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Argumentation

Publié le 25/06/2012

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Objet d’étude : l’argumentationQuestion 1 (2 points)Nous pouvons noter dans les trois textes la présence de l’indice de première personne « je ».Dans l’extrait intitulé « Des Cannibales », il s’agit de l’auteur, Montaigne, puisque les Essais sont une oeuvre à caractèreautobiographique.Dans le texte de Fontenelle, extrait des Entretiens sur la pluralité des mondes, le personnage qui dit « je » est un philosophe quidébat avec une marquise ; on peut supposer qu’il n’est pas sans rapport avec l’auteur, mais sans pouvoir strictement établir,comme dans une autobiographie, une relation identité entre l’un et l’autre. On peut penser qu’il est le porte parole de l’auteur.Enfin, dans le roman L’Aventure ambiguë, « je » est le narrateur, un Africain qui vient d’arriver dans une grande villeeuropéenne ; sans doute Hamidou Kane s’est-il souvenu de ses propres impressions pour écrire cette page, mais il s’agitnéanmoins d’une oeuvre fictive.Question 2 (4 points)Ces trois textes ont en commun de présenter une dimension argumentative, liée au point de vue porté par les Européens surles « Américains », et vice-versa, à l’issue de la découverte du Nouveau Monde, et au point de vue porté plus récemment parun Africain sur les Européens, mais aussi, en creux, sur son peuple.Montaigne veut montrer que les Indiens d’Amérique n’ont rien de sauvage ni de barbare : c’est sa thèse, exprimée dès lapremière phrase. Ils suivent la nature : « Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soiet de son progrès ordinaire, a produits », alors que les Européens se sont détournés d’elle par leur « artifice » et leurs« inventions » ; ainsi, ce sont leurs productions qui mériteraient la qualification de « sauvages » : « là où, à la vérité, ce sontceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. » Àtravers la comparaison des fruits, il prend donc nettement parti pour les habitants du Nouveau Monde contre les Européens au« goût corrompu ».Le philosophe Fontenelle, pour démontrer qu’un commerce entre Séléniens (habitants de la lune) et Terriens est envisageable,fait un raisonnement par analogie en prenant l’exemple des « Américains » au moment de leur découverte des Européens : rienn’aurait pu alors laisser prévoir le commerce qui allait s’instituer entre ces deux populations. Le portrait des indigènes n’est pastrès flatteur : il parle de leur « ignorance extrême » et en donne des preuves de la ligne 11 à la ligne 22. En revanche, lesEuropéens sont évoqués à travers leurs qualités de navigateurs : ils ont mis au point « une sorte de navigationincomparablement plus parfaite ». Mais ce qui est intéressant dans ce texte, c’est que le philosophe, se mettant à la place desindigènes, exprime aussi leur point de vue sur ces Européens débarquant sur leurs terres et qui leur font, ni plus ni moins,l’impression d’être des extra-terrestres ; le portrait est alors nettement péjoratif et insiste sur l’agressivité qui émane de cesconquérants : « De grands corps énormes “qui vomissent du feu de toutes parts », « des gens inconnus, tout écaillés de fer,disposant comme ils veulent de monstres qui courent sur eux..., » « car assurément ce ne sont pas des hommes ».Cned – 7FR40CTPA0111 1/3Enfin, le narrateur de L’Aventure ambiguë présente le point de vue d’un Africain fraîchement débarqué sur les Européens, pointde vue négatif. Il leur reproche leur uniformité : « Son dos carré se perdit parmi d’autres dos carrés. Sa gabardine grise, parmiles gabardines. » Il trouve aussi qu’ils vivent dans un univers froid et dur : « Nulle part la tendre mollesse d’une terre nue »,dominé par ces « mécaniques enragées » que sont les automobiles qui occupent l’espace au détriment de l’être humain. Encreux et en opposition se dessine une terre accueillante, chaleureuse et vivante qui sert de référent au narrateur.Ces trois textes montrent donc une pluralité de points de vue : celui des Européens sur les « Américains » (Montaigne,Fontenelle), celui des « Américains » sur les Européens (Fontenelle), celui d’un Africain sur les Européens (H. Kane). Ilsillustrent bien la relativité des jugements portés sur l’Autre.Commentaire (14 points)Hamidou Kane, écrivain sénégalais d’expression française né en 1928, nous