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Fiche De Lecture: Deux Siècles De Rhétorique Réactionnaire, Albert O.Hirschman

Publié le 16/07/2012

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Fiche de lecture : Ouvrage choisi : Deux siècles de rhétorique réactionnaire ( The Rhetoric of Reaction : Perversity, Futility, Jeopardy) d’Albert O. Hirschman paru en 1991, exemplaire lu en collection «  L’espace du politique » chez Fayard. Biographie de l’auteur : Né en Allemagne en 1915, Hirschman quitte l’Allemagne lors de  l’accession d’Hitler au pouvoir pour rejoindre la France. Il étudie à l’Ecole des Hautes Etudes Commerciales et à la Sorbonne  avant de partir pour la London School of Economics et décrocher enfin son doctorat d’économie à l’université de Trieste.De tous les combats contre le fascisme, il se joindra aux troupes républicaines lors de la guerre d’Espagne et fera partie de l’opposition clandestine à Mussolini. Il doit fuir en 1940 vers les Etats-Unis dont il deviendra citoyen en 1943. Il participe à la réalisation du plan Marshall à la FED. Economiste de formation, ses recherches se portent aussi sur la sociologie et les sciences politiques. Il a été chercheur à Yale, Harvard, Princeton. Thèse de l’auteur : La rhétorique utilisée de façon partisane nuit à la démocratie Résumé de l’ouvrage :      La plus grande partie de l’ouvrage porte sur l’analyse des principaux arguments rhétoriques réactionnaires. L’auteur en dénombre trois. Le premier d’entre eux est celui de l’effet pervers (perversity). Marqué par la nécessité de ne pas apparaitre comme anti progressiste  l’argument de l’effet pervers avance que l’action menée en faveur du progrès social aboutira par un enchainement de conséquences non voulues à l’opposé du but recherché. Il n’est pas ici seulement question d’affirmer que l’action aura des effets secondaires  imprévus et néfastes mais qu’elle aboutira  à l’inverse du résultat escompté. Thèse née avec Burke qui prévoit en quelque sorte que le slogan « liberté, égalité, fraternité » de la révolution aboutira en fait au Comité de Salut Public et à Bonaparte… Burke tire l’esprit de cet argument de la notion de main invisible de Smith. L’effet pervers des actions sociales est induit dans le modèle du marché autorégulateur et est donc de nos jours utilisé contre l’Etat Providence et l’aide aux pauvres. Le deuxième type d’argument révélé par Hirschman est celui dit de l’inanité (futility). Cette thèse consiste à arguer que l’ordre social est inaltérable et qu’il est donc inutile d’essayer d’influer sur lui par des réformes politiques. Tout changement n’est que trompe l’œil et illusion. C’est l’argument de Tocqueville dans l’ « Ancien Régime et la Révolution ». Pour lui les soit disant conquêtes de la Révolution telles que la centralisation administrative et la généralisation des petites propriétés paysannes étaient déjà présentes sous l’Ancien Régime. Ce type d’argument sera repris par Mosca et Pareto qui poseront l’existence de deux « classes » indépassables dans nos sociétés : élite et non-élite que rien ne saurait venir altérer. Cet argument est aussi utilisé dans la thèse selon laquelle l’Etat Providence ne bénéficierait pas aux classes pauvres mais aux classes moyennes opérant un « détournement de fond » en s’appuyant sur leur poids politique. L’inanité est donc souple dans son utilisation et si l’argument peut paraitre moins fort que celui de l’effet pervers au premier abord il dénote en fait plus un certain mépris et une position démystificatrice : avec l’effet pervers l’on reconnait au moins un pouvoir d’agir sur les choses… Le troisième et dernier type d’argumentaire réactionnaire est celui de la mise en péril (jeopardy). Il est modéré, il postule que le changement peut entraîner  des coûts et des conséquences inacceptables. On montre ici que l’on est attaché aux précédentes avancées progressistes et que l’on ne voudrait pas qu’un certain jusqu’au-boutisme vienne les menacer. Ainsi la démocratie a un temps été dénoncée comme un danger pour les libertés avant d’être défendue contre l’extension de l’Etat providence supposé liberticide et antidémocratique.    Une fois ce travail de catégorisation des thèses  réactionnaires effectué l’auteur s’intéresse aux interactions qui peuvent exister entre elles. Il remarque une certaine coexistence  entre les thèses de l’inanité et de l’effet pervers. Surprenante sur le plan logique Hirschman attribue cette association à « un certain goût de la provocation » de la part des penseurs réactionnaires. Au contraire, la thèse de la mise en péril n’est pas associée à celles de l’inanité et de l’effet pervers alors que compatibles sur le plan logique. Il semble que cette thèse soit utilisée aux prémices d’un changement futur, elle perd de sa force durant les débats ayant très peu de chance de se réaliser. Autre interaction : celle de la thèse de l’inanité avec les deux autres thèses de l’effet pervers et de la mise en péril. L’enracinement de la thèse de l’inanité a pour conséquence l’affaiblissement des deux autres et a eu paradoxalement un rôle important dans les avancées sociales favorisant un certain progressisme (la démocratie n’étant qu’une illusion peut importe la mise en péril, faisons donc ces réformes…). L’auteur attribue un rôle important a cet affaiblissement des positions réactionnaires par la thèse de l’inanité dans le processus de construction de l’Etat Providence. L’autre idée force de Hirschman est d’affirmer que la rhétorique réactionnaire est utilisée par… les progressistes.  