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Babel et la crainte de la dispersion de l'humanité.

Publié le 02/02/2011

Extrait du document

Une première interprétation voudrait que le sens de cette histoire soit le fait de la jalousie de Dieu. L’éternel s’inquiéterait de cette tentative des peuples de s’unir en parlant une même langue afin de lui contester son monopole. Pour faire échec à cette tentative, Dieu confond leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns avec les autres càd il met fin à une entreprise commune en les éloignant, en les dispersant, en créant plusieurs langues.

            Mais, cette première interprétation est correcte à condition d’accepter un point de vue prométhéen, conception selon laquelle l’homme peut tout mais les dieux sont jaloux et brisent les projets humains pour préserver le monopole de leur toute puissance. Ainsi, tous les phénomènes naturels tels que les cyclones, raz de marée et autres canicules seraient les manifestations de la volonté de Dieu.

            Mais l’histoire de Babel n’est pas celle de Prométhée (voir l’explication de l’œuvre de Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique) même si l’on retrouve dans les deux mythes cette volonté humaine de dépasser les bornes de son pouvoir (voir Descartes, Discours de la méthode IV ; Pascal, Pensées, frag 379 et suivants). Le sens de Babel n’est pas celui d’une punition de Dieu.

 Nous retrouverons ce problème lorsque nous traiterons de la notion d’interprétation, par exemple d’une œuvre d’art, notamment à partir de la représentation de la tour de Babel par Bruegel l’Ancien.

 

 

 

            En réalité, le texte biblique est autant anthropologique que religieux et l’interrogation est fondamentale : quel est le bienfait qui peut résulter de la dispersion linguistique des hommes ? Traditionnellement, tout ce qui sépare est considéré comme mal alors que l’unité s’énonce comme un bien. Quel bienfait résulte de la séparation des langues ?

            Dans cette histoire de Babel, l’homme est considéré comme un être en devenir, jamais achevé et toujours en voie d’accomplissement. L’homme recherchant naturellement le bien (ou ce qu’il croit tel), il est un être imparfait se dirigeant à tâtons vers une perfection. Pourtant cette perfection n’est pas de ce monde. Elle est une attente et un espoir. En effet, une unité parfaite qui serait instaurée dans notre monde ne saurait être qu’une fausse unité car, ce qui caractérise l’homme, ce n’est pas une unité achevée mais l’effort, le travail en vue de la réalisation progressive de cette unité ou perfection. Ce travail en vue de l’unité s’exprime par l’idée de relation. La vie de l’homme consiste donc à tisser des relations avec des personnes différentes de lui.

La recherche de l’unité ne suppose donc pas l’abolition des diversités individuelles ou culturelles mais au contraire par l’entretien de leurs relations. L’homme se civilise et se moralise lorsqu’il apprend à reconnaître l’autre dans sa diversité, son altérité (alter ego). Bref, tout le contraire de ce que JP. Sartre pense lorsqu’il dit dans Huis clos que « l’enfer c’est les autres «.

           

 

 

 

 

            Ainsi, la dignité d’autrui disparaît si je nie sa différence, sa diversité. La valeur d’un être humain est donc liée à sa singularité. Corrélativement, une unité (politique par ex) qui voudrait supprimer toutes ces singularités en abolirait ipso facto la valeur propre.

Contrairement à ce que l’on pense communément, le rêve d’unité risque de se concrétiser à travers les régimes totalitaires dans lesquels il n’existe plus qu’une langue, une pensée unique, un comportement type. C’est le monde de G. Orwell dans 1984. La lecture de cette fiction nous fait comprendre le glissement inéluctable du désir d’unité vers l’uniformité totalitaire. 

            La recherche de l’unité fait donc aussi courir le risque de l’imposition de l’uniformité et plusieurs auteurs n’ont pas manqués de faire remarquer que, depuis la saison révolutionnaire, « L’admiration pour l’uniformité, admiration réelle de quelques esprits bornés, affectée par beaucoup d’esprits serviles, est reçue comme un dogme religieux, par une foule d’échos assidus de toute opinion favorisée «1. Avant que A de Tocqueville ne remarque cette  « passion française « pour l’uniformité, Montesquieu déclare qu’ « Il y a  certaines idées d’uniformité qui saisissent quelques fois les grands esprits, mais qui frappent infailliblement les petits. Ils y trouvent un genre de perfection «2. Tel est le paradoxe de la Révolution française qui, sous le signe de la liberté veut imposer partout la même vision de l’homme et du monde.

 

 

1 Erri de Luca, Un nuage comme un tapis, « le don des langues «. Payot-

  Rivage,1996.

2 Montesquieu, L’esprit des lois, XXIX,18.

 

 

 

            D’un point de vue historique et anthropologique, l’émergence de la diversité est la condition de la liberté des interprétations du monde. Le sens de l’histoire de Babel c’est que la réalité, donc l’homme lui même, ne peut être comprise du point de vue d’une vérité unique. L’idéal d’une langue et d’une pensée uniques peut faire croire que nous vivons sous le règne du Vrai et du Bien, mais ce n’est là qu’une illusion.

