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Il N'Y A Pas D'Amour Heureux. Aragon: Analyse

Publié le 20/09/2010

Extrait du document

amour

 

IL N’Y A PAS D’AMOUR HEUREUX

   MAIS C'EST N0TRE AMOUR À TOUS DEUX

 

Analyse

 

Comme il n’est pas possible à deux êtres qui s’aiment de vivre dans une fusion complète, d’être constamment présents l’un à l’autre, de maintenir l’intensité que leur sentiment a déjà atteinte, comme le lien est toujours rompu même s’il n’est jamais anéanti, le doute, l’incertitude, l’inquiétude s’immisçant, il n’y a pas d’amour heureux. 

Cette constatation, Aragon la fit en vivant son amour pour Elsa Triolet, leur couple, très uni, ayant été l’un des plus célèbres du XXe siècle. Il est marqué aussi par l’époque où il fut composé : juste avant la Deuxième Guerre mondiale.

On constate encore ici qu’il était revenu à la prosodie classique, du moins en ce qui concerne le mètre, des alexandrins étant organisés en quintils, le premier et le dernier vers, qui riment, encadrant trois vers aux rimes semblables, suivis d’un octosyllabe qui est aussi un refrain. Du fait de cette variation de mètres, ces strophes peuvent être considérées comme élégiaques, qualificatifs qu’on applique à celles, par exemple, du “Lac” de Lamartine et de “Tristesse d’Olympio” de Victor Hugo. Mais Aragon continua à supprimer la ponctuation, bien que les majuscules à l’intérieur des vers découpent des phrases.

 

Premier quintil

 

Il est dominé par le sentiment de l’impuissance de l’être humain sur son destin dont la dureté est rendue par des sons durs, des mots à la rime qui contiennent tous des «r«.

Vers 1 : Par une négation initiale encore répétée, ce qui renforce le caractère catégorique, est refusée à l’être humain toute certitude. Or le bonheur tient justement à la stabilité, à la quiétude, à la satiété. La répétition du son «a« renforce le caractère catégorique de l’assertion. Si le peu de fond à mettre sur la force est facile à admettre, l’enjambement crée une surprise et....

Vers 2 : La faiblesse elle-même est incertaine et ce vers coupé, malgré l’absence de ponctuation, aboutit à un autre enjambement, donc à une autre surprise possible.

Vers 3 : Et, en effet, la valeur positive d’«ouvrir ses bras« (sous-entendu : à l’être aimé), signe d’accueil, est habilement contredite par l’effet objectif qu’a ce geste, la croix étant pour les chrétiens symbole de supplice, de souffrance, de mort. La rime est particulièrement riche et sera encore présente à l’intérieur du vers suivant.

Vers 4 : «Serrer son bonheur« marque l’avidité de l’amour trop égoïste, trop exclusif, qui aboutit à un échec, à sa destruction même, le lien inéluctable étant indiqué par les rimes intérieures.

Vers 5 : Le divorce est celui entre les aspirations et la réalité, ce mot à la rime venant contredire le mot à la rime au premier vers : «force«.

Le refrain est une maxime, exprime une vérité générale, connue de toute éternité, avec une sorte de ricanement, les monosyllabes du début étant détachées l’une de l’autre comme dans une sorte de verdict fataliste.

 

Deuxième quintil

 

Il est dominé par le sentiment de l’absurdité de la vie exprimé avec une sorte d’acceptation, de résignation. 

Vers 1 : La reprise de «sa vie«, renforcée encore avec «elle«, donne un nouvel élan, mais qui retombe vite à cause de «ces soldats«, instruments sans volonté et, qui plus est, ne servant même pas à ce à quoi ils sont censés servir puisqu’ils sont «sans armes«. Ce sont, en effet, les soldats de la «drôle de guerre« pour laquelle, avant la Deuxième Guerre mondiale, on a mobilisé des hommes (Aragon lui-même) qu’on n’a pas fait combattre, qui sont restés dans un désoeuvrement permettant de jeter un regard sur sa vie. La sévérité du constat est rendue par des «s« coupants, et l’appesantissement est accentué par la répétition des sons «sem-sans«.