Ceux-ci reprennent les thèses réactionnaires mais en les inversant. Ainsi la thèse de la mise en péril devient-elle celle de la synergie qui veut que loin d’êtres inopérantes les actions se renforcent en fait systématiquement entre elles (« all good things go together ») ou bien encore celle du péril imminent : le danger réside dans l’inaction et non pas dans l’action (par exemple dans le fait de ne pas donner de droits au peuple peut provoquer l’agitation sociale). Pour ce qui est de l’inanité, résumable à une loi d’airain elle devient dans l’optique progressiste une loi du mouvement ; d’un sens de l’Histoire vers toujours plus de progrès. A l’effet pervers vient enfin répondre la thèse de l’escalade : ne pas se soucier des effets secondaires mais aller jusqu’au bout des ses idées pour modeler la réalité selon la pensée. Hirschman conclut en déplorant le fait que tous ces arguments, qu’ils soient réactionnaires ou progressistes, ne sont que des moyens de combat au service de camps rivaux. Les arguments fourbis sont en effet des « cas limites » procédant plus du dogme que de l’analyse rationnelle. Ainsi arque boutés  sur des positions tenant du phantasme les protagonistes ne se livrent pas à la discussion, au sens de créatrice d’opinion, si nécessaire à la Démocratie. Réflexions personnelles sur l’ouvrage : Intéressé  par le débat d’idées mon choix s’est porté sur cet ouvrage se proposant de retracer « deux siècles de rhétorique réactionnaire ». Si son acquisition ne fût pas des plus aisées à la veille de Noël je ne regrette pas mon choix après la lecture d’un ouvrage au propos et au style passionnants. Dans l’introduction Hirschman pose le manque de communication entre les citoyens des démocraties comme un grave problème. Je partage cette opinion. Le manque de subjectivation au sens bourdieusien du terme, le fait de ne pas chercher à comprendre l’autre, ses vues et d’être « sûr de son fait » parfois même en se reposant sur une idée « innée » ou simplement véhiculée par l’air du temps sans chercher à la remettre en question marque pour moi le débat public. Si certains postulent que le bon fonctionnement d’une société démocratique tient à la présence d’idées contradictoires voire violemment antagonistes il me semble qu’il faille déjà pouvoir parler en premier lieu d’idée au sens de provenant d’un véritable travail de réflexion. C’est ce que montre Hirschman dans son livre, et le terme « rhétorique » du titre nous le fait deviner : les arguments réactionnaires et progressistes visent plutôt à persuader à base d’éloquence et de mantras plutôt qu’à convaincre par la base d’un raisonnement convaincant. Nous revoici à l’époque moderne ou la vérité se fixait par la scolastique. Si le jeu était sûrement tout à fait réjouissant dans les salons d’alors, il peut sembler dangereux de l’appliquer à des débats ayant pour enjeu la conduite de toute une société dans le contexte démocratique (encore était-il possible de « discuter », même si l’argumentaire était fallacieux, chose appréciable à une époque où taxer de fascisme, de populisme ou d’angélisme peut suffire à remporter le débat). Hirschman nous décrit clairement (s’aidant même de tableaux, procédé qu’il semble affectionner) et avec un style malicieux l’art de faire semblant de discuter au cours des deux derniers siècles. On élabore de grandes théories mais sans tenir compte de ce qui pourrait être un point de rencontre commun entre les différents camps : la réalité. Il est ainsi tout à fait savoureux de constater  que la thèse de l’effet pervers (qui sert actuellement à vilipender l’Etat providence et l’action de l’Etat dans l’économie par exemple) est assimilable dans ses premières formes à une transcription du couple hubris/némesis (offense des hommes envers les dieux et vengeance de ceux-ci)  de l’antiquité grecque puis par la suite à la conception d’un Dieu chrétien châtiant les hommes ayant voulu interférer dans l’ordre qu’il avait établi. Il ne s’agit pas d’un appel à une technocratie froide à l’abri des phantasmes humain mais au contraire à un véritable dialogue, échange entre les citoyens pouvant assurer le consensus seul capable d’assurer la réalisation des idées.

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