ESTHÉTIQUE________________________________
Le terme esthétique vient du grec aisthêtikos, mot servant à désigner une perception intellectualisée, telle la perception des formes; pourtant c'est seulement en 1750 que Baumgarten se sert de l'expression pour désigner une discipline ayant pour objet les oeuvres d'art. Depuis l'antiquité existaient des discours visant à déterminer comment produire une oeuvre d'art (par exemple les « Arts poétiques «), ou à en apprécier la valeur à partir de la codification de ses règles de production. Mais poser l'art comme objet ce n'est précisément ni définir une technique, ni une norme critique, c'est délimiter dans ce qui est posé une spécificité à laquelle on reconnaît une autonomie suffisante pour fournir matière à connaissance. Il a donc fallu qu'à l'âge classique certains produits de l'activité humaine revêtent un statut particulier, pou que soit donnée à l'esthétique son objectivité. Reste à savoir si cette objectivité révèle autre chose que ce statut.
Au XVIIe siècle, on citait beaucoup le vers suivant : « les fruits passeront la promesse des fleurs «. C'est une phrase de la langue française, qui en tant que telle, n'offre aucune particularité. On peut l'imaginer dite par un fermier au propriétaire d'un verger, et elle aurait alors pour sens de faire miroiter la perspective d'un bon revenu. Mais elle fait partie d'un poème, d'une oeuvre d'art, et à ce titre elle est particulièrement remarquable : elle est belle, elle contient un « je-ne-sais-quoi « qui en assure la singularité. Ce je-ne-sais-quoi est appréhendé dans une experience spécifique : l'expérience esthétique ou jugement de goût. Le fait qu'il existe et repose dans une oeuvre d'art pour la distinguer de toute autre production ne saurait provenir d'une technique susceptible d'être apprise par tout le monde, puisqu'alors spécificité et singularité seraient perdues. Apparue soudain dans sa singularité, l'oeuvre d'art est la création du génie.
Beauté, création et génie définissent l'objectivité paradoxale de l'esthétique. On peut en saisir le paradoxe dans la définition kantienne du jugement de goût : le jugement de goût juge de ce qui plaît, mais de façon désintéressée, iljuge de façon universelle mais sans concept, il juge de la finalité d'un objet, mais sans représentation d'une fin, il juge d'une manière nécessaire, mais n'a que valeur d'exemple. Enfermée dans la problématique qu'on vient de décrire, l'esthétique n'a rien à dire sur l'art (c'est pourquoi elle est si bavarde), elle s'extasie devant la beauté, classe des singularités, les montre par un discours redondant et explique en quoi la beauté ineffable doit être ressentie intérieurement. Subjectiviste, elle tentera d'élaborer un langage apte à exprimer des sentiments, constituera une phénoménologie de l'expérience esthétique ; objectiviste, elle collectionnera des catalogues, des panégyriques ; « philosophique «, elle cherchera dans l'oeuvre l'expression sensible d'une vérité (Hegel), l'intuition de l'Être (Schopenhauer, Nietzsche.), ou la cristallisation d'un choix existentiel (Kierkegaard, Sartre).
Supposons cependant qu'on pose les questions suivantes : quel est le statut de l'artiste dans les différentes sociétés ? La production « artistique « est-elle individuelle ou collective ou est-elle tantôt l'une tantôt l'autre ? Quel est le rapport des oeuvres considérées comme artistiques dans une société avec l'organisation de cette société ? Comment sont diffusées les oeuvres artistiques ? Par qui sont-elles reçues ? Comment s'élaborent les « valeurs « esthétiques, comment sont-elles enseignées ? Comment évoluent les formes d'art ? Quels sont les procédés linguistiques sélectionnés dans les arts utilisant le langage ? sont-ils spécifiques ? etc. Une réponse à ces questions permettrait sans doute de savoir s'il y a quelque chose d'unique qu'on peut nommer « art « et en quoi cela consiste. Depuis le début du XXe siècle, l'esthétique est peut-être en train de naître dans la linguistique, l'ethnologie, la sociologie ou la psychologie ; parmi ses concepts on ne trouve ni la beauté, ni la création ni le génie. Les trois concepts reflètent-ils autre chose que le statut social d'un art dont les productions sont le fait d'un nombre restreint d'individus pour un nombre restreint d'individus qui en en devenant les destinataires sinon les propriétaires, affichent justement leur différence, leur « singularite « ?