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Commentaire littéraire du poème « Il n'y a pas d'amour heureux » de Louis Aragon

Publié le 20/09/2010

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amour

 

Introduction

   Les poètes ont brodé d’innombrables variations sur le thème universel de l’amour : l’attente, le désir, la rencontre, etc. Pour sa part, Louis Aragon a choisi dans « Il n’y a pas d’amour heureux «, poème écrit durant la deuxième guerre mondiale et paru dans La diane Française en 1946, de chanter l’amour malheureux à travers la douloureuse relation de l’homme à sa vie.

Il est à noter que la poésie de Louis Aragon fut profondément marquée par l’amour d’Elsa, la femme de sa vie, ainsi que par l’amour de La France qui vivait sous l’occupation allemande, période pendant laquelle « il n’y a pas d’amour heureux « voit le jour.

Ce poème lyrique aux vers alexandrins, se compose de cinq strophes avec un effet de refrain donné par la répétition du vers « il n’y a pas d’amour heureux «.

La question est de savoir comment à travers son comportement lyrique le poète nous présente sa conception de l’amour.

Nous entendons par comportement lyrique selon l’usage qu’en fait André Breton, l’expression de la volonté de placer le lyrisme dans une perspective qui déborde le champ littéraire et de le considérer comme une attitude générale à l’égard de la vie. 

Nous avons donc prévu pour répondre à cette question les parties suivantes :

   I- La vie de l’homme 

 

1-Un bonheur insaisissable 

2-Une vie incertaine

 

   II- L’amour, source de malheur humain

   1- Une tonalité mélancolique

   2- Un malheur perpétuel

 III - Du lyrisme personnel au lyrisme national 

         1-Pour l’amour d’une femme

               2-Pour l’amour de la patrie

 

           Développement :

   I- La vie de l’homme

Le poète commence par donner sa vision générale de la vie humaine. Selon lui le bonheur de l’homme ne lui est jamais accessible et sa vie est absolument incertaine.

   1- Un bonheur insaisissable

 Crûment, le poème débute par une phrase négative à la forme passive. Celle-ci commence au premier vers et déborde par un enjambement jusqu’à la césure du deuxième vers. Rien n’est jamais acquis à l’homme, dit-il, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur. La fonction syntaxique à elle seule, du mot « homme « dans cette phrase, celle de patient, bien entendu, traduit l’incapacité de l’homme à comprendre son existence et à acquérir son bonheur. Le même effet est rendu par le même procédé au  deuxième vers de la deuxième strophe « ces soldats sans armes qu’on avait habillés pour un autre destin «. Par ailleurs, l’anaphore consistant en la répétition du mot « ni « montre que tout échappe à l’homme. La négation, quant à elle,  « rien n’est jamais acquis à l’homme « rend absolue cette vision du poète de l’impuissance de l’homme face à l’acquisition du bonheur. Un bonheur souvent procuré par l’amour symbolisé par le mot « cœur « repris deux fois dans le poème.

Le bonheur est un idéal inatteignable certes, mais il est aussi une illusion, quand il se présente à l’homme. Au moment où il se rapproche de l’instant de son bonheur, il le réduit à son insu et se réduit lui-même à l’état d’ombre. Cette réduction du bonheur humain est suggérée  par la métaphore: « et quand il croit ouvrir ses bras, son ombre est celle d’une croix «. L’ouverture des bras de l’homme pour accueillir le bonheur prend la forme d’une croix, symbole de supplice et de châtiment. Soudain le bonheur se transforme en malheur. D’où vient donc cet état « étrange « ? 

   2- Une vie incertaine

Si l’homme n’est jamais satisfait dans sa quête du bonheur, c’est que sa vie est incertaine. Telle est la conception qu’a le poète de l’existence humaine. La comparaison de la vie aux soldats sans armes souligne effectivement  ce caractère douteux de la vie. « Sa vie elle ressemble à ces soldats sans armes qu’on avait habillés pour un autre destin «. La vie de l’homme est incertaine comme l’est celle d’un soldat impuissant qui ne sait s’il survivra ou s’il mourra. Cette conception de la vie hasardeuse est renforcée davantage par l’emploi du pronom indéfini « on «. Il est à se demander dès lors qui est responsable de cet état aléatoire. L’évocation du destin est, dans ce sens, assez significative. En outre, la question rhétorique «  A quoi peut leur servir de se lever matin «, les adjectifs « désœuvrés « et « incertains « ainsi que la métaphore « sa vie est un étrange et douloureux divorce « mettent en évidence l’étrangeté et l’incertitude de la vie humaine.

De ce fait, si le bonheur de l’homme est insaisissable et si sa vie est incertaine, qu’en est-il de son amour ?