fait découvrir dans son roman paru en 1961,L’Aventure ambiguë, les impressions ressenties par un jeune Noir à son arrivée dans une grande ville européenne, un peucomme Montesquieu l’avait fait en 1721 par l’intermédiaire des Lettres persanes : il s’agissait de la même manière de présenterà ses contemporains l’effet produit sur des étrangers, en l’occurrence des Persans, par leurs moeurs et leurs coutumes, procédéhabile pour se moquer d’eux et les critiquer. Dans notre extrait, il s’agit de mettre en évidence ce qui fait la spécificité de ceregard étranger porté sur le milieu urbain décrit, regard qui ne saurait rester neutre et nous propose une vision critique dumonde dans lequel nous vivons et que nous ne savons peut-être plus voir.Ce passage présente en effet la réalité d’une ville européenne et de ses habitants telle qu’elle est perçue à travers le regardd’un étranger.Nous pouvons d’abord remarquer que la description est faite selon le procédé de la focalisation interne. De cette ville, le lecteurne perçoit que ce que le narrateur en perçoit lui-même, à travers son propre regard et sa propre subjectivité. Les verbes deperception visuelle ou l’évocation du regard jalonnent d’ailleurs le texte : « Je le suivis du regard » (l. 2-3), « Mon regardparcourait toute l’étendue et ne vit pas... » (l. 6), « mes yeux avides guettèrent » (l. 9), « je n’avais pas vu » (l. 15), « nem’étaient apparues » (l. 20-21). Mais la perception du narrateur ne se limite pas aux sensations visuelles ; les sensationsauditives sont, elles aussi, présentes : « Le claquement sec de ses souliers se mêla au bruit de castagnettes qui courait à rasd’asphalte » (l. 4-5), « mon oreille exacerbée » (l. 9), « le claquement d’un millier de coques dures » (l. 11), « la coquille nue etsonore de la pierre » (l. 17).Cet étranger, cet Africain, perçoit le monde qui l’entoure, et l’analyse en se référant tout naturellement au monde qu’il connaît.Ainsi le claquement des souliers sur l’asphalte des trottoirs évoque-t-il pour lui le « bruit des castagnettes ». Le sol est lui-mêmecomparé à une « carapace dure » et les souliers se métamorphosent en « coques dures », puis en « conques terminales », quifinissent par former « la marée des conques » ; la pierre elle-même devient « coquille nue et sonore », faisant de la rue « unevasque de granit », puis « une vallée de pierre », traversée par « un fantastique fleuve de mécaniques enragées ». Par unprocessus de métaphorisation, cet univers urbain est perçu et décrit par analogie avec l’univers naturel auquel est habitué lenarrateur et auquel se rapportent presque toutes les images présentes : les conques, la vallée, le fleuve.Ce regard pourrait dès lors paraître naïf, émanant d’un être ignorant qui ne peut décrire ce qu’il perçoit que par le truchement duvocabulaire qu’il maîtrise et qui semble bien décalé, bien déplacé quand il s’agit de rendre compte de notre monde civilisé. Nenous y trompons pas, car c’est nous, lecteurs, qui pourrions passer pour naïfs. Ce décalage traduit au contraire l’ironie dunarrateur, et son humour, en particulier à travers l’évocation des « conques terminales » par lesquelles s’achèvent les jambesde la femme. Peut-être pour ne pas laisser libre cours aux autres sentiments qui pourraient l’envahir : la peur, l’angoisse, lemanque, nés de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Le manque est par exemple perceptible à travers le recours fréquent à lanégation : « et ne vit pas de limite à la pierre » (l. 6), « Nulle part la tendre mollesse d’une terre nue » (l. 8), « il n’y avait aucunpied » (l. 10), « rien que les claquements » (l. 11), « L’homme n’avait-il plus... ? » (l. 12), « je n’avais pas vu un seul pied »(l. 15), « Jamais, autant que ce jour-là, les voitures automobiles (...) ne m’étaient apparues... » (l. 19-20). Les sentiments quepourrait faire naître cette perception de la ville sont en quelque sorte transcendés au profit d’une approche plus satirique del’univers décrit : le regard étranger se fait regard critique.Cette description, réalisée à travers la subjectivité d’un regard comme nous venons de le voir, n’est de ce fait pas neutre. Parcomparaison avec le monde qu’il connaît, le narrateur nous livre sa vision critique de celui dans lequel nous évoluons auquotidien. Il nous tend un miroir : « Regardez comment est perçu l’univers dans