Vers 2 : Les soldats ont bien reçu un uniforme (c’est-à-dire un rôle : la métaphore du théâtre est fréquente chez Aragon pour signifier la vie), mais leur destin n’est pas guerrier : c’est une illustration du «divorce« évoqué précédemment.

Vers 3 : «Se lever matin« est une formule archaïque dont la rapidité suggère l’ardeur du début de la journée

Vers 4 : ardeur contredite par «désoeuvrés, incertains«, l’appesantissement étant renforcé par la rime intérieure : «eux - oeu«, diphtongues qui allongent et amollissent le vers. Toute cette journée, «matin, soir«,  est symbolique de toute une vie, qui, à sa fin, se révèle vide, inutile.

Vers 5 : La vie de l’être humain en général est devenue la vie du poète, mais il en est séparé par un dédoublement qui est comme celui entre le sentiment et la conscience. Le mot «larmes« à la rime vient contredire la rime du premier vers : «armes«.

Le refrain est devenu les mots que la vie doit dire à l’injonction du poète

 

Troisième quintil

 

Il est dominé par le sentiment de l’importance et du caractère douloureux de l’amour.

Vers 1 : La progression qui se fait entre ces trois qualificatifs donnés à l’amour en trace une évolution inéluctable : de l’amour qui, à ses débuts, est empreint de beauté, qui, en mûrissant, se renforce par l’affectivité, et qui devient douloureux, peut-être se rompt, le passage inéluctable de la deuxième étape (qui est ambivalente : «cher« signifiant à la fois «aimé« et «coûteux«) à la troisième étant confirmée par la paronomase : «cher -chir«.

Vers 2 : Le poète aux armées est séparé de la femme aimée, séparé même du sentiment (ce que suggère le jeu sonore entre le «oi« de «moi« et le «oi« de «oiseau«), et le sentiment amoureux a perdu la liberté, la légèreté de l’oiseau quand il était sauf, déchéance marquée par le passage du «s« doux d’«oiseau« au «s« dur de «blessé«.

Vers 3 : «Ceux-là«, qui sont donc indistincts, sont tout autant les autres soldats qui voient passer le poète (et son amour pour Elsa) que le public qui voit passer ce couple sans vraiment comprendre ce qui l’unit, comment il peut rester aussi uni.

Vers 4 : Le poète constate que les mots qu’il a «tressés« (dans “Le cantique à Elsa” on lit : «Je tresserai mes vers de verre et de verveine«) pour en faire des poèmes, trouvent un écho dans le public (dans “Elsa” : «Ils se sont faits / Une image de moi peut-être à leur image / Ils m’habillent de leurs surplus  /  Ils me promènent avec eux et vont jusqu’à citer mes vers / De telle façon qu’ils leur servent / Ou deviennent pour eux de charmantes chansons«), mais pour une imitation inintelligente par rapport à son long travail de création.

Vers 5 : Ces mots, vus comme des êtres vivants, le poète ne leur aurait donné naissance que pour la femme aimée, que pour les yeux d’Elsa (titre d’un autre recueil), ses «grands yeux« qui le sont peut-être à cause de l’étonnement. Mais ils meurent aussitôt, cette mort symbolisant la fragilité de l’amour qui réapparaît avec le refrain. Le mot «moururent« à la rime vient confirmer le mot à la rime du premier vers : «déchirure«.

 

Quatrième quintil

 

Il est dominé par l’union étroite entre la douleur et l’amour.

