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travaillé pour Oncle Shmiel.

Publié le 06/01/2014

Extrait du document

travaillé pour Oncle Shmiel. Comme il aime le faire, Alex a frappé à la fenêtre plutôt que sur la porte et a appelé en ukrainien, Il y a quelqu'un ? Au bout d'une minute ou deux, une femme aux cheveux blancs s'est présentée au portail grillagé qui conduisait au minuscule jardin. Son visage, profondément ridé, mais animé, les traits étonnamment mobiles, le nez franc avec la pointe un peu busquée, les cheveux blancs remontés sans façon dans un petit chignon, les grandes mains vigoureuses qui battaient et s'agitaient autour d'elle pendant qu'elle avançait lentement vers la porte, et même la couleur de bluet de sa fine blouse en coton - tout cela projetait une impression de crédibilité. Alex lui a parlé brièvement et quand il a dit Jäger à un moment donné, elle a hoché la tête en disant tak, tak, avant de nous faire signe d'entrer. Pendant qu'elle nous indiquait quelques chaises en plastique où nous asseoir dans un coin de son petit jardin ombragé, elle nous a dit qu'elle était née en 1919. Non, a-t-elle continué, Stepan s'était trompé : c'était son oncle qui avait été le chauffeur de Shmiel, pas son frère. Mais, bien entendu, elle se souvenait de Shmiel Jäger. Elle ne l'avait pas vu souvent et elle ne se souvenait donc pas des enfants - elle pensait qu'il y avait une fille seulement -, mais elle se souvenait de Jäger, il avait un gros camion. Ses chauffeurs allaient jusqu'à Lwów pour prendre toutes sortes de marchandises, des vêtements, de la nourriture, des fruits... Des fraises, ai-je pensé... ... d'autres choses encore, et il les livrait à différents endroits... Et ça a continué. Nous avons parlé pendant une demi-heure environ et elle nous a fait part de ses souvenirs : des choses domestiques, de tous les jours. Des choses que nous avions entendues. Elle savait que Jäger habitait quelque part près du Rynek, mais que la maison n'existait plus ; une autre maison avait été construite à l'endroit où elle se trouvait. Oui, son oncle avait travaillé pour Jäger. Et Jäger adorait son oncle ! Ils étaient très proches, pas seulement un patron et son employé. Jäger était connu pour être un homme bon, généreux. Les gens l'aimaient. Le nom de son oncle ? Stanislaw Latyk. Stas, a-t-elle dit. Ses enfants avaient émigré aux Etats-Unis depuis longtemps ; si nous voulions, elle pourrait nous donner leurs noms et leurs adresses. Le fils, en particulier, pensait-elle, se souviendrait de beaucoup de choses. J'ai dit, oui, ce serait bien, et j'ai pensé, Peut-être qu'ils auraient eux aussi des histoires charmantes à raconter (« Et Jäger adorait notre père ! »). Elle a apporté une feuille de papier et pendant que je copiais les adresses, elle nous a montré des photos de son oncle, de toute la famille. J'ai promis d'appeler ses cousins aux Etats-Unis à mon retour, et peu de temps après, nous avons serré chaleureusement sa main ferme et nous sommes retournés vers la Passat. L'instinct d'Alex s'était révélé juste : nous ne devrions pas perdre trop de temps avec ces interviews. Le fait est que j'ai téléphoné aux enfants de Stas Latyk quelques semaines après notre retour de ce voyage, mais les histoires qu'ils m'ont racontées n'étaient pas charmantes. Quand j'ai parlé à Lydia, la fille, qui vit aujourd'hui près de New Haven, elle s'est attardée avec joie sur les souvenirs qu'elle pouvait retrouver, essayant d'aider du mieux qu'elle pouvait. Oui, bien sûr, elle se souvenait de Shmiel Jäger ; son père était très ami avec lui, ils étaient très proches. Pendant la guerre, son père avait son propre gros camion - il avait cessé de travailler pour Shmiel et s'était mis à son compte dans les années 1930 - et il avait construit une sorte de cachette dans un des énormes réservoirs d'essence de ce camion, et il avait ainsi pu faire passer des Juifs en lieu sûr, vers d'autres cachettes (après que je lui ai dit ce que je savais alors du sort de Shmiel, elle a dit que c'était peut-être bien son père qui l'avait amené chez cette femme, le professeur de dessin). Cela avait dû se passer, a-t-elle ajouté, avant le jour où, pendant une rafle de Juifs, son père avait vu un soldat allemand arracher brutalement un enfant à sa mère et s'était approché de ce soldat pour le frapper au visage en disant, Vous devriez avoir honte. Stas avait alors été jeté dans une cellule de la Gestapo et battu pendant deux jours. Lorsqu'il était finalement rentré, il était tellement méconnaissable que sa femme s'était évanouie. Peu de temps après, craignant pour sa vie, Stas Latyk avait disparu dans la forêt. Lydia, sa mère et son frère, Mikhailo, avaient appris plus tard qu'il avait rejoint les Russes et qu'il était revenu à Bolekhiv après la guerre, mais à ce moment-là sa famille était partie en Amérique et pour une raison quelconque, parce que le monde était ce qu'il était alors, et à cause d'autres choses encore, ils ne l'avaient jamais revu. J'ai aussi appelé Michael Latyk, qui est aujourd'hui