions lesinterviewer, euxaussi, m'avait assuréShlomo.

Ilavait toutarrangé, avait-ildit.Il allait meconduire lui-même.

Jel'avais remercié, avecbeaucoup dereconnaissance.

Car,nipour la première nipour ladernière foisdans cequi estdevenu uneamitié longue etcompliquée avec cegros ours d'homme, cethomme dontlesgestes amples etincisifs, lavoix chargée d'émotion, ontlaissé leurstraces surchacune desvidéos quej'aifaites pendant monvoyage en Israël, gestes etintonations quejevois etentends enlisant sese-mails aujourd'hui, j'aisenti que derrière lesoffres d'assistance deShlomo, derrièrel'énorme énergiedeces communications téléphoniques,derrièresonenthousiasme, secachait quelque chosed'autre, quelque chosedetrès personnel :son propre besoinderester encontact avecBolechow, avec son enfance perdueetsa vie perdue. C'était donclesgens, avais-je convenu avecMatt, quenous devrions revenirvoir,àun autre moment dansl'avenir oùMatt sentirait qu'ilpouvait quittersonnouvel enfant, dernière addition àune famille quiavait commencé, dumoins officiellement, en1746 aveclanaissance de Scheindl Jäger. Pourtant, jen'étais passeul pour cevoyage-ci.

Jevoyageais avecuneamie ;une amie endépit du fait, auquel jene pense jamais vraiment, qu'elleestune femme delagénération dema mère ;une amie qui,comme moi,afait des études classiques – enfait,unespécialiste dela tragédie grecquesurtout,ungenre qui(même Rachiserait d'accord, j'ensuis sûr) n'ajamais été dépassé pourcequi estdelaconcision etde l'élégance aveclesquelles ellemédite etdécrit les désastreuses collisionsdel'accident etdu destin, delavolonté individuelle etdes forces plus grandes, apparemment plushasardeuses, del'Histoire :ces points lumineux etbrûlants du temps oùles hommes sontconfrontés àla volonté insondable dudivin etdoivent déciderqui est responsable desénormités quileur sont infligées.

Quandj'avaisvingtansetdes poussières, j'ai fait undoctorat d'humanités classiquesetjesuis allépour celadans l'université oùFroma, cette femme quiestmaintenant monamie, enseignait, parcequej'avais étéélectrisé parses articles quej'avais lusdans lesrevues savantes etdans lesquels lestyle del'écriture sinueux, allusif, complexe, brillamment composé,presque tissé reflétait parfaitement les caractéristiques destextes qu'elle cherchait àilluminer, textesquieux-mêmes faisaientsentir leur sens subtil etmagnifique grâceàdes intrications complexes,àdes allusions délicates mais persistantes, àdes petites chosesquiculminaient dansdescommentaires amplesetémouvants de lafaçon dontleschoses fonctionnent.

J'ailuces articles quandj'avaisvingt-deux etvingt- trois ans,etj'ai voulu laconnaître ;je suis donc allélàoù elle était.

Aujourd'hui, elleest devenue uneprésence trèsfamilière pourmoi,mais jeme souviens encoredel'impression qu'elle aproduite surmoi lorsque jesuis entré danssonbureau, célèbrepoursespiles métastatiques delivres etde papiers ;plusieurs longuescigarettes brunesseconsumaient, à des stades différents, dansdegros cendriers enverre, oubliées.

Elleétait étonnamment (pour moi) petite etalors quejem'attendais àquelqu'un àl'allure sévère– j'étais encoreassezjeune pour confondre génieetsévérité –, elleétait là,d'une accessibilité désarmante, avecsonvisage rond etalerte, lescheveux châtainclairunpeu mousseux, coupéscourt,etbien sûrlescélèbres vêtements, lesvelours etles cuirs dans destonalités complexes, lessacs cubistes avecdes serrures àdes endroits inattendus.

Nousn'avons parléquequelques minutescejour-là quand je lui airendu visitepourlapremière fois,etàla fin delaconversation (qu'elleparsemait, comme elleaime lefaire, d'expressions enfrançais, languequ'elleadore)ellem'a fixéd'un de ses regards soudains etintenses etelle adit desavoix basse etlégèrement râpeuse»Maisbien sûr que vous devez venirici,ceserait un embarras derichesses !. »

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