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Dimanche, le 9 ?

Publié le 06/01/2014

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Dimanche, le 9 ? avais-je demandé. Oui, avait-il répondu, dimanche, le 9. Il se trouvait que le dimanche 9 novembre de cette année-là allait être une journée très remplie pour moi, une journée riche en émotions d'ordre familial et riche aussi en pensées du passé puisque c'était le jour que mes frères, ma soeur et moi avions choisi pour la grande célébration des noces d'or de nos parents, leur cinquantième anniversaire de mariage. C'était une date d'une signification à la fois locale et réduite pour une famille de sept personnes, à moins de prendre en considération le fait que le 9 novembre marque un autre anniversaire, non pas d'or mais de cristal, un anniversaire qui, je le suppose, a une signification également importante, même si elle est quelque peu oblique, pour ma famille, dans la mesure où en 2003 le 9 novembre était le soixante-cinquième anniversaire de la Kristallnacht. Au cours de cette nuit de 1938 a commencé un immense pogrom à l'échelle nationale, aussi bien en Allemagne qu'en Autriche, organisé par le parti nazi : deux journées de terreur pendant lesquelles des bandes de nazis, jeunes et adultes, ont envahi les rues des quartiers juifs, pillant les magasins et les maisons des Juifs, frappant et assassinant parfois les Juifs, et brisant, bien sûr, les vitrines d'innombrables magasins et maisons. Je dis « bien sûr » parce que c'est aux milliards d'éclats des millions de vitres brises que le terme Kristallnacht, « Nuit de cristal » - expression forgée au cours d'une réunion du haut commandement nazi, quelques jours après l'événement, durant laquelle Hitler avait exigé « que la question juive fût désormais, une fois pour toutes, coordonnée et résolue d'une façon ou d'une autre » -, doit son clinquant grotesque. Même si les dommages provoqués par la Nuit de cristal ont été énormes (bien que, au regard des chiffres ultérieurs, les pertes en vies humaines aient été négligeables) - une centaine de Juifs ont été tués, sept mille cinq cents magasins juifs détruits, plus de cent synagogues et lieux saints détruits, notamment, comme nous le savons, tous les édifices religieux construits par l'architecte hongrois Ignaz Reiser, créateur de la Zeremonienhalle de la Nouvelle Section juive du grandiose Zentralfriedhof de Vienne -, la véritable signification de ce 9 novembre particulier, la raison pour laquelle c'est une date qui, cette année-là, avait une double signification pour ma famille, c'est que la Kristallnacht est aujourd'hui considérée comme l'événement qui marque le début de l'Holocauste proprement dit. Et en effet, bien que les villes d'Allemagne et d'Autriche aient été très éloignées, à tous égards, des shtetls de ce qui était alors la Pologne orientale, il est possible de voir une ressemblance, ce qu'on pourrait appeler un air de famille, entre ce qui s'est passé, lors de la Kristallnacht, dans des endroits célèbres comme Worms, Lubeck, Ulm, Kiel, Munich, Coblence, Berlin et Stettin (cette dernière ville étant celle dont mon arrière-grand-père et sa famille, incluant des frères jumeaux âgés de deux ans, sont partis pour New York en 1892), dans des endroits comme Vienne, Linz, Innsbruck, Klagenfurt, Graz, Salzbourg, « la ville de Mozart », et ce qui s'est passé un peu plus tard dans des endroits minuscules comme Bolechow. Par exemple, en novembre 1938, les Juifs d'Allemagne ont dû payer une amende d'un milliard de marks pour réparer les dégâts causés au cours de la Nuit de cristal, ce qui veut dire que les Juifs ont dû rembourser aux nazis les dégâts qu'avaient subis les Juifs (et même les six millions de marks - un chiffre modeste par rapport à un milliard - que les compagnies d'assurances ont payés au titre des bris de glace ont été reversés au Trésor du Reich). Ces pratiques comptables grotesques de novembre 1938 n'étaient pas très différentes de celles qui ont été appliquées en novembre 1941, lorsque les Juifs de Bolechow ont été contraints de rembourser aux Allemands le prix des balles qu'ils avaient utilisées pour tuer des Juifs. Le 9 novembre, donc, une date de 2003 qui était un jour de réjouissance dans ma famille, j'ai appelé le numéro que m'avait donné Shlomo et j'ai parlé à une Dyzia Lew mal-en-point. Hello, a dit Shlomo sur son portable. Il était assis à côté de Dyzia, m'a-t-il dit. Elle était prête. Un léger écho enveloppait sa voix. Vous voulez lui parler ? a-t-il demandé. Euh, je ne peux pas, ai-je répondu, elle ne parle pas ma langue. Mais vous ne voulez pas enregistrer sa voix ? a-t-il dit. Shlomo comprenait désormais ma passion pour les choses concrètes. Euh, je ne peux pas le faire maintenant, ai-je dit, peut-être le mois prochain quand je viendrai. J'ai demandé à Shlomo de dire à Dyzia, en guise d'introduction, qu'une des raisons pour lesquelles je voulais lui parler de façon aussi urgente était ce que m'avait dit Meg Grossbard : Dyzia faisait partie du groupe des filles qui avaient connu les soeurs Jäger. Oui, a répliqué Shlomo, je lui ai dit tout ça et elle a commencé à me raconter qu'elle connaissait toutes les filles, les filles Jäger, et elle sait que Lorka était l'aînée, et Frydka la cadette, et elle connaît l'autre - Fania ? Elle dit qu'elle ne se souvient que de trois soeurs. J'ai fait une grimace et j'ai dit, Elles étaient quatre. Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia. Bronia, aije répété - même si, ai-je pensé, qui suis-je pour corriger ce dont se souvient cette femme, moi qui ai toujours un morceau de papier sur lequel j'avais inscrit, dans les années 1970, une liste de prénoms qui étaient : lorca friedka ruchatz  bronia ? Bronia, niye Fania, entendais-je Shlomo dire à Dyzia, dont j'essayais d'imaginer le visage pendant que j'attendais que chaque chose que je disais et d'autres que je n'avais pas dites fussent traduites en polonais, à un continent entier de là. Elle dit peut-être, peut-être que oui, disait Shlomo sur son portable. J'ai ri bruyamment. Shlomo savait désormais pourquoi. Et demandez-lui qui elle connaissait le mieux, ai-je dit. Un murmure en polonais et puis, Frydka. Je lui ai demandé de demander si elle avait des souvenirs des parents, si elle se souvenait d'une façon ou d'une autre. Non, a dit Shlomo après avoir parlé un moment en polonais. Elle ne se souvient pas du tout d'eux. J'ai dit, si c'est Frydka qu'elle connaissait le mieux, quel souvenir en particulier garde-t-elle de sa personnalité ? Comment était-elle ? Nous avons entendu dire que c'était une fille très vivante, qu'elle aimait les garçons... c'est vrai ? Il a échangé quelques mots avec Dyzia. Elle était très belle, a-t-il dit. De très beaux yeux. Elle a dit que Meg Grossbard connaît ses yeux, les yeux de Frydka, qu'elle avait des yeux magnifiques. Elle a dit que Frydka n'était pas, comment dire, une fille facile. Elle était belle, jeune, tous les jeunes gens étaient fous d'elle. Encore du polonais. Elle a dit qu'en März 42, Frydka travaillait à la fabrique de barrils. Mars 1942. Je travaillais dans la même fabrique, a continué Shlomo, je travaillais dans la même fabrique, mais je ne me souviens pas si c'est vrai. Cela m'a surpris. Mais il devrait s'en souvenir, ai-je pensé : c'était lui qui, dans la salle de séjour d'Anna Heller Stem, m'avait raconté cette histoire, l'histoire des deux filles que tout le monde trouvait très jolies à la Fassfabrik, et l'une d'elles était Frydka Jäger. Peut-être, me suis-je dit, que son « mais je ne me souviens pas si c'est vrai » se référait à März 42. Shlomo a continué. Dyzia travaillait alors dans le bureau qui gérait la main-d'oeuvre, l'Arbeitsamt, comme ils l'appelaient en allemand. Elle a dit se souvenir qu'en 1942, par une belle journée, Frydka était venue à l'Arbeitsamt. C'était l'heure du déjeuner et elle était venue lui rendre visite à l'Arbeitsamt. Elle a dit se souvenir qu'un type nommé Altmann avait parlé à Frydka dans ce bureau. Elle a dit de nouveau qu'elle avait beaucoup d'amis, mais que ce n'était pas quelqu'un... Pas une personne facile ? ai-je coupé, peut-être un peu trop vite. Ma curiosité avait été piquée à la pensée que j'allais apprendre quelque chose de nouveau sur sa personnalité, quelque chose de plus que : il y avait trois filles, elle était la plus jeune, elle avait des yeux magnifiques. J'ai dit à Shlomo, Demandez-lui ce qu'elle entend quand elle dit que c'était une personne difficile. Shlomo a marqué un temps de silence et s'est rendu compte du malentendu. Non, pas ça, pas une personne difficile. Non, elle parle des garçons, du fait qu'elle n'était pas une fille facile à avoir. J'ai dit, Oh, je vois - tout en me demandant ce que signifiait, dans ce cas, le qualificatif de picaflor. En essayant de trouver la cohérence de cette histoire, j'ai poussé un peu ma question. Mais elle aimait les garçons, n'est-ce pas ? Un bref échange en polonais, puis : Oui, elle aimait les garçons, les garçons l'aimaient, mais ce n'était pas facile de l'avoir. Je me sentis soulagé. J'ai dit, Demandez-lui, si elle devait comparer Lorka et Frydka, quelle était la grande différence entre leurs personnalités ? Ils ont parlé en polonais, puis Shlomo a dit, Elle ne connaissait pas très bien Lorka, mais les gens avaient l'habitude de dire que Lorka, vous savez, était plus facile que Frydka. Plus facile que Frydka ? Je me souvenais à quel point Anna avait été catégorique à propos de la fidélité de Lorka pour son unique petit ami, Halpern - même si, de nouveau, le fait même qu'Anna avait pensé que l'unique petit ami de Lorka était ce Halpern, tandis que Meg m'avait dit que c'était sans le moindre doute Yulek Zimmerman, laissait planer un certain doute sur la solidité de ces perceptions et de ces histoires. Elle était plus facile que Frydka. J'ai dit, Vous voulez dire avec les garçons ? Avec les garçons, oui. Elle dit qu'avant la guerre, elle et ses amies de son âge étaient trop