Vers 1 : Du cas particulier, on revient à une vérité générale, à la constatation fataliste qu’apprendre à vivre, c’est-à-dire à aimer, ne peut que conduire à l’échec, l’inéluctabilité du phénomène étant, une fois de plus, contenue dans le déroulement même du vers. Il apparaît aussi que cet apprentissage de la vie s’étend sur sa durée même, qui est cruellement brève.

Vers 2 : La douleur, que signifient évidemment les pleurs mais aussi la nuit, réunit les coeurs (le son répondant à «pleur«) est partagée comme la fin du vers nous le révèle.

Vers 3 : Est édictée la première de trois maximes qui s’inscrivent dans des vers presque complètement homophoniques, en tout cas anaphoriques. Cette vérité-ci est celle du malheur («heur« répondant à «pleur« et «coeur« du vers précédent), de la souffrance, nécessaires à la création, à l’origine de l’art. Mais le contraste est grand entre l’importance de la souffrance et la petitesse du produit créé : la chanson.

Vers 4 : La deuxième maxime, si elle est de structure semblable, en fait renverse le déroulement : le «frisson« de désir, de plaisir, sera suivi des «regrets« qui sont apparus les premiers.

Vers 5 : La troisième maxime suit le même déroulement et illustre le même thème que la première, le mot «sanglots«, dont le jeu entre les deux syllabes est d’une harmonie imitative, convenant bien aux sonorités que produit la guitare.

 

Cinquième quintil

 

Il définit la loi générale en étant presque entièrement constitué de vers presque entièrement homophoniques, et surtout anaphoriques, qui reprennent et confirment le refrain, l’idée étant martelée.

Vers 1 : De même que le malheur est nécessaire pour la chanson, «l’amour est à douleur«, selon une formulation archaïque qui pourrait être un souvenir du «Quiconque meurt meurt à douleur« de Villon, l’idée se retrouvant ailleurs chez Aragon : «Mais ce n’est qu’à douleur qu’on naît même à l’amour« (“C’est une absurdité que de mettre des rimes”, dans “Le musée Grévin”) - «Que sais-tu du malheur d’aimer« (“Chanson pour Fougère”, dans “Le voyage de Hollande”).

Vers 2 : La meurtrissure que produirait l’amour est une blessure physique.

Vers 3 : La flétrissure est une blessure morale, donc plus grave.

Vers 4 : Dans un vers elliptique où «de toi« doit être évidemment compris comme «l’amour de toi«, de nouveau, se font jour les circonstances dans lesquelles le poème est écrit. À cette époque, l’amour de la patrie était mal aisé pour le communiste qu’était Aragon : soldat engagé dans une guerre possible avec l’Allemagne, il se voyait, en tant que communiste, obligé de suivre les méandres de la politique de l’U.R.S.S. qui, d’ennemie de l’Allemagne, était devenue son alliée puis, de nouveau, son ennemie. Désormais, il peut sonner «la diane française« (le titre du recueil). Mais l’amour pour la femme, lui aussi, est constamment contredit, doit être constamment reconquis. «Patrie« rime avec «meurtri« et «flétri«, Aragon justifie la rime pour l’oreille (voir dans “Les yeux d’Elsa”).

Vers 5 : Le mot «pleurs« à la rime vient confirmer le mot à la rime du premier vers : «douleur«.

Le refrain final est prolongé d’un retour très fort au cas particulier qui marque que, justement, l’amour n’est jamais qu’un cas particulier, ce retournement du dernier vers contredisant et même effaçant tout ce qui précède.

L’ambiguïté de l’amour mêle la joie aux larmes, la mort aux félicités de la vie, la présence au regret. La souffrance, liée à l’amour, est non seulement sa conséquence mais son aliment même. Aragon l’a confessé : «Pour écrire qu’”Il n’y a pas d’amour heureux”, il fallait simplement que j’aie la plus haute idée de l’amour, d’un amour qui ne peut pas se faire au prix de ce qui est inhumain«. Il n’y a pas d’amour heureux pour qui exige l’absolu.

 

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