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Commentaire Lettre Persanes Lettre 161 : point d'orgue du roman

Publié le 25/07/2010

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Présentation :

(…) Clôture du roman qui lui donne tout son sens & met fin aux neuf années de correspondance croisée. Ce retour final au « monde du sérail « prouve combien l'intrigue « orientale « est au cœur du livre & le fait vivre, donnant chair & existence aux personnages. Le ton, ici, change : jouant de toutes les ressources de la rhétorique, Roxane est bien loin de l'ironie cinglante des visiteurs parisiens ! Sa lettre se fonde, d'abord, sur la mise en scène de l'antithèse ; son ton passionné est rendu plus dramatique du fait qu'elle est écrite par une femme morte quand le destinataire la lira Une rhétorique de l'antithèse : L'opposition masculin / féminin, déjà présente dans plusieurs lettres (cf. 28), est ici soulignée avec une insistance particulière : c'est de cette opposition que meurt R. L'antithèse, omniprésente en rend compte : elle se traduit par une série de symétries, d'inversions, ou de jeux sur les répétitions : « affreux sérail / lieux de délices et de plaisirs ; les transports de l'amour / toute la violence de la haine ; j'ai pu vivre dans la servitude, mais j'ai toujours été libre ; tu me croyais trompée, et je te trompais « avec un passage du passif à l'actif plus que significatif. Elle est formulée de façon particulièrement claire dans la phrase : « (…) pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit (…) «. A la liberté réelle qui est donnée à Usbeck par la société (et par sa bonne conscience « machiste « ?) s'oppose la liberté philosophique, qui est fondée sur la justice : elle seule donne un « droit «. L'incompréhension mutuelle qui naît de cette ralation inégale se traduit par l'opposition « vertu / soumission à tes fantaisies «. Sont ainsi mis en scène, face à face, un tu & un je, dont la répétition constitue un trait majeur de la lettre. Dans le dernier §, le tu (= U.) n'apparaît plus qu'en position d'objet ou de complément (« te paraît nouveau, t'avoir accablé, je te forçasses «) avec seulement trois occurrences alors que le je est omniprésent comme sujet, objet & complément. Ce qui fait de ce § un écho du premier, manifestant la rupture de la dissymétrie, & par là même du pouvoir exercé par l'homme sur la femme. : R. est devenue le sujet de ses actes, la maîtresse de son destin. Une lettre d'outre-tombe : Cette rhétorique de l ‘antithèse s'intègre à une rhétorique plus large, celle de la passion. L'expression est ramassée, énergique, voire violente & fait la part belle aux figures habituelles du langage tragique : absence de liaison entre les termes de l'opposition, pour la rendre plus frappante1 : « Tu étais étonnée (…) si tu m'avais bien connue « ; hyperboles (« le plus beau sang du monde «) ; interrogations oratoires (« Que ferai-je ici … ?; Comment as-tu pu penser … ? «). Par ce langage, R. « sort « du roman : elle n'est déjà plus de ce monde pour lequel elle n'éprouve que haine (« car que ferais-je ici, puisque le seul homme qui me retenait à la vie n'est plus ? «) Ce qui donne son énergie particulière à ce texte, c'est son moment même : celui où R. a décidé de mourir. Le passage du futur immédiat au présent en marque la durée : « je vais mourir ; le poison va couler / je meurs ; le poison me consume ; je me meurs «). Dès le 2ème §, le verbe intermédiaire « je meurs «, relève d'une anticipation qui dramatise encore la scène. Le temps de l'écriture se confond avec celui de l'agonie, entre le moment où elle vient d'avaler le poison & celui où il produit son effet (« je sens affaiblir jusqu'à ma haine «) Tandis qu'elle succombe au poison, R. « injecte « à U. le poison de la vérité. Le temps de la lecture est celui de la mise à mort, métaphorique ou réelle peu importe, de celui-ci. Ce qui donne force à la parole de R., malgré sa rhétorique parfois chargée, c'est cette situation de « dernières volontés « que rien ne pourra jamais corriger, à laquelle nulle réponse ne pourra être donnée. On retrouve ainsi une situation romanesque ou dramatique courante qui consiste à donner longuement la parole à un personnage sur son lit de mort : la parole « ultime a d'autant plus de force que, dans le contexte chrétien des XVIII° & XVIII° siècles, elle est censée être dénuée de tout mensonge, de tout artifice. (= « rien que la vérité, toute la vérité «). Le roman épistolaire souligne encore le procédé, car il jour sur le délai entre écriture & lecture ; il peut se résumer ainsi : « quand tu liras cette lettre, je ne serai plus «. La lettre devient testament. Une mort symboliquement « féministe « : Mort rhétorique, mort romanesque … R. meurt de désespoir & peut-être aussi pou des idées. Son suicide est son ultime moyen de protestation, l'affirmation de la liberté, conforme à ce qu'U. proclame dans une autre lettre (76). L'héroïsme du suicide est ainsi réservé à une femme, ce qui est assez surprenant au XVIII° & amène à s'interroger sur son sens. L'emploi d'un vocabulaire emprunté au sacré (« gardiens sacrilèges, sacrifice, profané «) ne relève pas seulement de l'hyperbole, c'est la reprise du langage employé par U. lui-même qui considère le sérail comme un lieu sacré & inviolable. (26,34). Il relève de l'ironie, sensible un peu partout dans la lettre : « mon ombre s'envole bien accompagnée «, « tu devrais me rendre grâces encore «, « nous étions tous deux heureux « & qui présente la vérité par antiphrase. C'est encore un témoignage de la liberté d'esprit de R. qui retourne contre U. ses propres armes. Elle se bat pour le droit de son propre désir, nié par U., autrement dit parce qu'elle a aimé un homme qui a été tué au nom des droits du mariage. Elle se bat conformément aux « lois de la nature « : ses droits « naturels « sont d'abord celui d'être vraie & sincère, U. l'avait contrainte à la dissimulation(« (…) de ce que je me suis abaissée (…) fantaisies «), donc à la dégradation morale & à la honte. Cette lettre d'aveu lui permet de « se racheter « & d'être elle-même. Mais aussi elle peut désormais agir, alors que les femmes du sérail sont vouées à être belles, attendre & obéir. Elle n'a, pour agir, que la désobéissance, le meurtre (« je viens d'envoyer devant moi ces gardiens sacrilèges «) & la vengeance. Conclusion : Malgré son caractère radicalement différent du registre dominant l'œuvre, la lettre 161 contient donc l'écho de lettres antérieures & apparaît comme un point d'orgue qui ne peut être suivi que du silence de la mort. Le lecteur ne peut s'empêcher d'échafauder des hypothèses vaines : pour écrire cette lettre à U., ne faut-il pas l'avoir beaucoup aimé ? S'il importe d'abord de le faire souffrir, est-ce la vérité qui lui est dévoilée, ou une reconstitution trompeuse du réel ? Peu importe, en quelques lignes, R. (mais c'est Montesquieu) a retourné le passé comme un gant et fait d'U. un despote comme il ne cesse d'en dénoncer.

 

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