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El Hallaj

Publié le 14/04/2011

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Tombe\" de Hallâj, en 1908 Hallâj est connu comme un grand mystique, sans doute le plus grand des mystiques musulmans et un des grands mystiques de tous les temps. Il fut aussi un poète. Louis Massignon, qui l'a fait connaître en Occident et qui lui a consacré les quatre volumes de son oeuvre maîtresse, La Passion d’al-Hallâj, admirait et a fait connaître aussi l'originalité de son oeuvre littéraire (Passion III, 352-373). Plus récemment, Sami-Ali a publié chez Sindbad (1985) une traduction des Poèmes mystiques de Hallâj avec une remarquable introduction sur La poétique de Hallâj, édition de poche chez Albin Michel (1998). Nous nous proposons d'examiner en quoi et comment Hallâj est-il poète? Qu'est-ce qui fait l'essence de la poésie chez Hallâj? Quels sont ses procédés poétiques? Avant de répondre à ces questions, il convient de rappeler brièvement quelle fut la personnalité de Hallâj. Husayn Mansour Hallâj est né en 244 de l'ère musulmane (857) à Beïza, centre très arabisé dans la province perse d'Ahwâz. Son père était cardeur. Son premier maître en mystique fut Sahl de Tustar, puis, à vingt ans, il reçut du grand maître 'Amr Makki, l'habit monastique de sûfi à Basra. Il se maria dans le même temps et eut quatre enfants. Sa belle famille avait des accointances shî'ites extrémistes (zanj) qui le firent suspecter, bien qu'il fût rigoureusement sunnite. Après un premier hajj d'un an à la Mecque, il commença sa première prédication publique en Ahwâz, en rejetant l'habit sûfi, puis il poursuivit sa prédication en Khurâsân. Au bout de cinq ans, il vint s'installer avec sa famille à Bagdad. Après un second pèlerinage, il repartit pour un second grand voyage jusqu'à l'Indus et en revint pour son troisième et dernier pèlerinage (vers l'an 290/902). Revenu à Bagdad, il commença à tenir en public des discours surprenants qui provoqueront une grande émotion populaire. Il fut dénoncé par le poète sunnite zahirite Ibn Dawud, qui demanda sa condamnation à mort. D'abord acquitté, Il fut ensuite à nouveau menacé par le vizir shî'ite Ibn al Fûrat. Quatre disciples sont arrêtés mais lui-même s'échappe et se cache à Suse en Ahwâz, où il sera arrêté et ramené à Bagdad. Son interminable procès de neuf ans, soumis aux retournements du pouvoir, commence alors. En 301/913, un nouveau vizir, prohallagien, Ibn Isâ, fait avorter le procès et soustrait le cas de Hallâj à la compétence du cadi. Hallâj est interné au Palais mais il est autorisé à prêcher aux détenus et il est introduit auprès du khalife. Mais en 306/919, le vizir Hâmad fait rouvrir son procès. Tirant argument de la doctrine de Hallâj sur le remplacement votif du hajj, le cadi prononce la formule : \"il est licite de verser ton sang\", approuvé par 24 membres du tribunal canoniste. Deux jours après, le 27 mars 922 (309), Hallâj est exhibé au gibet et le lendemain intercis et décapité. Son tronc fut incinéré et ses cendres jetées dans le Tigre. La tête fut gardée par la Reine-mère - qui lui était favorable - au \"trésor des têtes\" du Palais, avant d'être envoyée en Khurâsân. C'était le premier martyre d'un mystique en Islam. Ses oeuvres - le peu qu'il en reste -, c'est-à-dire les poèmes et oraisons extatiques (Diwân), les sentences détachées (Riwâyât), les oraisons (munâjât) parvenues sous la forme de Akhbar al Hallâj, les fragments dogmatiques des Tawâsin (dont l'opuscule dit Tâ Sîn al-Azal sur Iblis (Satan), écrit et publié en prison), ont été sauvées par ses disciples et retransmises selon la coutume musulmane par des chaînes (isnad) de \"rapporteurs\". Ses poèmes proprement dits, tirés pour la plupart des Akhbar al Hallâj où le récit en prose rimée précède le récitatif en vers - le Tâ Sîn al-Azal est