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CULTURE MONDIALE

Publié le 22/02/2012

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La question de l'homogénéisation des cultures date de la fin du xixe siècle, où la culture de masse amorçait à peine sa trajectoire (littérature de gare en Grande-Bretagne, feuilletons dans les journaux en France, comics - bandes dessinées - aux États-Unis). L'écrivain H. G. Wells (1866-1946) avait prédit que le problème de l'uniformisation des cultures au xxe siècle serait celui de l'issue d'un « conflit entre les langues », avec pour théâtre majeur l'industrie du livre. Théorie et réalité de l'« américanisation ». Les années 1920 ont vu de nombreux penseurs européens s'inquiéter de ce que le dramaturge italien Luigi Pirandello (1867-1936) dénommait déjà l'« américanisme » ou l'« américanisation de la culture ». Que l'on pense également aux analyses de l'historien et philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936) sur la « fin de la culture » et le « déclin de l'Occident », succombant aux assauts de la civilisation de la technique, ou bien encore aux réflexions de l'écrivain espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955) s'insurgeant contre la culture exportée par une Amérique soumise aux seules lois de la production-distribution de masse et de la technologie. Ce n'est toutefois qu'à la fin des années 1940 que l'idée selon laquelle l'homogénéisation par voie de standardisation des produits et des comportements de leurs consommateurs est inhérente à la culture médiatique a pris son envol, c'est-à-dire dès la formulation de la première théorie critique - philosophique - de la culture de masse sous l'égide de l'école de Francfort, avec Theodor Adorno (1903-1969) et Max Horkheimer (1895-1973), qui ont créé la notion d'« industrie culturelle ». Pendant plus de deux décennies, cette idée d'uniformisation a hanté les références critiques. La domination sans partage des industries culturelles en provenances des États-Unis sur les marchés internationaux a contribué à rendre crédible le postulat qui voulait qu'on assistât désormais à une phase ultime de l'« impérialisme culturel », à une uniformisation du monde par l'entremise de l'« américanisation ». Cette représentation prenait toute sa force dans un contexte de mobilisation politique intense, alors exacerbée par les bipolarités Est-Ouest et Nord-Sud. De ces visions de l'uniformisation était absent le « sujet consommateur ». Sa réhabilitation s'est faite à la fin des années 1970. Dès lors, on a commencé à le percevoir autrement que comme un récepteur passif répondant à un stimulus dans le sens prescrit. Ce bouleversement des perspectives théoriques a permis de réintroduire l'analyse des différenciations culturelles, de relativiser à partir de l'interaction produit culturel/public l'« effet » uniformisant du premier. En bref, on a découvert qu'on ne regardait pas de la même façon une série télévisée selon que l'on se trouvait à Alger, à Moscou ou à Londres. Corollairement, côté émission, même si les logiques de l'internationalisation ont travaillé de plus en plus les télévisions nationales, les modes de programmation sont restés une question nationale. Sans pour autant nier la persistance de l'hégémonie mondiale des producteurs des États-Unis, cette relativisation en aval s'est trouvée renforcée en amont par la réalité de la multiplication des acteurs des industries culturelles sur le marché international. Qui aurait pu imaginer quelques années plus tôt que les telenovelas (séries) mexicaines ou brésiliennes feraient pleurer dans les chaumières russes ? Des universaux culturels bien relatifs. La logique contraire travaille pourtant, également, de plus en plus le monde. À preuve, le glissement qui s'est opéré dans les années 1980 dans les concepts qui en rendent compte : de l'internationalisation à la globalisation. Qui peut nier que nos sociétés sont de plus en plus connectées avec des produits et des réseaux de communication appelés à fonctionner à l'« universel » ? L'idée de « culture globale » a structuré les discours de légitimation des stratégies d'expansion des grandes entreprises, au premier chef, ceux des groupes multimédias et des grands réseaux d'agences publicitaires, tous à caractère transnational sur la global marketplace (marché global). Les doctrinaires d'une globalisation à tout crin, hic et nunc, se sont opposés