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Carpentier, le Partage des eaux (extrait).

Publié le 07/05/2013

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Carpentier, le Partage des eaux (extrait). S'attachant à relater les aventures idéalistes d'un artiste new-yorkais, blasé et acculé par la superficialité stérilisante du monde dans lequel il évolue, cette ode à la vie naturelle et à l'authenticité condamne la civilisation comme une mère indigne, porteuse d'un individualisme désenchanteur. À travers le regard lucide que son héros porte sur leurs fondements et leurs capacités respectives à réjouir l'être ou à briser les rêves des individus, Alejo Carpentier juxtapose la valeur brute de deux mondes que, seules, l'expérience personnelle et la sensation peuvent révéler. Le Partage des eaux d'Alejo Carpentier [...] Le Mal, dont s'était libérée désormais l'Europe de Beethoven, avait un dernier rempart sur le Continent-de-peu-d'Histoire... Mais, après m'être trouvé dans le Domaine de l'Effroi, créé, organisé par des gens qui savaient tant de nobles choses, les coups de feu des Charros de Oro, les villes prises par bravade, les trains qu'on faisait dérailler dans les cactus et les figuiers de Barbarie, les revolvers brandis les soirs de fête, me semblaient de gaies estampes de romans d'aventures, pleines de soleil, de chevauchées, de poses viriles, de morts nettes sur la peau couverte de sueur des montures, près du châle des cantinières qui venaient d'accoucher sur le bord de la route. Le pire fut que, le soir de ma rencontre avec la barbarie la plus froide de l'histoire, les bourreaux et les gardiens, et ceux aussi qui emportaient les charpies ensanglantées dans des seaux, et ceux qui prenaient des notes dans leurs calepins couverts de moleskine noire, prisonniers dans un hangar, se mirent à chanter après la soupe. Assis sur mon grabat, tiré du sommeil par l'étonnement, je les entendais chanter la même chose que chantaient à présent les choristes sur un signe lointain du chef d'orchestre. Freude, schöner Götterfunken, Tochter aus Elysium ! Wir betreten feuertrunken, Himmlische, dein Heiligtum. J'avais enfin atteint la Neuvième Symphonie, cause de mon voyage, mais non certes là où mon père l'avait prévue. « Joie ! La plus belle splendeur divine, fille de l'Élysée ! Ivres de ta flamme nous pénétrons, ô Déesse ! dans ton sanctuaire... Tous les hommes seront frères là où plane ton doux vol. « Les strophes de Schiller me déchiraient, me semblaient des sarcasmes. C'était le couronnement d'une ascension de siècles, au cours de laquelle on s'était sans cesse acheminé vers la tolérance, la bonté, la compréhension mutuelle. La Neuvième Symphonie était la douce bonhomie de Montaigne, l'azur de l'Utopie, l'essence de l'Elzévir, la voix de Voltaire au procès de Calas. Maintenant montait, gonflé de joie, le « Alle Menschen werden Brüder, Wo dein sanfter Flügel weilt «, comme le soir où j'avais perdu foi en ceux qui mentaient quand ils parlaient de leurs principes, invoquant des textes dont le sens profond était oublié. Pour moins penser à la danse macabre qui m'entourait, je pris une mentalité de soudard ; je me laissai entraîner par mes compagnons d'armes dans leurs bistros et leurs bordels. Je me mis à boire comme eux, à me plonger dans une sorte d'inconscience sans arriver toutefois jusqu'à l'ivresse, qui me permit d'achever la campagne sans aucun enthousiasme pour les mots ni pour les faits. Notre victoire me laissait vaincu. Je ne fus même pas impressionné par une nuit passée dans le magasin aux accessoires du théâtre de Bayreuth, sous une wagnérienne zoologie de cygnes et de chevaux suspendus au plafond, près d'un Fafner terni par les mites, dont la tête semblait chercher refuge sous mon mauvais lit d'envahisseur. Ce fut un homme sans espoir qui revint à la grande cité et entra dans le premier bar venu pour se cuirasser d'avance contre tout dessein idéaliste. Un homme qui éprouva sa force en enlevant la femme d'un autre, pour retrouver finalement la solitude de sa couche. Un homme portant nom d'Homme, qui la veille encore acceptait l'idée d'escroquer avec des instruments de bric-à-brac celui qui lui faisait confiance... Et voici que, soudain, cette Neuvième Symphonie m'ennuie, avec ses promesses non tenues, ses ambitions messianiques soulignées par l'arsenal de foire de la « musique turque « qui se déchaîne si vulgairement dans le prestissimo final. Je n'attends pas le maestoso Tochter aus Elysium ! Freude, schöner Götterfunken du Final. Je coupe l'audition, tout en me demandant comment j'ai pu écouter la partition presque entière, avec quelques instants d'oubli de moi-même, lorsque les associations de souvenirs ne m'absorbaient pas trop. Ma main cherche un concombre qui semble distiller du froid, à travers sa peau. Je soupèse la verdeur d'un piment que le pouce fait éclater pour s'imprégner du suc que la bouche recueille ensuite avec délices. J'ouvre l'armoire aux plantes, je prends une poignée d'herbes sèches que je respire longuement. Dans la cheminée une dernière braise palpite encore, noire et rouge, comme une chose vivante. Je me penche à une fenêtre : les arbres les plus proches se sont estompés dans la brume. L'oie de l'arrière-cour dégaine sa tête de son fourreau de plumes, et entrouvre le bec, sans s'éveiller complètement. Dans la nuit, un fruit est tombé. Source : Carpentier (Alejo), le Partage des eaux, trad. par René L. F. Durand, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1976. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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