fumées Et il me paraît donc clair que, très probablement avant sa mort, le 7 mai 1845, mon trisaïeul, Abraham Jäger, a arrangé un mariage très profitable entre son fils Isak, qui avait alors vingt ans environ, et Neche Kornblüh, fille d'une famille qui était aussi dans le commerce de la viande, provenant du bétail qui paissait sur les vertes prairies dans les collines autour de ce hameau idyllique. De surcroît, je soupçonne - à en juger, peut-être de façon erronée, par l'entrée succincte mais suggestive du volume 14 («Galicie») du Kaufmannisches Adressbuch für Industrie, Handel und Geweerbe - mes ancêtres Jäger d'avoir fait une opération légèrement plus avantageuse, parce que tous ces Kornblüh semblent avoir eu plusieurs fers au feu. Et si l'on s'en tient à cette source précieuse, quoiqu'un peu abstruse, quelle jolie petite vie prospère a dû connaître Bolechow au milieu du XIXe siècle ! Même si je me souciais, ce jour-là, des Kornblüh et des Jäger - et que j'étais assez satisfait de la tournure Prise par ma recherche, puisqu'elle m'avait apporté un arrière-plan assez cohérent pour l'entrée énigmatique du certificat de naissance de mon arrière-grand-oncle Ire -, j'ai décidé de taper simplement le nom de la ville dans la page de recherche de l'Annuaire de 1891. Cette recherche m'a procuré une liste de tous les marchands de Bolechow qui s'étaient préoccupés de s'inscrire un beau jour d'autrefois, à la fin des années 1800. En lisant les noms et les professions, dont il y avait toute une gamme, depuis le métier familier jusqu'au métier définitivement disparu, j'ai essayé d'imaginer ces voisins depuis longtemps disparus, eux aussi, de mes ancêtres Jäger. Jacob Eli.enbogen, agent D'affaires, me faisait l'effet d'être un type prospère : je me le figurais avec un large visage de Slave, les yeux petits et calculateurs, pleins d'impatience et d'irritation amusée, élégant dans les vêtements qu'il avait achetés à Lemberg ou à Vienne, pressé de conclure sa prochaine affaire. L'entrée réservée à Abraham Grossbard, boulanger, parce qu'elle m'évoquait à quel point le pain frais sent bon, m'autorisait à rêver à une personne d'une grande bonté et d'une grande patience ; le genre de personne qui sait qu'il faut savoir attendre, laisser les choses monter. Berl Reinharz, le Getreide- und Produktenhandler, le marchand de grain et de produits, qui était installé à Skole, la petite station thermale près de Bolechow, devait certainement venir en ville le lundi, qui était, comme je l'ai appris plus tard, le jour du marché : un homme mince, plaisant (c'est ce que je me dis), calme et industrieux. Le quelque peu anonyme GOLDSCHMlDT, poissonnier, était sûrement grand et bien bâti, et non dépourvu d'un certain goût pour l'autodérision (la vie, ça pue, mais est-ce qu'on a le choix ?). Gedelje Grûnschlag, lui, ne pense qu'aux affaires, avec son florissant Baumaterialenhandlerei, sa firme de matériaux de construction, doublée d'une Holzhandlerei, d'une entreprise de bois de construction - l'opposé, d'une certaine façon, D'EFRAIM FREILICH, un Haderund Knocheshandler, un chiffonnier. Bien évidemment, je ne savais rien du pauvre Efraim, mais je ne pouvais pas m'empêcher de penser, et je pouvais très bien me tromper complètement, que sa nebuchl, sa pitoyable profession, l'avait endurci ; peut-être qu'il était le genre de type qui fait beaucoup, peut-être trop, pour pousser sa famille en avant, pour progresser, pour laisser ses chiffons derrière lui... Mais tout cela est, bien sûr, un fantasme, un abandon à la nostalgie. L'autre hypothèse, plus probable, que cet annuaire permet d'émettre, c'est que l'affaire familiale dont a hérité Shmiel, la boucherie qui s'est transformée en commerce de viande en gros et qui a exigé l'achat de plusieurs camions, camions qui ont fini par être la cause de pas mal d'ennuis - que cette affaire familiale avait été consciencieusement développée de bien des façons par ses ancêtres (c'est-àdire par les miens)... C'est donc, en janvier 1939, la gestion de l'affaire familiale qui préoccupe Shmiel Jäger, de manière très évidente, trop évidente. Qu'est-il