peut-être était-ce simplement un problème statistique. Peut-être y avait-il tant de fantômes juifs que vous finissiez forcément par en rencontrer un. Après avoir dit adieu à Ignacy dans ce bazar du Kirghizstan, a dit Adam, il avait rencontré deux personnes de Bolechow. Il ne se souvenait pas dans quelle ville il avait dit adieu à Ignacy, mais c'était vers le milieu de l'année 1943, ce qui veut dire à l'époque où les derniers Juifs de Bolechow étaient liquidés. Et il savait aussi que c'était près de la frontière chinoise. On peut voir les choses autrement en disant qu'au moment où Bumo Kulberg, un jeune Juif d'une petite ville de Pologne, arrivait en Chine, il n'y avait plus de Juifs à Bolechow, en dehors de ceux qui vivaient dans des caves, des greniers, des granges ou des trous creusés dans la forêt. Parmi ces Juifs cachés, au moins pour un certain temps encore, se trouvaient, croyons-nous, Shmiel et Frydka Jäger. Avec ses deux nouveaux amis de Bolechow - l'un d'eux, je ferais aussi bien de le dire, s'appelait Naphtali Krauthammer -Bumo avait entendu dire que, à quelque distance de l'endroit où ils étaient alors, se trouvait un camp de réfugiés de Pologne, sur la frontière septentrionale de l'Ouzbékistan, une localité appelée Tokmok. Bumo avait décidé, à ce moment-là, d'entrer en contact avec des Polonais ; son projet initial de rejoindre la Palestine ayant échoué, il était impatient de trouver l'armée d'Anders, le bataillon polonais créé en 1941, après que les Allemands avaient attaqué l'Union soviétique ; Staline avait alors compris que les nombreux Polonais qui languissaient dans les prisons soviétiques seraient plus utiles à combattre les Allemands. Les exploits de cette unité étaient déjà célèbres et Bumo avait entendu dire qu'un capitaine dans le camp de réfugiés de Tokmok projetait d'aller en Iran pour rejoindre l'armée d'Anders. Le trajet de Frounze à Tokmok était toutefois difficile. Il n'y avait pas de routes commodes et le terrain était montagneux. Certains pics atteignaient cinq ou six mille mètres d'altitude. D'un lieu d'habitation à un autre, il fallait parcourir de nombreux kilomètres, se souvenait Bumo. Ce n'était même pas des maisons : c'étaient des yourtes, des tentes faites de feutre et de jeunes arbres, utilisées depuis toujours par les nomades des steppes de l'Asie centrale. Alors que Bumo, Naphtali et Abraham progressaient vers Tokmok, ils avaient été pris dans une violente tempête de sable et contraints de se réfugier dans une yourte habitée par un jeune couple avec un petit enfant. Ces gens hospitaliers avaient offert à manger aux trois hommes à l'allure étrange : une sorte de farine pâteuse avec de l'agneau. C'était délicieux. C'était à peu près à l'instant où Bumo se régalait de ce repas savoureux que Ciszko Szymanski, comme j'allais le découvrir plus tard, était en train de crier, Si vous la tuez, alors vous devrez me tuer aussi ! Et c'est ce qu'ils ont fait. Le jeune couple avait offert aux trois hommes un endroit où dormir. Il leur avait donné des sortes de matelas roulés à déployer près du feu : la place d'honneur. Il faisait horriblement chaud pendant la journée, mais atrocement froid la nuit. Le lendemain, les nomades ouzbeks leur avaient indiqué le chemin qu'ils devaient prendre : de l'autre côté de la rivière Chu. Ils étaient repartis. Ils avaient fini par arriver dans un endroit rempli de réfugiés. Les trois garçons de Bolechow avaient trouvé du travail chez un vétérinaire qui vivait dans une maison magnifique, avec jardin et sauna. Un jardin ! Ils travaillaient dans le jardin. Très vite, il est devenu apparent que la rumeur qu'ils avaient entendue à propos d'un capitaine qui les conduirait jusqu'à l'armée d'Anders n'était pas fondée. Bien que la vie ait été assez bonne et la nourriture abondante, une épidémie de typhus avait éclaté dans le camp. Une quarantaine avait été mise en place. A la fin de la quarantaine, les trois garçons de Bolechow avaient décidé de repartir. Ils avaient pris la direction d'un autre endroit dont ils avaient entendu parler, appelé Antonufka, où se trouvait un autre camp de réfugiés polonais. Dès leur arrivée, ils avaient pu constater que le camp était dirigé de manière militaire. Des tentes militaires étaient alignées. Les gens qui avaient trouvé refuge ici payaient leur pension en travaillant dans des carrières. La discipline était stricte : chaque matin, on sonnait le réveil. Bumo avait vite compris qu'il y aurait peu de chance de trouver là quelqu'un qui l'aiderait à entrer en contact avec l'armée d'Anders. Les gens qui dirigeaient le camp disaient que quiconque ne voulait pas travailler pouvait retourner à Frounze. On avait le droit de partir. Bumo était donc retourné à Frounze et avait commencé à travailler dans une usine qui fabriquait de l'équipement agricole. Le patron de l'usine était un avocat de Cracovie du nom de Ravner. Il était marié à une femme ouzbek superbe et avait eu deux enfants avec elle. Pendant qu'Adam Kulberg