de même un mélange de prose et de vers - ont été réunis pour la première fois en traduction française par Louis Massignon dans le Diwân (première édition en 1931). L'édition de Sami-Ali ne retient pas 39 poèmes sur 88 considérés comme non authentiques. Il est vrai que Hallâj, comme Louis Massignon l'a noté, récitait volontiers à ses auditeurs des poèmes d'autres auteurs mystiques, voire empruntés à l'amour profane, particulièrement des poèmes d'Abu Nuwas. En Hallâj, poète et mystique se confondent. C'est parce qu'il est mystique qu'il est poète. Car poésie et mystique ont en commun d'atteindre l'ineffable. La thèse de l'abbé Brémond assimilant prière et poésie a été très contestée. Mais lorsqu'on est affronté aux shatahât (pluriel de shath) de Hallâj, c'est-à-dire à ses \"locutions théopatiques\", autrement dit à ses oraisons extatiques, par lesquelles il exprime sa rencontre avec l'Unique, l'assimilation devient tangible. Selon la formule frappante de Sami-Ali, l'oeuvre de Hallâj \"porte à sa plus haute expression l'impossibilité d'affirmer l'Unique sans se nier et de s'affirmer sans nier l'Unique\". Le problème qui se pose au mystique, à tout mystique, chrétien comme musulman, lorsqu'il veut traduire en termes discussifs ses états ou son extase, lorsqu'il procède à une rétrospection pour les expliquer et les commenter, a été étudié à plusieurs reprises par Louis Massignon, notamment dans Introspection et rétrospection. Le sentiment littéraire des poètes et l'inspiration proprement mystique comment ils s'explicitent et comment les différencier (en poésie islamique)\" (Opera Minora, II, pp. 355-365) et dans L'expérience mystique et les modes de stylisation littéraire (O.M. II, 371-387). Louis Massignon, qui pense principalement à Hallâj et aux mystiques des trois premiers siècles de l'Islam étudiés par lui dans son Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, montre comment \"le mystique essaie de nous faire retrouver la commotion initiale que son coeur a enregistrée\" et où il croit trouver \"une intervention de l'être transcendant (…) allant jusqu'au \"déplacement\" de la consciences (c'est à proprement parler le shath, qui est un \"débordement\" de la conscience). Ce \"déplacement\" transfère notre attention vers Dieu \"par un mouvement anagogique qui nous libère du créé\". \"Le gauchissement concerté de la phrase (c'est-à-dire des termes usuels) amincit alors progressivement la personnalité de son sujet provisoire\". \"A la limite extrême (...) l'objet transcendant et unique, le seul Réel, Dieu, s'affirme brusquement au lecteur comme prochainement concevable, comme l'intelligible par excellence; tandis que simultanément, le \"je \" humain du sujet normal de la phrase s'esquive devant un autre \"je\" divin, qui se démasque\" (O.M. II, 364-5). C'est proprement la démarche de Hallâj, telle qu'il l'a rendue dans les Akhbar al-Hallâj (n° 50), dans des locutions théopathiques célèbres: \" Entre moi et toi, il y a un \"c'est moi\" qui me tourmente Ah! enlève par ton \"c'est moi\" (Sami-Ali traduit \"je suis\") mon \"c'est moi\" hors d'entre nous deux\". Louis Massignon raconte lui-même que c'est en travaillant sur Hallâj (O.M. II, pp. 371-2) qu'il a pressenti que les textes mystiques authentiques peuvent \"faire accéder au Réel\", car le langage \"recèle un sens anagogique\", un harpon destiné à tirer l'âme à Dieu\". Il remarque alors que l'intensité d'accent de ces auteurs \"paraissait issue d'une commotion initiale suprasensible\" et que \"certaines sentences plus outrancières (les shatahât) \"essayaient de saisir et de situer, non sans rétrospection, la commotion même de la touche divine, (…) d'enregistrer l'échange du \"je\" humain et du \"je\" divin\". Et il donnait comme exemple de shath ce verset de Hallâj : \"T'invoquerais-je: c'est \"Toi\", si Tu ne m'avais pas appelé \"C'est Moi\"? C'est cette relation à l'Unique qui fait Hallâj poète... jusqu'à la mort, jusqu'au martyre, comme l'a dit Hallâj lui-même au moment de son supplice: \" Ce qui compte pour l'extatique, c'est que l'Unique le réduise à l'unité\". Un martyre qu'il avait appelé de ses voeux et annoncé: \"Tuez-moi donc, mes féaux camarades, c'est dans mon meurtre qu'est ma Vie!