précieuse bouteille et son huile lors du sacre de presque tous les Capétiens. Car ce sont bien eux, en effet, sans rapport dynastique direct avec les Mérovingiens, mais avides d'une légitimité si haut placée, qui n'auront de cesse d'aller secouer les mânes du vieux roi franc et de sa conversion, pour se placer sous son parrainage. On en a déjà parlé. C'est pour se raccrocher à Clovis et au Dieu qui l'a désigné que les monarques iront se faire sacrer à Reims. C'est pour cette raison que nombre d'entre eux s'appellent Louis - une déformation de Chlodowig, c'est-à-dire Clovis, toujours lui. C'est enfin pour complaire aux Capétiens que les papes appelleront leur royaume de France « la fille aînée de l'Église », puisqu'elle fut baptisée « en premier ». Tout ce folklore idéologico-religieux convenait parfaitement aux temps où notre pays était une monarchie qui se voulait de droit divin. Est-il raisonnable aujourd'hui d'en rester là ? Catholicisme contre arianisme Puisqu'il s'agit d'un baptême, étudions-le d'abord sous un angle religieux. Passons sur cette idée curieuse qui voudrait qu'un pays tout entier ou même l'ensemble d'une tribu puissent être convertis d'un coup. C'étaient là les moeurs du temps : le roi choisissait une foi, et allez, guerriers, femmes, esclaves et bétail, tout le monde était prié d'être miraculeusement touché par la même grâce. Aujourd'hui, ce genre de notion heurte tout autant les consciences laïques que catholiques : une conversion ne peut être collective, elle dépend de la volonté individuelle. On a fait beaucoup de progrès dans le respect des choix de chacun, et c'est heureux ; il arrive pourtant à certains, et non des moindres, de revenir en arrière. Souvenons-nous de cette question posée lors de sa première visite en France par le pape Jean-Paul II, et que l'on répète depuis ad nauseam à chaque nouvelle visite pontificale : « France, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême ? » Mille cinq cents ans de régression en une phrase, et apparemment cela n'a choqué personne : France, qu'as-tu fait de ton sens critique ? Passons aussi sur le rapport assez particulier que le roi franc entretint avec les vertus évangéliques qu'il était censé avoir embrassées : dans la vie quotidienne, il resta jusqu'à sa mort le grand païen ripailleur qu'il avait toujours été, et n'eut de cesse de faire massacrer les uns après les autres tous les membres de sa propre famille qu'il percevait comme des rivaux. C'étaient, là encore, les moeurs de l'époque. Faisons-lui ce crédit, il n'était pas le seul dans ce cas : on trouve encore dans le martyrologe du Vatican, ce catalogue de tous les canonisés, tel ou tel roi mérovingien qui fit pis et qui n'en est pas moins saint. Reste le point essentiel : Clovis devint donc, parmi les Barbares, « le premier roi chrétien ». On lit cela dans beaucoup de livres, et des plus récents. Malheureusement c'est faux. Il devint le premier roi catholique et cette nuance change tout. Au ve siècle, contrairement à ce que l'on croit souvent, la plupart des nouveaux maîtres de l'Europe étaient déjà chrétiens, mais ils l'étaient d'une tendance particulière de cette religion : l'arianisme. Il s'agit d'un courant théologique lancé vers le début du ive siècle par un certain Arius, un prêtre d'Alexandrie, et qui, en simplifiant, défendait l'idée que Jésus était une sorte de super prophète, mais d'un ordre inférieur à Dieu. Il est oublié aujourd'hui. À cette époque où rien de la doctrine n'était encore fixé, où aucun penseur chrétien n'était d'accord pour savoir qui était vraiment le Christ ou ce qu'on pouvait bien penser de Marie ou du Saint-Esprit, cette croyance aurait pu parfaitement devenir la position officielle de l'Église. Elle fut disputée longuement et eut de nombreux adeptes. Quelques empereurs furent ariens ainsi que d'innombrables évêques. Et quelques missionnaires, tout aussi pieux et emplis de Dieu que tous les missionnaires, allèrent répandre