lequel vous évoluez quand c’est un regard neuf,pas un regard habitué, blasé, qui se pose sur lui », semble-t-il nous dire. La description porte ainsi en elle une intention, unevisée satirique.Il présente d’abord notre monde comme un monde minéral. « L‘asphalte », « la pierre » sont sans cesse présents dans le texte.C’est le matériau qui constitue les rues : « ... au bruit des castagnettes qui courait à ras d’asphalte. L’asphalte... Mon regardparcourait toute l’étendue et ne vit pas de limite à la pierre. Là-bas, la glace du feldspath, ici, le gris clair de la pierre, ce noir matde l’asphalte » (l. 4 à 4), puis plus loin à la ligne 14 « à ras d’asphalte ». C’est aussi le matériau qui constitue les immeubles :Cned – 7FR40CTPA0111 2/3« Tout autour, du sol au faite des immeubles, la coquille nue et sonore de la pierre ». Si bien qu’immeubles et rue forment « unevasque de granit », une « vallée de pierre ».Ce monde minéral est à la fois uniformisé et froid. Uniformité de la pierre. Uniformité de ceux qui s’y déplacent : « Son dos carrése perdit parmi d’autres dos carrés. Sa gabardine grise, parmi les gabardines. » Uniformité de la couleur grise, gris de la pierre,gris de la gabardine, et de la couleur noire, « noir mat de l’asphalte », « noires conques terminales ». Ce monde est aussi dur etfroid. L’adjectif qualificatif « dur » est plusieurs fois répété : « Sur l’asphalte dur » (l. 8-9), « Sur la carapace dure, rien que leclaquement d’un millier de coques dures. » Cette dureté s’oppose à « la tendre mollesse d’une terre nue » que le narrateurconnaissait, on le devine, en Afrique. Sur ce sol dur, il n’est évidemment pas question de marcher pieds nus : « Sur l’asphaltedur, mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vainement, le tendre surgissement d’un pied nu. Alentour, il n’y avaitaucun pied. Sur la carapace dure, rien que le claquement d’un millier de coques dures. L’homme n’avait-il plus de pieds dechair ? » (l. 8 à 12). La chair entrevue de la femme, « la chair rose des mollets », n’offre aucun espoir, puisque elle-même « sedurcissait monstrueusement en deux noires conques terminales ». Cette allusion aux pieds nus, c’est encore une allusion à laterre africaine. Notre monde occidental apparaît alors comme totalement privé de sensualité.Enfin, ce monde est totalement mécanisé. La dernière partie du texte est consacrée aux automobiles, ces « mécaniquesenragées ». Le jugement porté à travers la périphrase est complété de façon tout à fait explicite dans la phrase suivante où lesvoitures sont qualifiées par quatre adjectifs exprimant une évaluation péjorative : « souveraines et enragées, si sournoises bienqu’obéissantes encore ». L’emploi de l’adverbe « encore » fait planer une menace. Le narrateur envisage le moment où leursouveraineté sera totale et où elles auront acquis leur complète autonomie, régnant alors en maîtres sur l’espèce humaine quisemble déjà reléguée au second plan : l’humour du jeu de mot de la dernière phrase n’en masque pas l’ironie grinçante, et letexte s’achève sur la vision d’un monde totalement déshumanisé. Dans l’ensemble du texte, le choix de la parataxe estd’ailleurs révélateur de la volonté de montrer des êtres humains qui se « juxtaposent » sans qu’aucune relation ne viennes’établir entre eux.Ainsi, cette description présente en définitive une triple tonalité : d’une part une tonalité humoristique en montrant un Noirtout juste débarqué d’Afrique qui parle de « conques » pour évoquer les chaussures et regrette que les Européens n’arpententpas les rues les pieds nus ; d’autre part une tonalité satirique, la plus présente, en s’en prenant à la modernité et en en révélantles limites : elle a produit des villes sans couleurs, sans parfums, où chacun court, ignore les autres avec lesquels d’ailleurs il seconfond, des villes où dominent les automobiles au détriment de l’homme ; mais aussi une tonalité nostalgique en faisantallusion à ce qu’il a perdu, la présence de la nature, la présence et la chaleur humaines, la variété des couleurs. On pourrait direque le narrateur est de parti pris et ne sait pas voir les beautés de la ville moderne, ni le sentiment de liberté qu'elle peut offrir.Mais c’est le propre et l’intérêt d’une vision subjective, que de ne pas offrir une pluralité de points de vue.

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