\" (qâsida X) et encore : \"Oui, va-t-en prévenir mes amis que je me suis embarqué pour la haute mer et que ma barque se brise! C'est dans l'instance suprême de la Croix que je mourrai...\" (muqatta’a 56). Ou encore, de façon terrifiante, Hallâj se voit dévoré par le négatif de Dieu, Satan, sous la forme du Dragon - signe astrologique: \"Puis, quand la coupe circula, Il fit apporter la peau du supplice et le glaive / Ainsi advient-il de qui s'enivre avec le Dragon, l'été\". (muqatta’a 37, traduction Sami-Ali). Le thème de l'Union divine est le plus récurrent, sinon l'unique, dans les poèmes de Hallâj, soit qu'il traite de la connaissance illuminative, de façon didactique, soit directement de l'Union mystique, de l'extase. Laissons parler Hallâj (les traductions sont celles du Diwân publié par Massignon, sauf exceptionnellement celles de Samî-Ali, plus concises) : \"Nous sommes deux esprits infondus en un (seul) corps / Aussi me voir c'est Le voir et Le voir c'est nous voir\" (Tawâsin) \"Ton image est dans mon oeil, ton invocation dans ma bouche. / Tu demeures dans mon coeur. Où donc peux-tu être absent? (Yatîma I, traduction Sami-Ali). \"Avec l'oeil du coeur, je vis mon Seigneur. / Et Lui dis: qui es Tu? Il me dit: Toi\" (muqatta’a 10) \"Et maintenant je suis Toi-même, / Ton existence c'est la mienne et c'est aussi mon vouloir\" (muqatta’a 15) \"Tu demeures dans mon coeur et il contient le mystère de Toi. / Que la demeure se réjouisse et que se réjouisse le voisin! / Il ne contient aucun mystère que je connaisse sauf Toi / Regarde avec Ton oeil: y a-t-il un autre dans la demeure? / Que la nuit de la séparation s'allonge ou s'écourte / L'espoir et le souvenir de Lui me tiennent compagnie. / Ma perte me convient qui Te convient, ô mon Tueur / Et je choisis ce que Tu choisis\" (muqatta’a, 23, traduction Sami-Ali). \"J'ai étreint, de tout mon être, tout Ton amour, ô ma Sainteté! / Tu me mets à nu, tant, que je sens que c'est Toi en moi...\" (muqatta’a 30) \"Son esprit est mon esprit et mon esprit Son esprit; / Qu'Il veuille, et je veux; que je veuille, Il veut\" (muqatta’a 32). \"Ton esprit s'est emmêlé à mon esprit / Tout ainsi que s'allie le vin avec l'eau pure / Aussi qu'une chose Te touche, elle me touche! / Ainsi donc Toi c'est moi, en tout!\" (muqatta’a 47) Et le verset le plus célèbre: \"Unifie moi, ô mon Unique (en Toi) / En me faisant vraiment confesser que Dieu est Un / Par un acte où aucun chemin ne serve de route! / Je suis vérité en puissance, et comme la Vérité en acte (al Haqq) est son propre potentiel, / Que notre séparation ne soit plus!... (muqatta’a 39) On sait que Louis Massignon répugnait à qualifier de mystique authentique tout ce qui pouvait avoir un relent de panthéisme, de monisme existentiel, comme il disait. Dans la Passion (III, pp. 49-60,) il récuse l'accusation de hulul (fusion) qu'on a portée contre Hallâj lorsqu'il parlait d'union transformante pour montrer, à partir des textes hallagiens que chez Hallâj cette union ne pouvait qu'être une \"identification intermittente\" du sujet et de l'objet et qu'il s'agissait de ce qu'il appelait un \"monisme testimonial\" : le mystique est un témoin, un shahid, qui témoigne de Dieu (shahid a en arabe le double sens de témoin et de martyr). Et dans l'Essai (p.314) : \"L'identification intermittente du sujet et de l'objet (...) ne se renouvelle que par une transposition incessante, et amoureuse des rôles, entre eux deux, par une alternance vitale