arrivé, exactement, à ce camion, dont dépend son affaire, l'affaire de viande en gros ? Il est impossible de le savoir aujourd'hui - même si l'imagination ne peut s'empêcher de fournir une explication dramatique. Dans ce cas, l'histoire vous prête main-forte. Car nous savons que, dès janvier 1939, le gouvernement polonais antisémite avait imposé de sévères mesures de restriction pour tous les commerces juifs, même si elles restaient moins contraignantes que celles prises par le gouvernement antisémite allemand, de l'autre côté de la frontière. En effet, après 1935, à la mort du chef autocratique mais (relativement) modéré, Josef Pilsudski, le gouvernement polonais vire nettement à droite ; admirateurs de Hitler, qui détruira bientôt la Pologne tout entière, les dirigeants de droite du pays étaient très clairs et très francs quant à leurs intentions de réduire radicalement ce qu'ils percevaient comme l'influence juive sur l'économie déclinante du pays - même si l'élite politique, avec son sens supérieur du raffinement de la civilisation polonaise, dénonçait la violence effective contre les Juifs. « Nous nous faisons une idée trop haute de notre civilisation, déclarait une proclamation du gouvernement en 1937, et nous respectons trop fermement 1'ordre et la paix nécessaires à tout État, pour approuver des actes d'antisémitisme brutaux... En même temps, il faut comprendre que le pays possède un instinct qui le pousse à défendre sa culture, et il est naturel que la société polonaise cherche à obtenir une autonomie économique. » Cet antisémitisme plus mesuré, plus délicat, se reflétait dans l'appel du Premier ministre Slawoj-Skladkowski pour la « lutte économique » contre les Juifs « par tous les moyens - mais sans violence ». Toutefois, la législation économique contre les Juifs alors mise en place a eu des effets brutaux sur des hommes d'affaires comme Shmiel Jäger. Entre 1935 et 1939, le gouvernement de la Pologne a fait la guerre aux entreprises juives, que les citoyens étaient encouragés à boycotter : les entreprises qui appartenaient à des chrétiens étaient mises en garde de ne pas faire de commerce avec des entreprises appartenant à des Juifs ; on décourageait les chrétiens de louer leurs propriétés à des Juifs ; des agitateurs antisémites faisaient leur apparition les jours de marché dans les villes polonaises, mettant en garde les chrétiens de ne pas acheter les produits des Juifs. Les étals des Juifs sur les marchés et les foires étaient souvent détruits, et les boutiquiers juifs des petites villes étaient régulièrement terrorisés par des voyous soutenus par le gouvernement. Et, dans une attaque malicieusement calculée, ne visant pas tant les entreprises juives que le mode de vie juif - même si son effet, en particulier sur des entreprises comme celles de Shmiel, est facilement imaginable -, le gouvernement polonais avait interdit le shikte, l'abattage rituel des animaux. Déjà fortement affectée par la Grande Dépression - dès 1934, un tiers des Juifs de Galicie avaient fait une demande pour obtenir un soutien économique quelconque -, la sécurité économique des Juifs de Pologne a été dévastée par le boycott. C'est donc à la lumière de ces événements que nous devons lire les lettres de Shmiel, qui sont remplies de références sombres aux « troubles » - même si ses véritables ennuis n'avaient, bien entendu, pas encore commencé en 1939. Et en effet, même si le désastre dans l'entreprise de Shmiel, ces ennuis avec les camions, avait été en quelque sorte accidentel, certains passages de la lettre - les ennuis des Juifs, mon permis me sera retiré, j'étais le seul Juif à avoir un permis - suggèrent très concrètement que, en dépit de sa prospérité antérieure, en dépit du fait qu'il avait atteint son but, être le premier de son village, du moins pour un temps, Shmiel, comme presque tous les autres Juifs de ce village, était aux abois. Et donc, en ce jour de janvier, il s'était assis pour écrire une lettre. Tu dois te demander, cher Cousin, pourquoi je t'écris après tant d'années ; je t'aurais écrit sans interruption si seulement tu l'avais