cette vérité de par le monde. C'est ainsi que l'un d'eux, l'évêque Wulfila, ou Ulfilas, réussit à convertir à sa foi quelques-uns des grands Goths, qui, par contagion, convertirent les Vandales, les Suèves, les Alamans, les Burgondes. Au siècle où nous en sommes, tous ces gens n'étaient plus païens depuis longtemps, mais d'authentiques adorateurs de Jésus, de Dieu, de la Bible et des Évangiles. Seulement, au cours d'un de ces étonnants conciles des débuts de l'Église où l'on débattait des vérités divines à coups de votes plus ou moins truqués, dans des ambiances surréalistes de congrès radicauxsocialistes d'avant guerre, l'arianisme fut décrété « hérétique », mot terrible. Malheur désormais à ceux qui le soutenaient, gloire à ceux qui le combattaient. C'est la loi de toutes les chapelles, elles ne haïssent rien tant que les chapelles les plus proches d'elles. À l'époque des Grandes Invasions, ceux qui habitent la Gaule, et surtout les élites, l'épiscopat, la vieille aristocratie, fidèles à l'orthodoxie défendue par Rome, détestent les nouveaux maîtres, des hérétiques qui sont donc, pour eux, pires encore que des païens. En se convertissant au catholicisme, Clovis fit plaisir à sa sainte femme, comme on le raconte dans les bons livres, mais il réussit surtout à s'assurer une carte maîtresse qui explique sa victoire si rapide contre les puissants Wisigoths et leurs frères pécheurs : l'appui essentiel des évêques - qui représentaient la dernière ossature administrative des pays conquis - et des soutiens diplomatiques. Celui du pape, pauvre pontife de Rome qui n'avait guère de pouvoir, mais surtout celui, plus distant encore mais non négligeable, de l'empereur romain de Constantinople, trop content de voir ce si gros morceau de l'Europe occidentale enfin tombé du bon côté du catéchisme. Remettons donc les choses à l'endroit : le miracle pour Clovis ne fut pas d'être le premier païen à être éclairé par les lumières célestes, mais au contraire d'être le dernier de la liste, pour pouvoir choisir, parmi plusieurs, la vérité la plus efficace. À dire vrai, en mettant ainsi notre pauvre vieux Franc sur le gril du scepticisme, je n'innove en rien. Tous les grands historiens républicains l'ont fait depuis longtemps. Pour eux, qui n'aimaient guère les rois et se méfiaient de la religion, cette histoire de « baptême » de leur beau pays était une scène primitive trop embarrassante pour ne pas chercher à la torpiller d'une manière ou d'une autre. Il paraît qu'au début du xxe siècle, un éditeur facétieux ou étourdi, pour raconter la conversion du païen à la suite de la bataille de Tolbiac, avait osé dans un manuel d'histoire un passage à la ligne redoutable, qui faisait qu'on y lisait cette phrase : « Et Clovis embrassa le cul-te de sa femme. » Je n'ai jamais vu ce fameux manuel, et j'ignore s'il a existé, mais je me souviens bien qu'à l'école, au tournant des années 1960 et 1970, on ne passait pas une année sans qu'en douce, sur le ton de la confidence amusée, un instituteur ne nous glisse l'anecdote. Je me demande maintenant si tout cela ne traduisait pas tout simplement cette gêne. La blague sur le fameux « cul-te » de Clotilde, c'était aussi une façon de tirer le tapis sous les pieds d'un personnage aussi lourdement chargé politiquement. L'historien Christian Amalvi1 explique très bien comment, sous la IIIe République, les manuels se tiraient la bourre sur cette affaire. La promesse de Tolbiac - « Dieu de Clotilde, si tu m'accordes la victoire, je me fais baptiser » - était, pour les catholiques, le signe indiscutable d'un choix de Dieu. Pour les républicains, elle prouvait le cynisme d'un opportuniste prêt à tout. Parler de France au ve siècle n'a pas de sens On peut encore aller un peu plus loin pour tenter de déminer cet encombrant mythe national. Dans l'expression le « baptême de la France », n'est-ce pas le mot « France » qui est le plus gênant ? Parler de France au ve siècle n'a pas