« Hello, adit Shlomo surson portable.

Ilétait assis àcôté deDyzia, m'a-t-il dit.Elle était prête.

Un léger échoenveloppait savoix. Vous voulez luiparler ?a-t-il demandé. Euh, jene peux pas,ai-je répondu, elleneparle pasmalangue.

Maisvousnevoulez pas enregistrer savoix ?a-t-il dit.Shlomo comprenait désormaismapassion pourleschoses concrètes. Euh, jene peux paslefaire maintenant, ai-jedit,peut-être lemois prochain quandjeviendrai. J'ai demandé àShlomo dedire àDyzia, enguise d'introduction, qu'unedesraisons pour lesquelles jevoulais luiparler defaçon aussiurgente étaitceque m'avait ditMeg Grossbard : Dyzia faisait partiedugroupe desfilles quiavaient connulessœurs Jäger. Oui, arépliqué Shlomo,jelui aidit tout çaetelle acommencé àme raconter qu'elleconnaissait toutes lesfilles, lesfilles Jäger, etelle saitque Lorka étaitl'aînée, etFrydka lacadette, etelle connaît l'autre– Fania ?Elle ditqu'elle nesesouvient quedetrois sœurs. J'ai fait une grimace etj'ai dit, Elles étaient quatre.

Lorka,Frydka, Ruchele etBronia.

Bronia,ai- je répété – même si,ai-je pensé, quisuis-je pourcorriger cedont sesouvient cettefemme, moi qui aitoujours unmorceau depapier surlequel j'avaisinscrit, danslesannées 1970,uneliste de prénoms quiétaient :lorca friedka ruchatz  bronia? Bronia, niyeFania, entendais-je ShlomodireàDyzia, dontj'essayais d'imaginer levisage pendant quej'attendais quechaque chosequejedisais etd'autres quejen'avais pasdites fussent traduites enpolonais, àun continent entierdelà. Elle ditpeut-être, peut-êtrequeoui,disait Shlomo surson portable. J'ai ribruyamment.

Shlomosavaitdésormais pourquoi. Et demandez-lui quielle connaissait lemieux, ai-jedit. Un murmure enpolonais etpuis, Frydka. Je lui aidemandé dedemander sielle avait dessouvenirs desparents, sielle sesouvenait d'une façon oud'une autre. Non, adit Shlomo aprèsavoirparlé unmoment enpolonais.

Ellenesesouvient pasdutout d'eux. J'ai dit, sic'est Frydka qu'elle connaissait lemieux, quelsouvenir enparticulier garde-t-elle de sa personnalité ?Comment était-elle? Nous avons entendu direquec'était unefilletrès vivante, qu'elleaimaitlesgarçons...

c'estvrai ? Il aéchangé quelques motsavecDyzia. Elle était trèsbelle, a-t-ildit.Detrès beaux yeux.Elleadit que Meg Grossbard connaîtsesyeux, les yeux deFrydka, qu'elleavaitdesyeux magnifiques.

Elleadit que Frydka n'étaitpas, comment dire,unefillefacile.

Elleétait belle, jeune, touslesjeunes gensétaient fousd'elle. Encore dupolonais.. »

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