racontait cette histoire, au cours d'une nuit neigeuse du début de l'année 2004 au Danemark, j'ai songé à une autre histoire de mariage improbable que j'avais entendue autrefois, celle d'un Juif du nom de Shmiel Jäger, originaire de Dolina, qui avait épousé une femme ouzbek et eu des enfants avec elle, qui vivait encore, pour autant qu'on pouvait le savoir, en Ouzbékistan avec ses enfants et ses petits-enfants - lesquels portent tous un gène qui est très probablement lié à certains gènes que mes frères, ma soeur et moi possédons. C'est là, à Frounze, que Bumo était tombé malade pour la première fois. Une nuit, comme il avait l'impression d'avoir une appendicite, il s'était rendu à l'hôpital où il avait été opéré d'urgence. Comme les médicaments étaient rationnés, Bumo n'avait reçu qu'une anesthésie locale, ce qui fait qu'il avait pu voir les chirurgiens l'inciser et retirer l'appendice enflé. Alors qu'il allait entrer dans la salle d'opération, Bumo avait confié ses précieuses possessions - précieuses parce qu'elles étaient les seules - à une infirmière bienveillante qui avait proposé d'en prendre soin, s'il lui arrivait quelque chose. Car, même à ce moment-là, chaque soir, il parlait encore aux photos de sa famille. L'infirmière avait pris les photos et, comme promis, les avait rangées soigneusement jusqu'à ce qu'il fût remis de l'opération. La femme était allemande, épouse d'un officier russe. Une fois rétabli, Bumo Kulberg avait décidé de trouver une unité militaire, quelle qu'elle fût, dans laquelle il pourrait combattre. Avec ses deux compagnons, il avait recommencé le même parcours fantastique. De Frounze, ils avaient voyagé vers l'ouest jusqu'à Tachkent. Bumo s'y était reposé quelque temps. Pendant dix mois, il avait travaillé dans une fabrique de champagne soviétique. Une fabrique de champagne soviétique à Tachkent ? ! nous étions-nous exclamés de concert Matt et moi, en riant. Oui, pourquoi pas ? Nous avions bu du champagne soviétique dans la salle de séjour bondée de Nina à Bolechow, pendant que son mari jouait « Yesterday » sur son piano déglingué, nous l'avions bu, incapables de croire qu'il existait quelque chose comme du Champagne soviétique. Finalement, Bumo avait appris les nouvelles qu'il attendait depuis si longtemps : des gens du coin lui avaient dit savoir comment il pourrait s'engager dans un régiment polonais. Il avait rempli une demande d'engagement. Deux semaines plus tard, il était dans le train de Tachkent à Moscou, puis dans un endroit appelé Divovo sur le fleuve Oka, où s'entraînait l'unité en question et où il était tombé sur Amir Sapirstein, un voleur célèbre de Bolechow. Les jeunes recrues vivaient dans une immense forêt. Elles avaient le crâne rasé. La discipline était sévère. A la fin de 1943, à l'heure où Sumek et Malcia Reinharz, Jack Greene, son frère et son père, Anna Heller Stern, Klara et Yankel Freilich, Josef et Shlomo Adler, Dyzia Lew, étaient tous enfermés en silence dans leurs cachettes, Bumo Kulberg, dans une forêt sur le fleuve Oka, voyait trois jeunes gens, qui avaient pensé, comme lui, vouloir combattre les Allemands, mais avaient essayé, non comme lui, de déserter, se faire fusiller dans une clairière. L'un d'eux était un Juif de Varsovie. Il faisait tellement froid que les visages des trois hommes, qui avaient supplié leur commandant de les épargner et promis qu'ils combattraient pour la Pologne, avaient pris une couleur violette, se souvenait Adam. En décembre, Bumo faisait route vers le front occidental. Ils s'étaient arrêtés à Kiev. Berdetsov. Ils avaient poursuivi vers l'ouest. Ils étaient entrés en territoire polonais. Les semaines s'écoulaient. Il était à Lublin où, à son insu, son ancienne voisine, Chaya Heller, prétendait, jour après jour, être une jeune fille catholique du nom d'Anna Kucharuk. Il était à Majdanek. A quatre kilomètres à peine du centre de Lublin, Majdanek était un camp qui avait été créé pour être un camp de prisonniers de guerre dirigé par la SS, à l'époque où avait eu lieu la première Aktion à Bolechow, mais six mois plus tard c'était devenu le site de massacres de grande envergure qui devaient se prolonger jusqu'en juillet 1944, date à laquelle trois cent soixante mille Juifs, Polonais et prisonniers de guerre y avaient été gazés. A Majdanek, Bumo avait découvert que tout avait été brûlé ; les Allemands effaçaient leurs traces. Quand il y était arrivé avec les autres soldats, le four crématoire était encore brûlant. Bumo avait traversé le camp et vu, disait-il, des montagnes de valises, des montagnes de photos qui avaient été autrefois l'empreinte des vies de ces Juifs et n'étaient plus à présent qu'un tas d'ordures indéchiffrables. Pour des raisons qu'il ne pouvait pas s'expliquer, il a ramassé quelques photos et les a gardées. Il avait continué. De septembre 1944 à janvier 1945, il était resté sans bouger avec son armée sur les bords de la Vistule en face de Varsovie et sans rien faire, alors que l'armée soviétique,