Eh bien l’amour est une source de malheur selon Louis Aragon. Et c’est ce que nous allons rendre explicite à travers l’étude de la tonalité du poème qui s’avère mélancolique.

   II- L’amour, source de malheur humain

 

   3- Une tonalité mélancolique

Elle est mélancolique, d’abord, par la répétition d’un refrain. Un refrain que nos oreilles ne trouvent certainement pas agréable et cela est dû au sens même qui y est exprimé  « il n’y a pas d’amour heureux « répété six fois. Combine ensuite à créer cette atmosphère mélancolique le rythme ternaire employé dans la première strophe « ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur « et dans la troisième strophe « mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure «. Par ailleurs des anaphores construites par un verbe exprimant la nécessité comme falloir  « ce qu’il faut de malheurs, ce qu’il faut de regrets, ce qu’il faut de sanglots « ou encore avec des présentatifs à la forme négative « il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleurs, il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri, il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri, il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs « concourent évidemment à mettre de la pesanteur dans ce poème. De surcroit, l’abondance  d’enjambements notamment dans la première, la deuxième et la troisième strophe, contribue à donner au poème cette couleur plaintive. Produisent le même effet des rimes accumulant des voyelles fermées comme « i «, donnons l’exemple de la rime intérieure au premier et  deuxième vers de la première strophe « ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur « ou encore  de la rime extérieure« meurtri, patrie, flétri « dans la dernière strophe, des voyelles nasalisées « on « comme « unisson, chanson, frisson «,  des voyelles graves comme « ou « et des allitérations en « r « comme dans l’exemple « mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure «. Ces rimes créent certes des effets d’écho et concourent à charger le texte d’une couleur au sens musical du terme c’est-à dire qui lui donne le caractère d’un chant, mais elles suggèrent en plus des autres procédés rythmiques une atmosphère feutrée et mélancolique.

Laquelle atmosphère traduit la vision pessimiste qu’a Aragon de l’amour : un malheur perpétuel.

2-Un malheur perpétuel :

Le titre de ce poème « il n’y a pas d’amour heureux « s’apparente à une maxime apparemment prosaïque, mais qui est plus profonde qu’il n’y paraît, car elle met en relation l’amour au malheur humain. Un repérage du champ lexical du malheur montre clairement cette vision de l’amour : « douleur «, « croix «, « faiblesse «, « larmes «, « déchirure «, « pleurs «, « malheurs «, «  regrets «, « sanglots « …etc. 

Il n’y a pas d’amour heureux est une vision dont Aragon est tellement convaincu qu’il se permet de s’adresser aux hommes au moyen d’un impératif en les invitant à partager sa conception de l’amour et à adopter une attitude stoïque face au désespoir  souvent causé par l’amour « Dites ces mots Ma vie et retenez vos larmes « , autrement dit : maitrisez vous et ne pleurez pas car il n’y a pas d’amour heureux.

Il me semble que le poète en ce faisant se distingue des hommes et  se prend pour l’exception qui fait la règle. Mais en réalité, Aragon fait aussi partie de ces gens qui souffrent pour un instant d’amour sauf que lui a bel et bien compris, ou mieux a appris à se retenir et à vivre sans pleurs. Les deux vers de la quatrième strophe « le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard que pleurent dans la nuit nos cœur à l’unisson « illustrent parfaitement ces propos. 

Sa conception de l’amour n’est donc pas venue du néant. Elle est le résultat de son expérience personnelle. Une expérience qui se traduit dans le poème par un comportement lyrique particulier.

III - Du lyrisme personnel au lyrisme national 

Est traditionnellement dite lyrique une poésie du moi, remarquable par sa ferveur et son goût pour les métaphores ascensionnelles. Le lyrisme par définition, laisse libre cours à l’exaltation de l’être aimé. Chez Louis Aragon, ce lyrisme semble naitre de l’expression de l’amour qu’il ressent pour la femme de sa vie. 

 