le nom de Mikhailo, le fils de Stas. Il vit au Texas. Il a été très chaleureux lorsque je l'ai appelé, à l'improviste, le lendemain du jour où j'avais parlé à sa soeur, et il a dit que oui, bien sûr, il serait heureux de partager ses souvenirs de son père, de la guerre, de tout. Il a confirmé ce que Lydia m'avait dit au sujet de la grande amitié de son père et de Shmiel, ajoutant seulement que les deux hommes s'affrontaient régulièrement, il s'en souvenait très clairement, dans des matchs de lutte. De lutte ? J'étais impatient de pouvoir raconter ça à ma mère. De quoi d'autre se souvenait-il ? ai-je demandé. C'était dur pour lui, a-t-il répondu : il était un petit garçon, c'était une époque horrible, il avait vu des choses atroces. Il était dans la foule qui s'était rassemblée devant le Dom Katolicki, cette nuit d'octobre : il avait vu des gens alignés contre le mur et abattus. Il y avait eu un jour de juin où il était dehors, à manger des cerises dans un arbre, quand il avait soudain entendu des coups de feu et vu des gens abattus en pleine rue. Après ça, il n'avait pas pu manger pendant trois jours. Il avait vu d'autres choses encore. Une femme, enceinte de six ou sept mois, blessée, demandant à voir un docteur, un docteur. Et puis, il y avait eu la fois où, après une des grandes Aktionen, il avait vu un garçon de son âge qui avait pris une balle dans l'épaule droite pendant la rafle - Non, attendez, c'était l'épaule gauche, il pouvait encore le voir dans sa tête - mais avait réussi à survivre. Il se souvenait d'avoir vu ce garçon quatre jours plus tard, assis devant une barrière du Lager. Il était en fait assis au pied de la barrière, se souvenait Michael, tout gonflé par la faim, et il prenait... Sa voix s'est brisée et il a commencé à sangloter. Je suis désolé, je suis désolé. Je ne peux pas le dire. Ça va, ai-je dit sur le ton que je prends pour m'adresser parfois à mes enfants. Prenez votre temps, respirez. Il a pris une longue inspiration et dit, Il prenait... Sa voix s'est brisée de nouveau. Je n'arrivais pas à imaginer la chute de son histoire, mais assis à mon bureau, je me suis rendu compte que je serrais le combiné si fort que j'avais la paume de la main trempée de sueur. Finalement, Michael Latyk, en ce jour d'août 2005 au Texas, a longuement inspiré et dit, Il était assis là, gonflé par la faim, au pied de la barrière, et il prenait les poux qu'il avait sur le corps et les mangeait. Puis il a ajouté, Je suis désolé, je ne peux plus parler de ces choses-là. J'ai approuvé de la tête et je me suis souvenu que j'étais au téléphone. Oui, ai-je dit tout doucement, vous m'avez été très utile, j'apprécie beaucoup que vous m'ayez dit ces choses, ma famille et moi sommes vraiment reconnaissants... Il m'a brusquement interrompu. Il y a encore une chose que je dois vous dire. Vous connaissez cette expression « Mangez équilibré » ? Hé bien, pour le restant de mes jours, chaque fois que je l'entends, je pense à ce que je viens de vous dire. J'avais tenu la promesse que j'avais faite à Mme Latyk de téléphoner à ses cousins d'Amérique.     Nous avons retrouvé le vieux Prokopiv juste à temps. Au moment où nous nous sommes garés devant chez lui, il s'éloignait d'un pas décidé en direction de la ville - en route, nous a-t-il dit plus tard, pour son travail à l'église, où il remettait les choses en ordre tous les jours. La maison était grande et belle, avec une magnifique charpente et un toit en tôle très pointu. Elle était peinte en rouge brique et les cadres des fenêtres en blanc. L'impression que c'était une ancienne grange était renforcée par le fait qu'elle était un peu décalée par rapport à la rue et au milieu d'une profusion de pommiers, et l'ensemble ressemblait à quelque chose qu'on peut rencontrer au cours d'une journée passée à rouler dans une campagne plaisante. Rien chez Prokopiv, dont le prénom était Vasyl, ne laissait soupçonner qu'il avait quatre-vingt-dix ans. Il était grand et bien bâti, et il avait un beau visage ovale avec une peau ferme, presque sans rides, à l'exception des deux rides de rire profondes de chaque côté de sa grande bouche. Son nez relevé, comme celui de Mme Latyk, se terminait comme un tremplin de ski, qui lui donnait une physionomie un peu incongrue de petit garçon. Comme Josef Adler, le jour où je l'avais rencontré, il portait une chemise kaki à épaulettes. Il avait l'air d'avoir soixante-dix ans. Sa poigne ferme m'a écrasé la main. Comme Prokopiv était de toute évidence en route pour un rendez-vous, Alex a fait de brèves présentations. Il a dit que nous étions des Américains à la recherche de gens qui pouvaient avoir connu les Jäger de Bolechow. Prokopiv a porté sa main gauche à son visage, pris un air contemplatif et a parlé pendant une minute en ukrainien. Il ne se souvient pas des Jäger, a dit Alex. Entre les interviews inattendues de Stepan, de Mme Latyk, et l'heure passée à rechercher Taniawa, la journée paraissait bien longue. Le soleil était brûlant. Un peu hâtivement, j'ai dit, Non ? Bon, d'accord.