à ceux pour qui l'évolution de l'économie mondiale était loin de se résumer à la seule logique de l'homogénéisation des marchés des produits, des goûts et des besoins, pour qui aussi l'idée de la segmentation des marchés et des cibles paraissait tout aussi importante que celle de la standardisation. Au niveau des stratégies de construction de l'« économie-monde », le dilemme standardisation/segmentation s'est révélé ne pas en être un, les deux termes étant les deux faces complémentaires d'un même processus, l'un n'allant pas sans l'autre. Le bilan de cette décennie mégalomane, où tout comme la sphère financière, la sphère communicationnelle a fonctionné dans une bulle, est venu mettre un bémol à cette quête d'une culture globale et à la chasse aux « universaux culturels » au service du marché. L'échec de nombre de stratégies de diversification et d'expansion, la lenteur de la mise en place du marché unique, qui pour une grande part avait encouragé notamment la tendance à lancer des campagnes publicitaires et des chaînes de télévision paneuropéennes ne sont que quelques facteurs et exemples expliquant le déclin du discours triomphaliste de la conquête de la culture globale. Les années 1980 ont aussi été celles de la revanche des cultures singulières. La tension et les décalages entre la pluralité des cultures et les forces centrifuges de l'universalisme marchand a révélé la complexité des réactions à l'émergence d'un marché à l'échelle du monde. D'autant plus que la tendance de la globalisation à fonctionner selon une logique de ghettos et d'exclusion, ne travaillant qu'à partir des 20 % de l'humanité qui concentrent 80 % des pouvoirs d'achat et d'investissement, s'est dangereusement accentuée. Fait significatif : de nouveaux concepts sont apparus qui tentent d'approcher en des termes moins manichéens la rencontre des cultures dans le contexte - toujours bien présent - de l'échange inégal et des rapports de force. Ils ont pour nom « créolisation », « hybridation », ou « appropriation ». L'enseignement que l'on peut en tirer est qu'au lieu de ressasser les prêts-à-porter idéologiques des visions du monde comme « système global », et autre « village global », il vaudrait mieux, à l'instar du philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), continuer à penser que le système est un « système baroque » et le restera sans doute encore longtemps, malgré les discours contraires de la World Business Class (classe mondiale des affaires), en voie de formation et qui a trop tendance à prendre la « culture des affaires » pour la « culture du monde ». Dans les années 1990, la question de la culture mondiale a été projetée au coeur des débats sur l'application aux « produits de l'esprit » (selon l'expression du président français François Mitterrand) des règles du libre-échangisme proposées par le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et les échanges). Le bras de fer entre l'Union européenne et cette institution internationale s'est terminé en décembre 1993 par la reconnaissance du principe dit de l'« exception culturelle », prôné par le gouvernement français : les productions audiovisuelles ne pouvant être assimilées à n'importe quelle marchandise, elles échappent aux règles de la libéralisation du commerce international. Sept ans plus tard, l'OMC (Organisation mondiale du commerce, qui a succédé au GATT) est revenue à la charge à l'occasion du « millenium round ». L'objectif de celui-ci est d'élaborer avant l'an 2002 un accord général sur le commerce dans le secteur des services (GATS : General Agreement on Trade in Services), incluant l'ensemble de la production des industries culturelles. Le gouvernement français a récidivé, proposant que cette dernière soit définitivement retirée de l'agenda des discussions. L'enjeu est de taille : la soumission des flux de produits culturels aux règles du libre-échange signifierait mettre hors la loi l'ensemble des mesures nationales et communautaires adoptées en vue de favoriser la construction d'une base de production européenne capable d'enrayer la dépendance à l'égard des majors d'Hollywood. Faut-il rappeler qu'au cours des années 1990 ces dernières ont empoché en moyenne plus de 70 % de la recette cinématographique de l'ensemble européen, qui reste leur marché le plus solvable ? Il s'agit donc d'enjeux très politiques. Armand MATTELART

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