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Considérations sur la nation et la démocratie

Publié le 22/02/2012

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14 juillet 1989 -   Après la chute du système communiste et l'effondrement de la pensée marxiste, la deuxième moitié des années 80 paraît placée sous le signe du retour à la nation. Autour de ce thème, qui avait largement disparu de l'horizon intellectuel, se multiplient en effet débats, enquêtes et analyses. Tout se passe comme si, dans la controverse philosophique comme dans la polémique politique, la question sociale, qui avait trouvé son expression privilégiée dans la théorie de la lutte des classes, avait cédé la place à la question nationale. Celle-ci est au centre de la plupart des réflexions suscitées par des événements aussi différents que la célébration du bicentenaire de la Révolution, l'intolérance croissante à l'égard de l'immigration, les bouleversements de l'Europe ou l'approfondissement de la mémoire d'Auschwitz.    Ces événements ont pour trait commun d'illustrer quelques-uns des effets pervers du nationalisme, tels que le refus de l'Autre, l'exclusion, le racisme.    Réactivée notamment par un film (Shoah, de Claude Lanzmann), deux livres (Heidegger et le nazisme, de Victor Farias, et la Destruction des juifs d'Europe, de Raul Hilberg, enfin traduit en français), un procès (celui de Klaus Barbie) et un mot (celui de Jean-Marie Le Pen considérant l'existence des chambres à gaz comme " un point de détail " de l'histoire de la seconde guerre mondiale), la mémoire d'Auschwitz a contribué à maintenir ouverte la question-clé que soulève le rappel de ce passé douloureux : peut-on tenter d'élucider les causes et les circonstances de l'holocauste nazi sans prendre le risque de le " banaliser " ? Peut-on oublier que, s'il y eut dans l'Histoire d'autres grands massacres, Auschwitz demeure l'expression de l'horreur absolue ?    Cette problématique est au coeur de la " querelle des historiens " allemands, dont certains mettent l'accent sur l'antériorité des crimes de Staline par rapport à ceux de Hitler, ceux-ci devenant en quelque sorte la réponse à ceux-là. La dispute rebondit d'une autre manière à l'occasion du procès Barbie : l'extension de la notion de crime contre l'humanité aux persécutions subies par les résistants, et non par les seuls juifs, et la volonté de Me Vergès, défenseur de Barbie, d'ouvrir aussi le procès de la colonisation altèrent en effet la nature du génocide. C'est contre cette double dérive que s'insurge Alain Finkielkraut dans la Mémoire vaine.    Des biographies de Pétain (par Marc Ferro) et de Laval (par Fred Kupferman), des colloques sur l'Occupation et l'observation par Henry Rousso du Syndrome de Vichy montrent que la France n'en a pas fini avec le souvenir de ces années noires.    La nouvelle carte de l'Europe, qui ressemble beaucoup à celle du début du siècle, n'est pas étrangère à ces retours en arrière, les nationalismes d'aujourd'hui rappelant d'une façon inquiétante ceux d'hier. La dislocation de l'Union soviétique puis celle de la Yougoslavie ne sont pas seulement l'occasion de savantes analyses sur la sortie du totalitarisme, elles offrent aussi matière à d'amples commentaires sur ce qu'Alain Minc, toujours habile à saisir l'air du temps, appelle la Vengeance des nations. A travers les récits des historiens et les essais des philosophes renaissent les vieilles interrogations sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, la reconnaissance des revendications ethniques ou le statut des minorités. Le droit à la différence    La présence de nombreux immigrés dans l'Hexagone et les succès électoraux du Front national, qui a fait du refus de l'immigration son principal thème de campagne, ont donné un tour particulièrement vif, en France, aux débats sur l'unité nationale et le droit à la différence. Une controverse a opposé notamment ceux qui plaident pour une société " multiculturelle " respectueuse des diverses communautés qui la composent et ceux qui refusent une telle segmentation de la population, la jugeant contraire aux traditions d'intégration de la France. Les travaux de Pierre-André Taguieff sur le racisme, de Gilles Képel sur l'islam, de Dominique Schnapper sur la France de l'intégration, de Gérard Noiriel sur le Creuset français ou d'Alain Finkielkraut sur l'idée de nation (en particulier dans la Défaite de la pensée, un petit livre qui fit grand bruit) témoignent, parmi d'autres, du même effort pour tenter de définir, les conditions d'accueil des étrangers en France sans tomber dans le piège " différentialiste ".    Mais au-delà de cet enjeu particulier, le problème soulevé est aussi celui du rapport à autrui, tel qu'invite à le penser l'histoire même du vingtième siècle : les réflexions de Michel Serres sur le métissage, de Julia Kristeva sur " l'étrangeté " ou de Tzvetan Todorov sur " nous et les autres " confèrent à ce sujet une dimension anthropologique. Elles conduisent à poser la question de la démocratie, s'il est vrai que celle-ci, deux cents ans après la Révolution française et la déclaration des droits de l'homme, se donne désormais pour objectif de gérer les relations entre groupes antagonistes, d'assumer les contradictions de la société, de garantir le pluralisme, bref d'accepter l'altérité.    En méditant les leçons de 1789, sur les pas de l'historien François Furet, devenu, à l'occasion de la commémoration, le spécialiste le plus écouté, les penseurs contemporains soulignent que l'identification de la république à la nation portait en germe le risque de la dictature, voir du totalitarisme. Pour préserver le droit des individus face à l'Etat, il convenait donc d'inventer une nouvelle citoyenneté, qui sache rendre compatibles la liberté et l'égalité, le refus du nivellement et celui de l'exclusion. Privé de leur repères anciens, les intellectuels en quête d'idée se sont tournés vers les travaux de philosophie politique menés en France (Ricoeur, Morin, Castoriadis, Lefort) ou à l'étranger (Habermas ou Jonas en Allemagne, Nozick ou Rawis aux Etats-Unis). Sur les ruines des idéologies moribondes des pensées nouvelles continuent à se chercher. THOMAS FERENCZI Février 1992

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