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Deux jours de violences et de confusion à Moscou

Publié le 22/02/2012

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4 octobre 1993 - Samedi, c'est sur la place de Smolensk, au pied du gratte-ciel du ministère des affaires étrangères, que se déroule une manifestation à l'appel du Front de salut national, qui groupe des partis communiste et nationalistes se préparant depuis des mois à l'affrontement. Des barricades sont élevées, des voitures brûlent. Pour la première fois depuis cette crise, quelques centaines de manifestants parviennent à faire refluer quelque deux cents éléments de la police anti-émeutes. La trentaine de blessés se compte surtout dans leurs rangs " C'est une victoire morale. Gardez vos forces pour demain ", lance un manifestant par haut-parleur. Dimanche, premier jour de soleil après quinze jours de pluie, ils sont des milliers, rassemblés près du parc Gorki, puis sur la place Oktiaberskaïa. Vers 15 heures, la foule, estimée à dix mille personne, s'élance sur le boulevard périphérique intérieur. " A la Maison Blanche ! ". Les premiers rangs, coude à coude, à marche forcée, enjambent le pont de Crimée. Ils forcent un premier barrage de police, débouchent en face à la Maison Blanche. Déchaînés, armés de barres de fer, de bâtons, ils courent et brisent les vitres des bus et des trolleys sur leur passage. Les derniers cordons d'OMON qui protégeaient le Parlement refluent sous les jets de pierre et de briques. Des rafales d'armes automatiques éclatent. Deux policiers sont tués. L'assaut de la mairie Le général Routskoï apparaît sur le balcon du Parlement, appelle les manifestants à s'emparer du grand bâtiment de la mairie, face à la Maison Blanche, et du centre de télévision d'Ostankino, dans le nord de Moscou. L'appel est rapidement exécuté : des manifestants, rejoints par des défenseurs armés du Parlement, brisent la porte vitrée de la mairie à l'aide d'un véhicule, se répandant dans les étages, matraquent les occupants des lieux. Les policiers semblent hébétés, certains sont désarmés par les défenseurs du Parlement. Ceux-ci envoient alors trois véhicules blindés et des camions militaires remplis de manifestants vers le siège d'Ostankino, principale source d'information des Russes, à laquelle l'opposition n'avait plus accès. Les négociations, qui se tenaient par intermittence depuis trois jours au monastère Danilovsky entre représentants d'Eltsine et du Parlement sous l'égide du patriarche Alexis II - au départ pour obtenir une remise des armes du Parlement contre une levée de son blocus - reprennent, ... et sont interrompues presque immédiatement. Alors qu'en milieu de journée l'agence Interfax affirmait que Boris Eltsine serait prêt à accepter des élections simultanées des députés et du président, ce dernier proclame l'état d'urgence à Moscou. A 18 heures (heure locale), il est filmé arrivant par hélicoptère au Kremlin, dont tous les accès ont été bouclés. On le voit marchant, dans une ambiance funèbre, entouré de ses gardes du corps. Le président du Parlement " dissout ", Rouslan Khasboulatov, déclare alors aux députés restés dans la Maison Blanche : " Il faut prendre le Kremlin ce soir. " Il annonce aussi que le centre de télévision " vient d'être pris ". C'était inexact, mais au même moment l'assaut est en effet donné à ce bâtiment. Avant la tombée du jour, quelques centaines de manifestants étaient arrivés devant Ostankino, notamment ceux venus en transports de troupes. Ils parlementent avec les forces de l'ordre gardant le bâtiment. Ces dernières semblent bien armées, à l'intérieur. " L'assaut a commencé ", déclare un responsable de la direction. Les chaînes de télévision cessent d'émettre, à l'exception de la télévision de Russie, émettant depuis un centre de réserve. Un speaker explique que " des combats se déroulent au rez-de-chaussée ", puis lit des textes. La bataille d'Ostankino Ils sont maintenant des milliers de manifestants à entourer le bâtiment. Une balle, venue de l'intérieur, atteint