comme l'oscillation la pulsation, la sensation, la conscience; se surimposant de façon surhumaine et transcendante, sans jamais se stabiliser normalement ni de façon permanente, pour le coeur d'un sujet humain donné, en cette vie mortelle\". Pour Hallâj, l'union transformante se réalisait \"par une sorte de transposition soudaine des rôles entre Dieu et l'homme, d'échange entre la langue et le coeur du mystique; où tantôt c'est encore Dieu qui inspire le coeur et l'homme qui rend témoignage par sa langue, - et tantôt l'homme qui aspire en son coeur, et Dieu qui rend témoignage par sa langue, l'accord demeure parfait et constant entre les deux \"moi et toi\" (Passion, III, pp. 47-48). \"Le résultat de l'acceptation permanente (par le mystique) du fiat divin est la venue dans l'âme du mystique, de l'Esprit divin, lequel \"provient du commandement de mon Seigneur\" et fait désormais de chacun des actes de cet homme, des actes véritablement divins; et qui en particulier donnera aux paroles de son coeur, l'articulation, l'énonciation et l'application voulues de Dieu\" (Passion, III, p. 52). Dans cette Unité se déploie la dialectique du caché et du dévoilé, de la négation et de l'affirmation, du manifeste et du latent. Toute distance est supprimée, mais pour un court instant : \"Nul éloignement pour moi après Ton éloignement, depuis que j'eus la certitude que proche et loin sont un\" (muqatta’a, 13). Hallâj disait encore: \"Est-ce Toi? Est-ce moi? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l'Essence. Loin de Toi, loin de Toi (le dessein) d'affirmer \"deux\". Il y a une Ipséité tienne (qui vit) en mon néant désormais pour toujours, / C'est le Tout qui brille par devant toute chose, équivoque au double visage\" (Akhbar n°50, muqatta’a 55). Tous ces textes expliquent, amènent le fameux \"Ana al haqq\" de Hallâj (je suis la Vérité, je suis Dieu) qui avait tellement choqué les théologiens musulmans et lui a, au fond, valu sa condamnation à mort. En fait, commente Massignon, Hallâj \"constate en lui-même, avec encore plus de force, a posteriori, qu'il y a un degré suprême de la présence divine en ses créatures qui peut se réaliser et se consommer dans l'homme, sans division ni confusion. Il déclare que le mode d'opération de cette union mystique est transcendant, au-dessus du créé et de tout ce dont l'homme est digne: un don gratuit de l'Incréé, ihsân, au-dessus de toute rétribution créée\" (Passion, III, p.58). La poésie de Hallâj est, ainsi, à la fois, en même temps, poésie pure et pensée didactique. Deux poèmes, qu'il faut citer longuement, montrent particulièrement comment la poésie, d'un même mouvement, atteint l'être et décrit, pense, les voies d'accès à l'Être. La saisie de l'Être ne peut qu'être instantanée, mais, en la pensant, le poème la décompose: \"Les états d'extase divine, c'est Dieu qui les provoque tout entiers, quoique la sagacité des maîtres défaille à les comprendre. L'extase, c'est une incitation, puis un regard (de Dieu) qui croit et flambe dans les consciences; lorsque Dieu, ainsi, vient habiter la conscience, celle-ci, doublant d'acuité, permet alors au voyant d'y observer trois phases: celle où la conscience est encore extérieure à l'essence de l'extase; celle où elle devient spectatrice étonnée; celle où la ligature du sommet de la conscience s'opère; et alors elle se tourne vers une Face dont le regard la ravit à tout autre spectacle\". (muqatta’a 19, Diwân, p.77). Et dans l'étonnante Qâsida 7, qui fait appel précisément à \"l'oeil du savoir\" : \"Avec l'oeil du savoir mon regard indiqua ... Et je fendis le tumulte de la mer de ma pensée / La traversant comme une flèche / Et mon coeur s’envola... vers Celui que, me questionne-t-on sur Lui, / J'indique par un symbole mais que je ne nomme pas jusqu'à ce que ayant dépassé toute limite, / Errant dans les déserts de la proximité je regardai des points d'eau / Et je n'y vis rien qui dépassât les limites de mon image / Alors docile, je vins à Lui / Et dans la proximité, la vision de moi s'absenta de moi / Tant que j'oubliai mon nom.