de sens, l'idée ne commencera à apparaître que des siècles plus tard. Pourtant, dans la plupart des livres d'histoire grand public qui sont publiés encore aujourd'hui, dans la plupart des esprits, quoi qu'on pense de l'acte, la conversion de Clovis et son règne restent un bien national. Pourquoi ? En quoi l'histoire d'un chef barbare qui fit main basse sur la moitié de l'Europe occidentale nous appartiendrait en propre ? Les rois de France ont tenté de capter cet héritage pour des raisons religieuses, on en a parlé. La IIIe République, en pleine période de fièvre nationaliste, chercha à le récupérer d'une autre manière. On pouvait alors contester le personnage, on vient de le voir, mais personne ne remettait en cause qu'il fut bien de chez nous, ce petit roi franc était un vrai roi de France, c'était indiscutable. En pleine élaboration d'une identité nationale qui était censée prendre ses racines dans la profondeur des siècles, l'événement permettait de mitonner ces petites soupes nationalisto-ethnologiques dont on était friand à l'époque. On ne cachait pas les origines germaniques de Clovis, au contraire. En montrant ce Germain dominant la Gaule - c'est-à-dire « nos ancêtres » - puis se convertissant, on pouvait fantasmer notre pays comme le creuset de la « vieille souche gauloise », de la « force germanique », et de la douce pureté évangélique. Fier et joyeux comme un Gaulois, civilisé comme un Romain, fort comme un Barbare, et affiné par le baptême, c'est ainsi que l'on rêvait le Français, cet être forcément unique. Admettons le principe de ces tranches napolitaines. Dans bien des domaines, il est indéniable que le haut Moyen Âge s'est constitué peu à peu grâce à tous ces apports successifs. Répétons ce que nous écrivions pour les Gaulois : en quoi cela concernet-il notre seul pays ? L'Espagne, l'Angleterre, ont connu tour à tour les Celtes, puis les Romains, puis la christianisation, puis la domination des rois germaniques. Allons plus loin. Franchissons le détroit de Gibraltar pour suivre d'autres Barbares germaniques des ve et vie siècles : les Vandales. Chassés d'Espagne par les Wisigoths, ils vont s'installer dans une des plus riches provinces de l'Empire romain, l'ancien domaine de Carthage, c'est-à-dire grosso modo l'actuelle Tunisie. Si l'on joue au jeu des cousinages historiques, on doit donc l'admettre : à ce moment de l'histoire, la Tunisie, ancienne province romaine, christianisée en même temps que Rome, puis devenue un royaume germanique (dirigé par des chrétiens ariens), est une proche parente de la Gaule, et surtout de l'Italie, ancienne province romaine chrétienne devenue un royaume aux mains d'Ostrogoths (également ariens). Tandis que la Scandinavie, d'où sortirent, des siècles plus tôt, les mêmes Vandales, est étrangère à cette histoire. Elle ne fut jamais colonisée par Rome. Tout cela, protestera-t-on, nous éloigne de nos Mérovingiens. Revenons-y. Ils sont considérés par la plupart des Français comme la première dynastie française. Patrick Geary, grand historien américain du haut Moyen Âge2 européen, nous le rappelle : pour les historiens allemands du xixe siècle, les Mérovingiens étaient de façon tout aussi évidente des rois allemands. L'opinion n'a rien d'illégitime : les fils de Mérovée étaient germaniques - avant de vaincre les Wisigoths du royaume de Toulouse, Clovis avait vaincu les Alamans et assuré son pouvoir sur les Francs Ripuaires, qui régnaient pour partie sur ce qui est aujourd'hui l'Allemagne. N'oublions tout de même pas que Clovis, s'exclameront alors les patriotes, a été baptisé à Reims et enterré à Paris, dont il avait fait sa capitale ! D'accord, mais il est né à Tournai. Il serait donc raisonnable aujourd'hui de mettre tout le monde d'accord en revenant à une vérité trop souvent ignorée : Clovis n'est ni allemand ni français, il est belge. 1 Les Héros de l'histoire de France, Privat, 2001. 2 Quand les nations refont l'histoire, Aubier, 2004.