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Dominique BOURG (1953) et Jean-Louis SCHLEGEL (1926) Quatre erreurs à propos du principe de précaution

Publié le 19/10/2016

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Dominique BOURG (1953) et Jean-Louis SCHLEGEL (1926)

Quatre erreurs à propos du principe de précaution

Il n'y a probablement pas de principe qui ait fait l'objet d'autant d'interprétations erronées, le plus souvent involontaires certes, mais parfois aussi intentionnelles.

« La précaution inverse la charge de la preuve. »

Première erreur : on prétend que la précaution exigerait l'inversion de la charge de la preuve. Ainsi, comme nous venons de le dire, l'attitude classique de l'OMC pour interdire de façon durable l'importation d'un bien consistait à exiger la preuve expérimentale de la nocivité de ce produit. Inverser la charge de la preuve reviendrait alors, en adoptant la même perspective, mais inversée, que l'OMC, à exiger la preuve expérimentale de l'innocuité d'un bien pour le mettre sur le marché. Si une telle preuve était possible, elle relèverait d'une sorte de logique de la prévention absolue, fondée non plus sur la certitude de la nocivité, mais sur celle de l'innocuité.

Or une telle exigence est parfaitement étrangère à l'esprit d'incertitude propre à la précaution. De plus elle serait absurde, car impossible à satisfaire. Sur le millier de substances chimiques nouvelles (en fait 1 000 à 2 000) introduites chaque année sur le marché et dans les écosystèmes, on ne pourrait guère en analyser plus de 500, fût-ce en mobilisant les ressources de tous les laboratoires existants. Sur les 6 millions de substances émises depuis la révolution industrielle, quelques milliers seulement ont été contrôlées, et nous savons aujourd'hui que 30 d'entre elles sont cancérigènes... Une exigence de preuve expérimentale de l'innocuité d'un produit reviendrait tout simplement à figer l'économie sur place. Elle serait d'ailleurs confrontée à une autre difficulté : la nocivité de certains produits peut ne se révéler qu'à long terme.

Ce constat n'interdit évidemment pas, lorsqu'on a affaire à des produits nouveaux, particulièrement sensibles, de recourir à un protocole d'exploration du danger, à l'instar de celui que l'on impose pour les médicaments. Explorer le danger, être à l'écoute des études et des enquêtes susceptibles de révéler la nocivité potentielle d'un produit, n'équivaut pas à l'obligation de produire a priori la preuve de l'innocuité d'un produit. Telle devrait être l'attitude à adopter face aux OGM (ce n'est pas pour cette raison qu'ils devraient être interdits, comme nous le redirons au chapitre suivant).

Mais si le principe de précaution n'exige en aucun cas l'inversion de la charge de la preuve, il permet en revanche l'affaiblissement de la charge de la preuve (et non pas l'affaiblissement de la recherche de la preuve : la précaution exige au contraire que l'on continue à rechercher et que l'on puisse réviser des décisions antérieures au nom de connaissances nouvelles). Pour s'opposer à l'importation d'un produit, par exemple, un État n'a plus à produire la preuve expérimentale du caractère nocif de ce produit - une preuve souvent impossible à établir -, mais il devrait suffire, dans le cadre de la précaution, de pouvoir faire état d'analyses scientifiques sérieuses, fussent-elles contestables et critiquées sur certains points, pour aller dans ce sens. Des éléments de connaissances scientifiques qui permettraient de dire « il y a possibilité de danger », sans pouvoir vraiment confirmer cette crainte : « ces éléments peuvent être assez sérieux pour justifier des mesures de précaution ». On est exactement dans cette situation-là pour ce qui est de l'effet de serre, puisque les risques encourus sont loin de faire l'objet d'un savoir complet et incontestable. En disant cela, on souligne en fait la difficulté de l'expertise. Du côté de la recherche - c'est-à-dire du savoir en cours de constitution, et non pas du côté de la science « morte », celle du passé -, controverses et contradictions sont la règle. La contradiction n'enlève donc aucunement sa pertinence à l'expertise. C'est bien plutôt et avant tout le manque d'indépendance qui peut la rendre non pertinente : ainsi des analyses sur le changement climatique financées par les groupes pétroliers. Même dans ce cas, les arguments, lorsqu'ils existent, méritent d'être évalués. Est en revanche irrecevable le manque d'objectivité, non pas l'objectivité au sens d'une conformité absolue au réel - qui est un rêve impossible -, mais plus simplement au sens d'une certaine forme d'honnêteté : on n'a pas le droit, par exemple, d'écarter d'emblée certains paramètres parce qu'ils sont gênants pour une raison ou une autre. Ou encore, en raison des enjeux économiques de leurs travaux, les chercheurs dépendant d'une entreprise et financés par elle pour leur recherche devraient le faire savoir clairement : en l'occurrence, ce n'est pas cette révélation qui les disqualifie, bien au contraire, mais bien la dissimulation de leur appartenance à tel ou tel laboratoire de recherche œuvrant pour un industriel.

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