            A travers chaque langue, toute vérité dite est une interprétation du monde réel et non une image vraie de celui-ci. La pensée doit assumer le fait que le langage ne permette qu’une vision parcellaire des choses, y compris sur l’homme lui-même. Nos certitudes s’attachent en réalité à des interprétations nécessairement plurielles qui expriment des perspectives sur les choses. Corrélativement, si la pluralité des langues conduit à la pluralité des interprétations alors la diversités des cultures empêche l’homme de définir la vérité ou le bien au delà de ce que sa langue permet. Wittgenstein est celui qui a sans doute exprimé le plus clairement cette idée en disant que « les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde «1, d’ où l’intérêt d’établir des relations avec différents « jeux de langages «

 

 

 

 

            Donc si la diversité des langues est bien un facteur d’éloignement, elle oblige à aller vers les autres (autrui)  pour satisfaire cet désir d’unité ou de perfection càd elle oblige les hommes à tisser des relations. Nul ne saurait trouver en soi-même toute la matière de son propre perfectionnement et une culture qui croit avoir trouvé le vrai et le bien se condamne à l’immobilisme en se croyant parfaite. La diversité des langues et des pensées nous oblige à tenir compte de l’opinion des autres afin d’éviter l’orgueil (passion) d’une pensée narcissique.

            Paradoxalement, si nous voulons éviter les conflits, il nous faut reconnaître l’altérité car, si l’autre existe en tant qu’autre, toutes sortes de rapprochements sont possibles, depuis l’amitié2 jusqu’à la guerre, en passant par une infinité de nuances. Naturellement, la guerre est une relation négative mais elle est encore une relation au sens où l’autre est reconnu en tant qu’autre. C’est une différence avec le génocide ou l’acte terroriste où l’autre n’existe plus comme être singulier.

 

1 Tractatus, 5.6.

2 Aristote, Ethique à Nicomaque, livre IX

 

 

                        Au contraire, l’acte de lecture, qui est l’usage de la langue, est une relation apaisée avec la pensée de l’auteur. Confronter ma pensée avec celle d’un autre permet le développement et le perfectionnement de ma conscience personnelle car, lire c’est penser, donc c’est bien moi qui pense en lisant. Ce n’est pas l’auteur qui pense à ma place.

             Nous croyons souvent que penser par soi-même consiste à éviter la pensée des autres càd à éviter l’altérité… pour avoir raison en toute choses. Mais peut-on avoir raison en étant seul ? cela a-t-il un sens ? En croyant penser par soi-même, en réalité on pense seul.

            Enfin, le dernier sens de l’histoire de Babel c’est que l’existence de l’homme est une énigme et non une aporie. Les hommes sont à la fois semblables et différents et seul celui qui résoudrait une fois pour toute cette énigme saurait créer une langue et une culture unique. E. Kant reprend cette idée et explique que la nature sépare les peuples par la diversité des langues et des religions. Pourquoi louer cette séparation ? Parce qu’elle incite ou oblige les hommes à rechercher la paix et l’unité dans l’ équilibre entre les différences plutôt que dans l’anéantissement des volontés libres. L’homme est constitué d’une double tendance que Kant appelle « l’insociable sociabilité «1 et il doit, à partir d’elle, construire une harmonie concrète et non tenter d’imposer une utopie idéale impossible à réaliser dans ce monde.

            Ainsi, la diversité des langues, l’ "éloignement" des consciences, l’irréductibilité des singularités, tout cela constitue une nécessité anthropologique, morale, religieuse et politique. Cette réalité parfois insupportable est la condition même de tout rapprochement.

           

 

 

1 E. Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique,

   proposition 4. (voir le cours )

 

 

  4.-      la pensée est la proposition ayant un sens.

 

4.001  la totalité des propositions est le langage.

 

4.002  l’homme possède la faculté de construire des langages, par lesquels chaque sens se peut exprimer, sans avoir nulle notion ni de la manière dont chaque mot signifie, ni de qu’il signifie. De même que l’on parle sans savoir comment sont émis les sons particuliers de la parole.

Le langage quotidien est une partie de l’organisme humain, et pas moins compliqué que ce dernier. […]

Le langage travestit la pensée. Et notamment de telle sorte que d’après la forme extérieure du vêtement l’on ne peut conclure à la forme de la pensée travestie ; pour la raison que la forme extérieure du vêtement vise à tout autre chose qu’à permettre de reconnaître la forme du corps.

Les arrangements tacites pour la compréhension du langage quotidien sont d’une énorme complication.

 

 

6.522   - Y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est 

              l’élément mystique.

 

   6.53 - La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien  

        dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la

nature – donc quelque chose qui n’a rien à voir avec la philosophie- et 

puis à chaque fois qu’un autre voudrait dire quelque chose de

métaphysique, lui démontrer qu’il n’a pas donné de signification à

certains signes dans ses propositions. Cette méthode ne serait pas   

satisfaisante pour l’autre mais elle serait la seule rigoureusement

juste.

 

7. –   Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.

 

                                       Wittgentein, Tractatus logico-philosophicus

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