         1-Pour l’amour d’une femme

En effet, la dimension intime du poème se dégage à travers le passage des marques de la troisième personne « sa vie«, « son  ombre«,« ses bras «, « eux «… aux marques de la première personne du singulier : « ma vie «, deuxième strophe, « mon bel amour «, « ma déchirure «, « je «, « moi «, et également aux marques de la première personne du pluriel « nous «, « notre « qui semblent référer au poète et à la femme aimée. L’amour de cette femme lui procure certes du bonheur : les termes « unisson «, « chanson «, « frisson « et « air de guitare « sont, à ce titre, illustratifs. Cependant ce bonheur a un prix : la souffrance. Cette dernière est exprimée par l’antithèse : « mon bel amour, mon cher amour, ma déchirure «. L’amour est aussi bien une source de souffrance que de bonheur pour le poète.  Cette souffrance ne le contraint pas. Il en est parfaitement conscient et il l’assume car sa vision de l’amour exige une impassibilité face aux malheurs de l’amour. Le lyrisme sentimental du poète nous est en outre donné à voir et à entendre par la musicalité mélancolique du poème que nous avons déjà étudiée, par l’emploi anaphorique des exclamations contenues dans l’avant dernière strophe ainsi que par les répétitions contenues dans la dernière strophe. Par ailleurs, la comparaison : « je te porte dans moi comme un oiseau blessé « révèle l’ampleur et la profondeur de l’amour que porte le poète pour la femme aimée. Il joue à son égard le rôle d’un protecteur capable de tout faire pour ses « grands yeux «, les yeux d’Elsa auxquels Aragon a consacré tout un recueil de poème. L’amour d’Aragon et d’Elsa trouve sa force dans le partage « et ceux-là sans savoir nous regardent passer «. Leur amour est leur secret à eux deux. Le dernier vers, en plus, commençant par la conjonction « mais « qui exprime ici la concession, renforce l’expression du sentiment de partage  et rappelle l’idée de stoïcisme face aux douleurs de l’amour « il n’y a pas d’amour heureux, mais c’est notre amour à tous les deux «. 

De plus, l’amour que porte le poète pour Elsa est tellement grand qu’il le compare à l’amour de la patrie. « Et pas plus que de toi l’amour de la patrie «. Cette idée nous ramène donc à une autre dimension de lyrisme qui dépasse le repliement sur soi et l’épanchement du moi personnel pour s’élever à un moi militant et national. 

 

                2-   Pour l’amour de la patrie

Nous avons dit que pour l’amour d’Elsa, Aragon est prêt à souffrir sans pleurer. Il en est de même pour l’amour de sa patrie. Un passage d’un « je « personnel à un « on « à valeur universelle dans la dernière strophe montre le changement du comportement lyrique du poète. Certes cette dimension militante du lyrisme prend son essor dans la dernière strophe  et ce par l’emploi d’un vocabulaire relatif au militantisme « flétri «, meurtri « et « patrie « mais, on ne peut cependant nier la présence de cette dimension de lyrisme qui traverse presque tout le poème. En effet, le fait de se servir des soldats sans armes pour décrire la condition humaine place d’emblée le lecteur dans un registre de militantisme. Rappelons que ce poème a été écrit pendant la période de l’occupation allemande et que Louis Aragon fut avant tout un intellectuel engagé. De surcroit, l’évocation des yeux d’Elsa est révélatrice dans la mesure où l’on sait qu’Aragon cherchait en écrivant ce recueil en 1942 à révolutionner les consciences françaises humiliées par la défaite. Lorsqu’Aragon dit « et ceux là sans savoir nous regardent passer répétant après moi les mots que j’ai tressés et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent, il me semble qu’une ambivalence se présente : amour d’Elsa et amour de la patrie se confondent. L’amour malheureux répété par ceux qui regardent et entendent la voix du poète est celui de la patrie pour qui il est indispensable de souffrir et de mourir même. Cette ambivalence se lit aussi au dernier vers  de la deuxième strophe « Dites ces mots ma vie et retenez vos larmes «. L’appel à l’adoption de la vision qu’a le poète de l’amour est donc un appel à l’union et à la résistance, d’ailleurs le mot « diane « contenu dans le recueil d’où est extrait le poème et qui signifie, batterie de tambour ou sonnerie de clairon qui retentit à l'aube pour réveiller des soldats ou des matelots, souligne l’esprit rassembleur du poète et sa volonté de mener ses compatriotes sur la voie de la résistance.

Finalement, la comparaison de l’être aimé à un oiseau blessé peut parfaitement renvoyer à la patrie affaiblie par l’occupant allemand, La France, que le poète se propose de protéger et pour qui il s’apprête à mourir, selon sa conception de l’amour qui s’applique désormais aussi bien à l’être aimé qu’à la patrie.

 

 

Conclusion

Au terme de ce commentaire, nous sommes parvenus à dégager  d’une part la conception de l’amour  selon Aragon: il n’y a pas d’amour heureux. Un rattachement à d’autres concepts comme le bonheur et l’incertitude de l’existence humaine fut nécessaire pour rendre explicite cette vision de l’amour. D’autre part, à partir de la notion centrale du lyrisme, nous avons montré comment ce poème répond aux critères de celui-là à travers l’épanchement du moi du poète et comment le lyrisme d’Aragon concilie deux dimensions: intime et militante, personnelle et universelle. 

Aragon met sa ferveur poétique au service de la mission dont il est investi : réveiller chez ses compatriotes la force de résister à l’occupant. Du lyrisme, il retient donc l’idée d’un dépassement.

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