Devoir de Philosophie

Genet, Journal du voleur (extrait).

Publié le 07/05/2013

Extrait du document

genet
Genet, Journal du voleur (extrait). L'oeuvre de Genet se nourrit de l'existence délictueuse et précaire de l'auteur qui s'est attaché -- par défi ou par résignation ? -- à célébrer comme une vérité personnelle les « valeurs noires «, provocatrices et amorales qui l'ont toujours accompagné. Dans Journal d'un voleur, où il consigne les événements de son séjour en Espagne, Genet s'interroge sur l'attirance que le mal exerce sur son être qui se plaît dans des idéaux sordides, comme celui d'être un voleur, abject et ingrat. Journal du voleur de Jean Genet Il m'apparaissait comme définitivement fixé que je dusse demeurer dans la honte encore qu'une tentative heureuse pour quelques mois m'eût remis au monde. Je décidai de vivre tête baissée, et de poursuivre mon destin dans le sens de la nuit, à l'inverse de vous-même, et d'exploiter l'envers de votre beauté. L'esprit de nombreux littérateurs s'est reposé souvent dans l'idée de bandes. Le pays, a-t-on dit de la France, en était infesté. L'on imagine alors de rudes bandits unis par la volonté de pillage, par la cruauté et la haine. Était-ce possible ? Il paraît peu probable que de tels hommes se puissent organiser. Le liant qui fit les bandes, j'ai bien peur que ce soit une avidité peut-être, mais qui se camouflait sous la colère, la revendication la plus juste. À se donner des prétextes pareils, des justifications, on arrive vite à élaborer une morale sommaire à partir de ces prétextes. Sauf chez les enfants, ce n'est jamais le Mal, un acharnement dans le contraire de votre morale, qui unit les hors-la-loi et forme les bandes. Dans les prisons, chaque criminel peut rêver d'une organisation bien faite, close mais forte, qui serait un refuge contre le monde et sa morale : ce n'est qu'une rêverie. La prison est cette forteresse, la caverne idéale, le repaire de bandits où les forces du monde viennent se briser. À peine est-il en contact avec elles, c'est aux lois banales que le criminel obéit. Si de nos jours on parle dans la presse de bandes formées par des déserteurs américains et des voyous français il ne s'agit pas d'organisation, mais d'accidentelles et brèves collaborations entre trois ou quatre hommes au plus. Quand il sortit de prison à Katowice je retrouvais Michaelis. J'étais libre depuis un mois. Vivant de légères rapines dans les villages d'alentour, je couchais dans un parc public un peu en dehors de la ville. C'était l'été. D'autres voyous y venaient dormir sur les pelouses, abrités par l'ombre et les basses branches des cèdres. À l'aube, d'un massif de fleurs se levait un voleur, un jeune mendiant bâillait au premier soleil, d'autres s'épouillaient sur les marches d'un pseudotemple grec. Je ne parlais à personne. Tout seul j'allais à quelques kilomètres, j'entrais dans une église et je volais l'argent du tronc avec une baguette engluée. Le soir, toujours à pied, je regagnais le parc. Cette cour des Miracles était claire. Tous ses hôtes étaient jeunes. Quand en Espagne ils se groupaient et se renseignaient mutuellement sur les lieux d'abondance, ici chaque mendiant, chaque voleur ignorait les autres. Par une porte dérobée il semblait être entré dans le parc. Silencieusement il se glissait le long des massifs ou des bosquets. Ne le signalaient que le feu d'une cigarette ou un pied furtif. Le matin sa trace était effacée. Or, tant d'extravagance me fit plus ailé. Accroupi dans mon coin d'ombre j'étais stupéfait d'être sous le ciel étoilé qu'avaient vu Alexandre et César, quand je n'étais qu'un mendiant et un voleur paresseux. J'avais traversé l'Europe avec mes moyens qui sont l'envers des moyens glorieux, pourtant je m'écrivais une secrète histoire, en détails aussi précieux que l'histoire des grands conquérants. Il fallait donc que ces détails me composassent le plus singulier, le plus rare des personnages. Suivant ma ligne je continuais à connaître les plus ternes malheurs. Peut-être y manquait-il mes toilettes de tapette éhontée que je déplore n'avoir traînées, fût-ce dans mes valises ou sous mes habits séculiers. Ce sont toutefois ces tulles pailletés et déchirés que secrètement je revêtais la nuit dès que j'avais franchi la clôture du parc. Sous une écharpe de gaze je devine la translucide pâleur l'une épaule nue : c'est la pureté du matin, quand les Carolines de Barcelone, en cortège, allaient fleurir la pissotière. La ville s'éveillait. Les ouvriers se rendaient au travail. Devant chaque porte, sur le trottoir, on jetait des seaux d'eau. Couvertes de ridicule, les Carolines étaient à l'abri. Aucun rire ne pouvait les blesser, la pouillerie de leurs oripeaux témoignant de leur dépouillement. Le soleil épargnait cette guirlande émettant sa propre luminosité. Toutes étaient mortes. Ce que nous en voyions se promener dans la rue, étaient des Ombres retranchées du monde. Les Tapettes sont un peuple pâle et bariolé qui végète dans la conscience des braves gens. Jamais elles n'auront droit au grand jour, au véritable soleil. Mais reculées dans ces limbes elles provoquent les plus curieux désastres annonciateurs de beautés nouvelles. L'une d'elles, la Grande Thérèse, attendait les clients dans les tasses. Au crépuscule, dans une des pissotières circulaires, près du port elle apportait un pliant, s'asseyait et faisait son tricot, son crochet. Elle s'interrompait pour manger un sandwich. Elle était chez elle. Source : Genet (Jean), Journal du voleur, Paris, Gallimard, coll. « Folio «, 1982. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

Liens utiles