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ANTISÉMITISME

Publié le 22/02/2012

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Le projet, naguère illustré par Léon Poliakov, d'une histoire continue de l'antisémitisme, de Moïse à Hitler (Histoire de l'antisémitisme, publiée à partir de 1953), est aujourd'hui moins évident. Car comme le disait Hannah Arendt : « Il faut bien se garder de confondre deux choses très différentes : l'antisémitisme, idéologie laïque du xixe siècle, mais qui n'apparaît sous ce nom qu'après 1870, et la haine du Juif, d'origine religieuse, suscitée par l'hostilité réciproque de deux fois antagonistes » (Sur l'antisémitisme, 1973). Si cette analyse est parfaitement correcte, il n'est cependant pas exact d'en conclure que le « racisme » antijuif a attendu la modernité pour apparaître. On n'attendit pas le déclin de l'État-nation (la clé selon H. Arendt) et Darwin pour inventer la « question juive ». Chaque grande famille de pensée issue de la Révolution de 1789 avait sa façon de la poser. Les libéraux, héritiers de Voltaire, s'impatientaient de voir ce peuple persister dans ses coutumes « barbares » et son isolement. Les premiers socialistes reprochent au contraire aux Israélites émancipés d'incarner les plus sombres aspects des temps nouveaux : « féodalités financières », règne de l'argent, individualisme exacerbé. Comme Balzac l'avait déjà fait à travers son Nuncingen, le fouriériste Alphonse Toussenel (1803-1885) lance le mythe Rotschild (Les Juifs rois de l'époque, 1884). Mais chez A. Toussenel, Jules Michelet (1798-1874), le jeune Marx et tant d'autres, une équivoque subsiste, puisque le Juif est attaqué non pas tant pour lui-même que comme symbole du bourgeois (« J'appelle Juif tout trafiquant d'espèces » écrit A. Toussenel). Quant aux contre-révolutionnaires, ils s'en prennent surtout aux francs-maçons, aux protestants, aux « jacobins », et accessoirement aux Juifs. La « supériorité aryenne ». Tout va changer avec les progrès de la philologie. La théorie linguistique passionne les romantiques allemands, surtout lorsque la parenté des langues européennes avec celles de l'Inde est reconnue. Par ailleurs l'hébreu est déchu dans le même temps de sa position de langue originelle et rapproché de l'arabe et d'autres idiomes moyen-orientaux. Un obscur savant allemand, Adolphe Lassen, donne au milieu du xixe siècle une formulation définitive à cette rupture épistémologique en distinguant langues européennes (ou « japhètiques ») et langues « sémitiques » (dans le Pentateuque, Japhet, Cham et Sem sont les fils de Noé). Quelques années plus tard, Ernest Renan, dans son Histoire générale et comparée des langues sémitiques (1855), passe de la langue à l'« esprit de la race » (le mot race conserve alors son sens vague de « lignée », « descendance »). Les sémites, ou du moins leur « esprit », sont une « combinaison inférieure de l'esprit humain »… La supériorité des aryens est réaffirmée simultanément dans un autre livre dû au « comte » Joseph de Gobineau : De l'inégalité des races humaines (1856). Certes J. de Gobineau n'est pas hostile aux Juifs ; de plus, il considère les Européens modernes, et singulièrement les Allemands, comme affreusement métissés… Mais c'est à travers la « réception » de Gobineau par Richard et Cosima Wagner, puis par leur disciple anglais de nationalité allemande Houston Chamberlain, que l'idée de la supériorité aryenne, étayée sur un darwinisme vulgarisé, rencontrera les préjugés qui s'étaient enracinés en Allemagne depuis la naissance du nationalisme allemand « romantique ». Foyer allemand, foyer russe… Depuis 1800 environ, des armées de folliculaires, de romanciers, voire de philosophes répétaient sur tous les tons que les Juifs étaient une race étrangère, qu'ils étaient « asiatiques », « orientaux », « inassimilables ». Après que R. Wagner ait dénoncé leur influence polluante sur la culture allemande (Le Judaïsme dans la musique, 1850), il ne restait plus qu'à appuyer tous ces préjugés sur la « science » et à passer du scientifique au politique à la première occasion. Comme H. Arendt l'a noté, l'antisémitisme politique allait devenir un des premiers « mouvements politiques