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Debray, Entretiens avec Allende sur la situation au Chili (extrait).

Publié le 14/04/2013

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Debray, Entretiens avec Allende sur la situation au Chili (extrait). Quelques mois après la victoire de Salvador Allende à l'élection présidentielle (1970), Régis Debray, tout juste sorti des prisons boliviennes, s'entretient de la situation politique avec le président chilien. La position des États-Unis est évoquée : comment le grand frère américain peut-il réagir face à l'expérience socialiste menée à Santiago ? Salvador Allende fait part de sa confiance dans Washington, car le régime chilien est issu du processus démocratique et de son espoir dans l'évolution politique et économique de l'Amérique latine. Entretiens avec Allende sur la situation au Chili de Régis Debray Debray. -- [...] Maintenant, en ce qui concerne vos relations avec les États-Unis, est-ce que vous avez des raisons de craindre qu'elles empirent. Qu'attendez-vous de ce côté ? Allende. -- Si nous nous référons à l'histoire, il est évident que nous pouvons craindre beaucoup de choses. L'expérience de l'Amérique latine à cet égard est dramatique et elle est sanglante. Nous pourrions parler de la politique du garrot, du dollar, du débarquement de marines, tout cela, nous le savons. Mais nous pensons aussi que les États-Unis aujourd'hui, comme peuple et comme nation, sont en train de passer par des étapes extrêmement différentes des étapes antérieures. Ils ont de graves problèmes intérieurs. Il n'y a pas seulement le problème des noirs ; il y a le problème des secteurs ouvriers, des étudiants, des intellectuels, de tous ceux qui n'acceptent pas la politique d'agression. De plus, leur attitude au Vietnam a soulevé une répréhension mondiale, et il leur est donc beaucoup plus difficile d'agir en Amérique latine. Pour nous, nous n'avons aucune attitude agressive à l'égard du peuple d'Amérique du Nord. Debray. -- Si donc il doit y avoir une agression, c'est d'eux qu'elle viendra. Allende. -- C'est pourquoi je dis que de notre part il n'y aura même pas d'agression verbale. M. Nixon est président des États-Unis et moi je suis président du Chili. Je n'aurai pas un mot de mépris à l'égard de M. Nixon, tant qu'il respectera le président du Chili. S'ils rompent avec cet état de choses qui est une obligation, si, une fois de plus, ils veulent faire table rase de l'autodétermination, de la non-intervention, eh bien ! alors, ils vont rencontrer une réponse digne d'un peuple et d'un gouvernement. Debray. -- Ils le savent si bien que je ne pense pas qu'ils commettront d'impairs, mais il y a d'autres formes d'agression : économiques, blocus. Allende. -- Je crois qu'ils ne le feront pas. D'abord, parce que, comme je te l'ai dit, nous avons toujours agi dans le cadre des lois chiliennes, dans le cadre de la Constitution. C'est pour cela que j'ai soutenu, Régis, que la victoire par la voie électorale était la défaite d'une certaine politique parce qu'elle leur avait vraiment lié les mains. Debray. -- C'était enlever toute légitimité à une quelconque intervention. Seulement, lorsqu'il s'agit d'intervenir, il est vrai qu'ils ne se soucient pas beaucoup des lois internationales. Finalement, en quoi consiste pour vous la leçon du processus chilien ? quelle leçon doit en tirer l'Amérique latine à votre point de vue ? Allende. -- La leçon est que chaque peuple possède sa réalité propre, et que face à cette réalité, il doit agir. Il n'y a pas de recette. Notre cas, par exemple, ouvre des perspectives, des voies nouvelles. Nous sommes arrivés par les voies électorales. Apparemment, on peut nous dire que nous sommes des réformistes, mais nous avons pris des mesures qui impliquent bien que nous voulons faire la révolution, ce qui veut dire transformer notre société, construire le socialisme. Debray. -- Vous savez combien, dans le cadre de l'Amérique latine, votre image est utilisée pour l'opposer à celle de Fidel et à celle du Che. Que pensez-vous de ceux qui disent que ce qui vient de se passer au Chili dément la thèse de la guerre du peuple, la validité de la lutte armée pour d'autres régions ? Allende. -- Je l'ai déjà dit, même avant notre victoire. La lutte révolutionnaire peut être le foyer guérillero, ce peut être la lutte insurrectionnelle urbaine, elle peut être la guerre du peuple, l'insurrection, tout comme la voie électorale. Tout dépend du contenu que l'on donne à celle-ci. Pour certains pays, il n'y a pas d'autres possibilités que la lutte armée : lorsqu'il n'y a pas de partis, lorsqu'il n'y a pas de syndicats, lorsqu'il n'existe que la dictature, qui va croire en la possibilité de la lutte électorale ? Là, il n'y a aucune perspective électorale et les révolutionnaires d'un tel pays n'ont qu'une chose à faire, c'est d'aller jusqu'au bout. [...] Debray. -- Il ne nous reste peut-être pas grand-chose à nous dire, cependant, je voudrais poser une dernière question : comment à partir de l'expérience chilienne, de la victoire populaire au Chili, voyez-vous l'avenir de l'Amérique latine ? Allende. -- Victorieux ou pas, j'ai toujours dit la même chose : l'Amérique latine est un volcan en éruption. Les peuples ne peuvent continuer de mourir au lieu de vivre. Tu sais parfaitement que dans ce continent il y a 120 millions de semi-analphabètes, ou d'analphabètes totaux ; tu sais qu'il manque en Amérique latine 19 millions de logements, et que 70 p. 100 de la population souffre de malnutrition et tu sais que nos peuples sont potentiellement très riches et que cependant tous ces peuples souffrent du chômage, de la faim, de l'ignorance, de la misère morale et physiologique. Les peuples d'Amérique latine n'ont pas d'autre possibilité que de lutter -- chacun selon sa propre réalité -- mais toujours lutter. Lutter pour quoi ? Pour conquérir leur indépendance économique et pour être des peuples authentiquement libres, et libres également politiquement. Voilà maintenant, ce que je crois être notre grande perspective, et je peux le dire comme président, et surtout à la jeunesse, que sur le chemin de la lutte, sur le chemin de la rébellion, sur le chemin de l'union avec tous les travailleurs, là est la grande perspective, notre grande possibilité. Ce continent doit parvenir à son indépendance politique ; nous, nous devons atteindre l'indépendance économique. Viendra un jour où l'Amérique latine aura une voix de continent, une voix de peuple uni, une voix qui sera respectée et écoutée, parce que ce sera la voix d'un peuple maître de son propre destin. [...] Source : Debray (Régis), Entretiens avec Allende sur la situation au Chili, Paris, François Maspero, 1971. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

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