« Stas avait alors étéjeté dans unecellule delaGestapo etbattu pendant deuxjours.

Lorsqu'il était finalement rentré,ilétait tellement méconnaissable quesafemme s'étaitévanouie.

Peu de temps après,craignant poursavie, Stas Latyk avaitdisparu danslaforêt.

Lydia, samère et son frère, Mikhailo, avaientapprisplustard qu'il avait rejoint lesRusses etqu'il était revenu à Bolekhiv aprèslaguerre, maisàce moment-là safamille étaitpartie enAmérique etpour une raison quelconque, parcequelemonde étaitcequ'il était alors, etàcause d'autres choses encore, ilsne l'avaient jamaisrevu. J'ai aussi appelé Michael Latyk,quiestaujourd'hui lenom deMikhailo, lefils deStas.

Ilvit au Texas.

Ilaété très chaleureux lorsquejel'ai appelé, àl'improviste, lelendemain dujour où j'avais parléàsa sœur, etila dit que oui,bien sûr,ilserait heureux departager sessouvenirs de son père, delaguerre, detout.

Ilaconfirmé ceque Lydia m'avait ditausujet delagrande amitié deson père etde Shmiel, ajoutant seulement quelesdeux hommes s'affrontaient régulièrement, ils'en souvenait trèsclairement, dansdesmatchs delutte.

De lutte ? J'étais impatient depouvoir raconter çaàma mère. De quoi d'autre sesouvenait-il ?ai-je demandé.

C'étaitdurpour lui,a-t-il répondu :il était un petit garçon, c'étaituneépoque horrible, ilavait vudes choses atroces.

Ilétait dans lafoule qui s'était rassemblée devantleDom Katolicki, cettenuitd'octobre :il avait vudes gens alignés contre lemur etabattus.

Ilyavait euun jour dejuin oùilétait dehors, àmanger descerises dans unarbre, quand ilavait soudain entendu descoups defeu etvu des gens abattus en pleine rue.Après ça,iln'avait paspumanger pendant troisjours.

Ilavait vud'autres choses encore.

Unefemme, enceinte desix ousept mois, blessée, demandant àvoir undocteur, un docteur.

Etpuis, ilyavait eulafois où,après unedesgrandes Aktionen, il avait vuun garçon de son âge quiavait prisune balle dansl'épaule droitependant larafle –  Non, attendez, c'était l'épaule gauche,ilpouvait encorelevoir dans satête – mais avaitréussi àsurvivre.

Ilse souvenait d'avoirvucegarçon quatrejoursplustard, assisdevant unebarrière du Lager.

Il était enfait assis aupied delabarrière, sesouvenait Michael,toutgonflé parlafaim, etil prenait... Sa voix s'est brisée etila commencé àsangloter. Je suis désolé, jesuis désolé.

Jene peux pasledire. Ça va, ai-je ditsur leton que jeprends pourm'adresser parfoisàmes enfants.

Prenezvotre temps, respirez. Il apris une longue inspiration etdit, Ilprenait... Sa voix s'est brisée denouveau.

Jen'arrivais pasàimaginer lachute deson histoire, maisassisà mon bureau, jeme suis rendu compte quejeserrais lecombiné sifort que j'avais lapaume de la main trempée desueur. Finalement, MichaelLatyk,encejour d'août 2005auTexas, alonguement inspiréetdit, Ilétait assis là,gonflé parlafaim, aupied delabarrière, etilprenait lespoux qu'ilavait surlecorps et les mangeait. Puis ila ajouté, Jesuis désolé, jene peux plusparler deces choses-là. J'ai approuvé delatête etjeme suis souvenu quej'étais autéléphone.

Oui,ai-je dittout doucement, vousm'avez ététrès utile, j'apprécie beaucoup quevous m'ayez ditces choses, ma famille etmoi sommes vraiment reconnaissants.... »

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