de masse » caractéristique de la modernité. L'épicentre de l'antisémitisme politique moderne sera donc l'Allemagne. C'est de là que partiront des brochures comme celle de l'Allemand Wilhelm Marr, inventeur du mot « Antisemitismus » (1879), qui vont inonder toute l'Europe en quelques années. Mais le « foyer » russe est également capital. L'Empire tsariste, qui avait semblé un moment prendre la direction d'une modernisation autoritaire, choisit après 1881 la voie de l'antisémitisme d'État. Les conséquences de ce choix sont incalculables. D'une part, il provoquera la naissance des diverses variétés juives de nationalisme ; d'autre part, il armera l'antisémitisme moderne, assuré désormais d'un grand arrière, de méthodes d'action (le pogrom) et de doctrines. L'antisémitisme allemand et français (Édouard Drumont, La France juive, 1886) avait en effet un déficit d'idées-forces. Dire que les Juifs étaient « notre malheur », dénoncer leur « conquête » ne suffisait pas à étancher ceux qui avaient besoin d'une « causalité diabolique » claire. C'est de Russie que viendra la solution, sous le double impact de l'affaire Dreyfus (1894-1899), dont H. Arendt pensait qu'elle était la préhistoire du totalitarisme et de la « solution finale », et du premier Congrès sioniste (1899). Comme l'ont montré Henri Rollin, puis Pierre-André Taguieff, les Protocoles des Sages de Sion (1901) sont la pierre angulaire d'un antisémitisme politique d'une simplicité et d'une clarté redoutables. Ce faux composé en 1901 par un agent de la police tsariste explique comment un mystérieux directoire de rabbins et de banquiers a décidé et planifié la domination juive mondiale. Ce « complot » diabolique est censé réunir les financiers et les révolutionnaires, Rotschild et Marx. D'où la redoutable efficacité d'un pamphlet qui réunissait l'antisémitisme « de droite » et le vieil antijudaïsme socialiste issu de Charles Fourier (1772-1837), Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) et A. Toussenel, illustré par les guesdistes en France, et déjà mis à contribution par É. Drumont. Le génocide nazi. Depuis l'apparition de l'antisémitisme moderne, une dimension « exterminationniste » existait parmi ses promoteurs, au nombre desquels Eugène Dühring (1833-1921) ou même P. J. Proudhon. Mais on ne prêtait guère attention à ce qui apparaissait comme des intempérances verbales ne portant pas à conséquence. De même Mein Kampf et ses allusions homicides n'avait guère attiré l'attention. Le génocide des Juifs par les nazis (1941-1945) fut un passage à l'acte inouï qui eut du mal à être cru sur le moment. Était-il fatal ou résulte-t-il d'un croisement entre les circonstances du conflit mondial (Hitler se rendant compte qu'il a perdu son pari d'une guerre courte en Russie) et la nature même du projet nazi, incompatible avec une présence juive dans l'Europe future ? On en discute encore. Le génocide nazi va discréditer durablement l'antisémitisme, du moins en Occident, car la distinction entre antisémitisme de « simple » exclusion et antisémitisme d'extermination apparaît bien fragile après les chambres à gaz. Mais l'antisémitisme d'État, non avoué, subsiste jusqu'à la fin en URSS et dans d'autres pays du bloc soviétique, dissimulé sous la feuille de vigne de l'« antisionisme ». C'est encore plus vrai dans le monde arabo-musulman, où l'antisémitisme moderne avait eu peu d'impact avant que la question palestinienne ne vienne brouiller les cartes. Au tournant du siècle, si un véritable antisémitisme d'État était encore pratiqué en Iran, beaucoup de pays de ladite aire sont un véritable sanctuaire de l'antisémitisme (diffusion massive et souvent officielle des Protocoles des Sages de Sion, appui aux thèses négationnistes…). En Europe de l'Est, la « concurrence des victimes » ravive l'antisémitisme au nom de la souffrance des peuples ayant vécu sous le joug communiste (Hongrie, Roumanie…). Par ailleurs, le mythe de la « puissance juive » produit des effets contradictoires : recherche de relations avec l'État d'Israël, supposé bastion du judaïsme mondial, ou développement de l'antisémitisme sans Juifs (Japon). Daniel LINDENBERG

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