au pied un assaillant muni d'un lance-grenades, qui se met à tirer. La porte vitrée est enfoncée avec un véhicule, des fusillades éclatent dans l'obscurité, les balles traçantes des OMON semant la panique parmi les manifestants restés à l'extérieur. Ces affrontements seront les plus violents, les plus longs et les plus meurtriers de la journée. Peu auparavant, une déclaration du gouvernement a été diffusée, affirmant qu'il est " obligé de recourir à la force " pour mettre fin aux " désordres et massacres ", et interdisant " toutes les manifestations ". Mais alors que le maire de Moscou appelle à la télévision la population à " rester chez elle ", le nouveau premier vice-premier ministre Egor Gaïdar lui succède pour appeler, lui, les Moscovites à descendre dans la rue et à défendre la démocratie contre le fascisme, en se groupant devant le Mossoviet, la vieille mairie de Moscou, à cinq minutes du Kremlin. A l'intérieur de celui-ci, c'est le porte-parole de Boris Elstine qui lit alors, devant les caméras de CNN, le premier message du président : " Nous vaincrons. " Ses collaborateurs annoncent aussi que trois divisions blindées sont " en route " vers Moscou. L'armée en lice La foule des partisans d'Eltsine qui commencent à se rassembler devant le Mossoviet - ils seront des milliers dans la nuit à y ériger des barricades - s'indignait de l'absence de l'armée, alors que les opposants en armes semblaient maîtres de la ville depuis vingt-quatre heures. Et s'inquiétait de l'absence de Boris Eltsine, qui n'apparaîtra en personne, à la télévision, que le matin suivant. Alors que l'initiative, dans la soirée, semblait encore aux mains des partisans de Routskoï, l'agence Itar-Tass a annoncé qu'elle était " obligée " de cesser le travail, en raison de l'arrivée d'hommes en armes. Elle ne reprendra que tard dans la nuit. Et les combats autour et dans la télévision ne cesseront que progressivement, vers minuit. Le rez-de-chaussée de la tour était en flammes, des échanges de tirs intenses se reproduisaient encore tout autour et des partisans du Parlement étaient retranchés dans une annexe technique à gauche du bâtiment principal. Mais la préoccupation des autorités est d'assurer que l'armée est restée fidèle : les commandants des districts militaires de Russie envoient des messages de soutien ou arrivent au ministère de la défense. L'armée a reçu l'ordre de prendre sous son contrôle tous les bâtiments gouvernementaux à Moscou et d'y ramener l'ordre sous vingt-quatre heures. Le premier ministre Viktor Tchernomyrdine, nommé quelques heures plus tôt vice-président de la Fédération de Russie par Boris Eltsine, affirme à la télévision que le gouvernement " contrôle la situation " et que les troupes sont entrées dans Moscou. L'atmosphère reste cependant électrique pendant la nuit de dimanche à lundi. Alors que le jour se lève, des tirs retentissent encore à Ostankino. Soudain apparaissent quelque trente transports de troupes blindés, à proximité de la Maison Blanche. Peu après 7 heures, l'assaut est donné, les transports de troupes sont renforcés par des chars T-72. C'est à Viktor Tchernomyrdine qu'échoit la tâche de lancer un dernier appel à la reddition aux insurgés, appel rapidement suivi de tirs de canon. D'épaisses fumées noires s'élèvent dans le ciel clair de Moscou, tandis que les parachutistes d'élite s'infiltrent dans le bâtiment du Parlement. C'est le moment que choisit Boris Eltsine pour apparaître enfin à la télévision. Il se dit confiant dans l'issue de la bataille contre " les communistes et les fascistes ", qui avaient " tout programmé avec une précision militaire ". Retranché au cinquième étage du Parlement assiégé dans lequel les tireurs d'élite progressent, Alexandre Routskoï fait état d'un bilan de douze morts et une cinquantaine de blessés depuis le début de l'assaut. Cerné, il demande, par l'intermédiaire d'un journaliste russe, à négocier. Il est 9 h 25 à Moscou, lundi. SOPHIE SHIHAB Le Monde du 5 octobre 1993

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