\" (traduction de Sami-Ali). Maître Eckhart ou St Jean de la Croix disaient-ils autre chose? La pensée, la poésie de Hallâj ne cesse de tourner autour de l'abolition de la distance entre le Témoin et le Témoigné, entre l'Amant et l'Ami. Elle montre ce qui est caché, ce qui se cache, l'indicible, l'ineffable; par elle le dedans et le dehors coïncident. Dans sa muqatta’a 11 (traduction de Sami-Ali), Hallâj réussit ce tout de force de rendre les moyens de cette incommunicabilité: \"J'ai un Bien-Aimé que je visite dans les solitudes / Présent et absent aux regards / Tu ne vois pas L'écouter avec l'ouïe pour comprendre ce qu'il dit... Les figures des qualitatifs ne peuvent Le contenir / Il est plus près que la conscience pour l'imagination/ Et plus caché que les pensées évidentes\". Qui a mieux défini la via negativa? Et encore, dans la muqatta’a 54: \"La lumière de Ton visage reste un mystère quand on l'aperçoit... Écoute donc mon récit, Bien-Aimé, puisque ni la Tablette ni le Calame ne le sauraient comprendre\". Hallâj réussit à rendre l'abstraction pure, la pensée pure. Être et connaissance de l'Être coïncident. \"Je suis le Vrai et le Vrai est vrai par le Vrai\" (traduction Sami-Ali du dernier vers de la muq. 39.) La forme chez Hallâj, au service de cette poésie pure, est conventionnelle et obéit aux critères du temps. Elle était celle de ses maîtres, Junayd, Bistami, Muhasibi etc., comme Louis Massignon l'a bien montré dans son Essai. La caractéristique principale d'Hallâj est d'associer la prose rimée (sâj) et la versification. L'introduction explicative est en prose rimée qui prépare, comme un \"tremplin\", dit Massignon, entraîne le récitatif en vers. Toute sa dernière prédication publique suit cette cadence. Louis Massignon fait remarquer (Passion, III, p. 354) que Hallâj emploie un procédé à rebours des épopées populaires arabes et des poètes de l'amour platonique, comme Ibn Dawud, \"chez qui la paraphrase explicative en prose succède aux vers\". Louis Massignon distingue, dans le Diwân, les qâsida, qui sont les poèmes proprement dits, de plus de sept vers, les muqatta’a qui sont des \"morceaux\" de facture plus libre (de trois à sept vers) et les yatîma qui sont des vers isolés sous forme de plaintes. Hallâj utilise souvent un \"quatrain\" où les premier, second et quatrième hémistiches riment ensemble, a.a.b.a. (son disciple Abil Khayr l'adoptera en persan). Dans les qâsida la rime est la même tout le long du poème. Les rimes préférées de Hallâj sont en râ (l8), nûn (16), mîm et bâ (8). Des nombreux mètres que comporte la métrique arabe, Hallâj utilise surtout le basit (29+5) et le tawîl (16) qui sont les mètres de la qâsida. Ce sont des mètres ascendants, de pieds inégaux. Mais il recourt aussi au wâfir (6) et au ramal (6) qui ont des rythmes plus variables, ou encore au khafif et au kâmil. Il serait fastidieux d'entrer dans les détails de la métrique arabe. Il convient plutôt de noter quelques uns des procédés stylistiques auxquels recourt Hallâj dans ses poèmes: l'allitération, l'allusion et l'emploi des addad (mots à double sens contraire). Ces procédés stylistiques, communs à la poésie courtoise arabe, ont ceci de propre qu'ils sont intraduisibles et que la meilleure des traductions, de ce fait, passe à côté de la beauté de la forme, exceptionnelle chez Hallâj, même si les arabes puristes lui ont reproché des licences. L'allitération, fréquente, n'est pas par plaisir de la jonglerie. Louis Massignon y voit au contraire, un double dessein: \"montrer que l'idée ne \"colle\" pas forcément au mot qui la traduit \" (c'est notamment le problème des