Devoir de Philosophie

Gracián, l'Homme détrompé ou le Criticon (extrait).

Publié le 07/05/2013

Extrait du document

Gracián, l'Homme détrompé ou le Criticon (extrait). Fidèle aux principes éthiques de la scolastique, l'Homme détrompé (ou le Criticon) est une initiation à la connaissance et, en même temps, une théorie de la sagesse. Prônant que la science et la vertu conduisent à l'accomplissement de l'âme, finalité de toute vie humaine, les trois parties de ce roman allégorique s'organisent de manière à figurer les grandes étapes de l'apprentissage de la nature rationnelle de l'homme, à travers les pérégrinations pédagogiques d'un maître éclairé et de son disciple encore aveuglé par son matérialisme. L'Homme détrompé de Baltasar Gracián (première partie) -- Tu doutes à bon droit, répliqua Chiron, car certaines nations la première fois qu'elles le virent présumèrent qu'il était tout à la fois cheval et homme. Celui-ci est un soldat, plus corrompu de moeurs que rompu au combat. -- À quoi servent-ils dans le monde ? -- À quoi ? Ils font la guerre aux ennemis. -- Qu'ils ne la fassent pas davantage aux amis ! -- Ils nous protègent. -- Dieu nous protège d'eux ! -- Ils combattent, mettent en pièces, tuent et anéantissent nos adversaires. -- Comment cela peut-il être, si l'on dit que ce sont eux-mêmes qui les préservent ? -- Attends, je parle de ce qu'ils devraient faire de par leur métier ; mais le monde est maintenant si dépravé, que ceux-là même qui devraient remédier aux maux, par toutes sortes de nuisances en sont la cause. Eux, qui devraient mettre fin aux guerres, les étendent ; leur emploi est le combat, car ils n'ont pas d'autres pensions ni d'autre rente, et comme la guerre une fois finie ils resteraient sans offices ni bénéfices, ils sont tout caresse pour l'ennemi parce qu'ils s'en repaissent. Pourquoi devraient-ils tuer les sentinelles du marquis de Pescara, s'ils vivent de lui ? Jusqu'au tambour qui connaît ces finesses ! Et ainsi vous verrez que la guerre, qui, si nous conjuguions nos efforts, pourrait durer un an, en dure douze, et elle serait éternelle si le bonheur et le courage ne s'étaient réunis aujourd'hui chez un marquis de Mortara. Tous déplorent la même chose de cet autre qui vient aussi à cheval, pour tout achever. Celui-là a pour fonction et même pour obligation de changer le mauvais en bon ; mais il agit tellement à l'inverse qu'avec lui le bon se transforme en mauvais, et le mauvais en pire. Il mène une guerre déclarée contre la vie et la mort, ennemi de l'une et de l'autre, parce qu'il voudrait que les hommes ne soient ni malheureusement morts ni bienheureusement vivants, mais en mauvaise santé, ce qui est un très mauvais milieu. Pour que lui puisse manger, il fait en sorte que les autres ne mangent pas ; lui engraisse tandis qu'ils maigrissent. Tant qu'ils sont entre ses mains, ils ne peuvent manger ; et s'ils en réchappent, ce qui arrive rarement, il ne leur reste pas de quoi manger. Si bien qu'eux vivent dans la joie pendant que les autres peinent dans la vie. Et ainsi sont-ils pires que des bourreaux, puisque ceux-ci mettent toute leur industrie à ne pas faire souffrir, et d'un air gentil font qu'il en manque à celui qui remue des jambes, mais ceux-là mettent tout leur savoir en ce que le malade peine et vive dans l'agonie ; et ainsi c'est au forfait qu'ils viennent à bout des maux ceux qui les procurent. Et l'on doit remarquer que là où il y a plus de docteurs, il y a plus de douleurs. C'est ce qu'en dit la rancoeur commune, mais elle se fourvoie dans une vengeance vulgaire, parce que je tiens pour certain que du médecin personne ne peut en dire ni du bien ni du mal : ni avant de se mettre entre ses mains, puisqu'il n'en a pas encore l'expérience ; ni après, parce qu'il n'a plus de vie. Mais notez que je ne parle pas du médecin matériel, mais des médecins moraux, de ceux de la république et des moeurs, qui au lieu de remédier aux défaillances et aux indispositions comme ils y sont tenus, les conservent et les augmentent, changeant en servitude ce qui devait en être le remède. -- Que sera-t-il, demanda Andrénio, car nous ne voyons passer aucun homme de bien ? -- Ceux-là, répliqua Chiron, ne passent pas, parce qu'ils durent éternellement, leur renommée est immortelle. Il s'en trouve peu, et ils vivent très retirés : nous en entendons parler comme de l'unicorne en Arabie et du phénix en son Orient. Néanmoins, si vous voulez en voir quelques-uns, cherchez un cardinal de Sandoval dans Tolède, un comte de Lemos gouvernant l'Aragon, un archiduc Léopold dans les Flandres. Et si vous voulez voir l'intégrité, la droiture, la vérité et tout le bien réunis en un seul, cherchez un don Luis de Haro dans le centre qu'il mérite. Ils se trouvaient dans le plus grand désarroi à voir et à considérer de telles monstruosités, lorsqu'Andrénio, se répandant en lamentations, leva les yeux au ciel comme s'il y voyait les étoiles en plein midi. -- Qu'est-ce cela ? dit-il. J'ai perdu tout bon sens. Voilà ce que c'est que d'aller parmi des insensés ! Contagieuse infirmité : il me semble que le ciel lui-même est déréglé et que le temps marche à l'envers. Une question, messieurs, est-ce le jour ou la nuit ? Mais ne nous fions pas aux apparences, car ce serait y porter davantage de confusion. -- Attends, dit Chiron, car le mal n'est pas au ciel mais au sol ; le monde ne marche pas à l'envers seulement pour ce qui est de l'espace, mais aussi du temps. Les hommes font du jour la nuit, et de la nuit le jour : celui-là se lève maintenant, quand il devrait se coucher ; maintenant cette autre sort de la maison avec l'étoile de Vénus et ne rentrera pas avant que l'aurore ne se rie d'elle. Et le meilleur est que ceux qui vivent tant à rebours disent être les gens les plus illustres et les plus brillants. Mais il n'en manque pas qui affirment que, allant de nuit comme des bêtes, ils doivent vivre de jour comme des brutes. -- C'est ainsi, dit Critilo, que l'on veut nous faire prendre des vessies pour des lanternes ; mais cela m'importe peu car il n'y a rien ici qui mérite d'être éclairé. -- Que l'on appelle cela le monde ! remarquait Andrénio. Même le nom est mensonge, on l'a chaussé à l'envers : appelons-le immonde et en tout point délirant. -- Il fut un temps, répliqua Chiron, où son nom lui convenait bien. Il est vrai que c'en était la définition, lorsque Dieu le voulait ainsi et qu'il le laissa si concerté. Source : Gracián (Baltasar), le Criticon, trad. par Éliane Sollé, Paris, Allia, 1998. Microsoft ® Encarta ® 2009. © 1993-2008 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.

Liens utiles