souhaité... J'ose espérer, que toi et ta chère famille, vous allez bien, comment vont les affaires ? Je ne le sais pas et j'espère que la réponse est « bien »... La raison pour laquelle cette lettre me fait penser de nouveau à la proximité et à la distance, c'est que, en dépit du fait qu'elle est écrite à un parent proche - son cousin germain Joe Mittelmark, le fils du frère aîné de sa mère - on sent immédiatement une certaine raideur gênée. Notez la progression curieuse : la salutation ostensiblement chaleureuse avec ses trois « cher » répétés (repris encore une fois dès la première ligne de la lettre proprement dite), suivie d'une remarque défensive appuyée (je t'aurais écrit sans interruption si seulement tu l'avais souhaité), qui est elle-même suivie par une phrase d'une désinvolture un peu forcée. Sans doute, cette raideur, ce ton maladroit est en partie lié au fait que Shmiel doit demander de l'argent, ce qui n'est jamais une chose agréable à faire. Mais il se trouve que je connais les autres raisons de cette maladresse, de cette distance, de cet échec à ressentir les choses, qui sont perceptibles dans cette lettre. Tu as les cheveux des Mittelmark, disait parfois ma mère, d'une voix sifflante, quand j'étais petit, m'exilant ainsi de ma propre identité comme quelqu'un qui partageait certains traits cruciaux de sa famille, des Jäger et des Jaeger, ces Juifs austrohongrois, à la fois magnifiques et dramatiques, pour qui - parce que leurs beaux visages à grand front et aux yeux anormalement bleus, au fond de leurs orbites anormalement profondes, étaient simplement les manifestations physiques des qualités d'intelligence, de talent artistique, de culture et de raffinement qui, croyaient-ils, caractérisaient la famille, et que résumait le terme allemand, Feinheit, « raffinement », qu'ils appliquaient souvent à euxmêmes et déniaient à ceux qu'ils désapprouvaient pour une raison quelconque - l'allure que vous aviez et à qui vous ressembliez étaient des choses particulièrement importantes. Je déteste quand tu es aussi méchant, me disait-elle en regardant mes cheveux ondulés. C'est le Mittelmark en toi. Le fait est que je sais très bien pourquoi Shmiel se sentait si maladroit, ce lundi de janvier, en écrivant une lettre à cet homme appelé Joe. Car le Joe à qui Shmiel Jäger écrivait, en ce lundi d'autrefois, le « cher Cousin » auquel il adressait cette requête mortifiée, était un Mittelmark ; et même alors, en janvier 1939, les Jäger et les Mittelmark étaient à couteaux tirés depuis déjà une génération. L'histoire de cette mésentente ressemble, au premier abord, à une histoire de querelle entre cousins. Mon grand-père et ses frères et soeurs étaient, après tout, fortement endettés, redevables à leur riche oncle Mittelmark de leur passage en bateau pour l'Amérique ; et il y avait le fait horrible que cette dette avait été payée (comme le considérait mon grand-père) de son poids de chair humaine, de la chair de deux des trois filles Jäger, les soeurs de mon grandpère : l'aînée, Ray, Ruchele, fiancée au fils repoussant de cet oncle, Sam Mittelmark, son cousin germain ; et après sa mort, une semaine avant qu'elle ne se marie, la cadette, Jeanette, Neche, mariée à ce même cousin Sam, après avoir atteint l'âge pour le faire. Tout au long de sa vie, mon grand-père a blâmé ce cousin pour ces vies malheureuses, insistait-il, et pour ce que nous savions être les morts prématurées de ces deux filles, l'une à vingt-six ans, l'autre à trentecinq ; et il n'est pas difficile de supposer que ce ressentiment empoisonné était partagé, dans une certaine mesure, par ses autres frères et soeurs, y compris Shmiel l'esseulé. Donc, cela ressemble à une histoire de querelle entre cousins. Mais si vous lisez attentivement entre les lignes - si, du moins, vous êtes une personne qui a grandi dans une famille d'un certain genre, une famille comprenant, par exemple, cinq frères et soeurs - vous comprenez que tout a dû commencer comme une histoire de sentiments empoisonnés entre frères et soeurs. Quand j'étais jeune, mon grand-père racontait cette histoire des mariages arrangés de