synonymes sur lequel achoppèrent les mutazilites) et \"indiquer, par une assonance commune, la secrète affinité qui peut unir les sens respectifs de deux mots différents devant la pensée\" (Passion, III, 355). Massignon fait aussi observer que \"ce cliquetis d'allitérations\" apparaît le plus fréquemment \"au sortir de syllogismes serrés\". Margoliouth y voyait, dit-il, \"un parti pris musical, cherchant à atteindre l'émotion plutôt que la raison\". Lui, pense plutôt que Hallâj cherchait à \"relâcher l'attention pour que la méditation intérieure commence\". Exemple de ce cliquetis: le poème célèbre \"Tuez moi donc, mes féaux camarades\" (cf. supra) se termine ainsi: \"Ma mère enfanta son père (allusion à Fatima, \"mère de son père\"), voilà bien une merveille mienne et mes filles, que j'avais engendrées, sont devenues mes soeurs / Non du fait du temps ni du fait des adultères\", où les mots \"mère\", \"père\", \"soeur\", \"engendrées\", cliquetèrent entre eux comme les termes de parenté. Le cas de l'allusion est plus spécifique à Hallâj. Elle découle du fait même que le sujet - ou l'objet - de la poésie: Dieu, l'Unique, ne peut être atteint que par allusion. L'allusion est nécessaire, d'abord, parce que ce Secret auquel accède le poète ne doit pas être dévoilé: il s'agit d'échapper, tout en la respectant, à la discipline de l'arcane. L'on sait que Hallâj, avec son \"Ana al Haqq\" fut accusé d'avoir \"trahi\". Son ami Shibli l'interpella pour cela et Hallâj s'en expliqua avec son célèbre poème \"Ya sirra sirri\" : \" 0 conscience de ma conscience: Si je m'excusais, envers Toi, ce serait (arguer) de mon ignorance (de Ton Ubiquité), de l'énormité (coupable) de mon doute (sur notre union), de l'excès de mon bégaiement alors que Tu m'as pris pour porte-parole\". Ou encore: \"Un mystère longtemps gardé te fut révélé : Un matin se leva dont tu fus les ténèbres / Le mystère de Son absence, c'est toi qui le caches au coeur / Il n’y aurait pas apposé Son scellé n'était toi\" (muqatta’a 52, traduction SamiAli). Mais chez Hallâj l'allusion est plus qu'un moyen de dire le plus avec le moins, de cacher le Secret, tout en le dévoilant. Elle est l'unique forme possible du cri de l'extase. Il s'en explique, lui-même, dans sa muqatta’a 55, traduction Sami-Ali : \" Loin de moi, loin de moi l'affirmation de deux / A jamais mon non-être est pour Toi un être / Et mon tout est en tout équivoque au visage double / Où donc est Ton être là où je regarde? / Car déjà mon être est là où il n'y a pas \"où\" / Et où est Ton visage que je cherche du regard? Dans la vision du coeur? Dans la vision de l'oeil? » Il s'agit pour Hallâj d'être par la parole aussi près que possible du silence car seul le silence devrait rendre ce qui dépasse la parole. Il s'agit de saisir l'insaisissable. Le symbole auquel recourent le plus souvent les poètes n'y suffit pas. Il y faut l'allusion, qui, comme un trait de feu, est la lumière même: \"Les lumières de la lumière de la Lumière ont des lumières dans la création\" dit Hallâj (muqatta’a 22). Nous sommes ici à la limite du communicable. Une brève image, brusque, violente, suffit, comme \"les cavales de l'éloignement\" (qâsida 3), ou \"les jardins des signes\" (muqatta’a 40). A la limite du communicable sont précisément les mots à double sens contraire, les addad, dont Hallâj se délecte. Sami-Ali a fait l'analyse du caractère paradoxal de ce phénomène dans un article de la Nouvelle Revue de psychanalyse, (1980, n°XXIII) Le langage mystique a pris les addad au Coran. Ils sont le meilleur recours du mystique pour voiler et dévoiler en même temps, dire et ne pas dire, Nous avons affaire à une pensée qui n'exclut pas la contradiction. Coincidentia oppositorum, n'est-ce pas une façon, sinon de définir, du moins d'atteindre la Déité?

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