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Italie, la tourmente de mani pulite

Publié le 22/02/2012

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11 février 1993 -   Imaginez, côte à côte, sur le banc des accusés, le PDG d'Elf-Aquitaine, ceux de Saint Laurent et de Chanel, les principaux lieutenants de Francis Bouygues, une partie de l'état-major de Renault, les chefs des principaux partis politiques (du PS aux gaullistes), les conseillers municipaux de Paris, Lyon, Marseille, Lille  le quart du Parlement, deux ou trois anciens premiers ministres  près de la moitié des ministres de l'avant-dernier gouvernement, et, pour finir, le gotha du CNPF, une brochette d'inspecteurs des impôts et plusieurs poignées de journalistes, sportifs, policiers et magistrats de haut niveau. Tel serait à peu près l'équivalent en France de la tourmente soulevée en Italie par l'enquête sur la corruption " Mani pulite " ( " Mains propres " ).    L'enquête est née d'un petit fait-divers milanais en février 1992. Las de se laisser racketter, le patron d'une entreprise de nettoyage dénonce le directeur de l'hospice du Pio Albergo Trivulzio, le socialiste Mario Chiesa, lequel est pris la main dans le sac, en train de recevoir une " enveloppe " de 7 millions de lires (1). Son épouse, dont il est en train de divorcer, alerte les enquêteurs pour se venger : " Cherchez, vous trouverez des sommes impressionnantes ! " Interrogé par celui qui n'est à l'époque qu'un petit substitut, le juge Antonio Di Pietro, un ancien policier, Mario Chiesa se met à table et parle de pots-de-vin généralisés. Il donne les noms des deux anciens maires de Milan, dont l'un est un ami, l'autre le beau-frère de l'ancien tout-puissant secrétaire du PSI, Bettino Craxi.    520 parlementaires mis en cause Dès lors, la bombe à retardement est amorcée. Elle va faire exploser un demi-siècle d'immobilisme des démocrates-chrétiens et des socialistes pour lesquels la politique avait fini par se résumer au partage et à la gestion bien comprise du pouvoir. D'où la multiplication de travaux publics, aussi coûteux qu'inutiles (notamment pour le " Mondiale " de football), qui permettaient d'exiger des entrepreneurs de copieux pots-de-vin (jusqu'à 15 % ) sur les appels d'offres. Un véritable système, que les Italiens ont surnommé " tangentopoli " ( " la cité des pots-de-vin " ) et qui était codifié selon d'apparentes règles " démocratiques " : à chacun selon son poids politique. Un système qui, en l'absence d'une forte réglementation du financement des partis, constituait une structure parallèle en vigueur dans tout le pays.    Pour prendre un exemple, un des directeurs financiers de l'ENI (les hydrocarbures d'Etat) a raconté avoir versé entre 1970 et 1981 des commissions aux partis politiques, réparties à raison de 40 % à la DC, 40 % au PSI, 10 % aux sociaux-démocrates et 10 % aux républicains. S'ajoutaient les cas isolés de " rapacité " personnelle, tel celui de l'ancien ministre de la santé, Francesco De Lorenzo, qui touchait des commissions sur les spots télévisés de la campagne antisida, tandis qu'un de ses lieutenants collectionnait les lingots d'or et bourrait ses coussins de billets de banque. Enfin en Italie (surtout au sud où des ententes tacites avec la Mafia s'étaient nouées au nom de la croisade idéologique menée par la Démocratie chrétienne), la corruption de la classe politique débouche aussi sur une véritable collusion avec le crime organisé.    L'accusé le plus célèbre à cet égard étant Giulio Andreotti qui fut sept fois premier ministre et passera en jugement en décembre.    Vouloir quantifier l'ampleur de la corruption relève de la gageure, car les enquêtes sont loin d'être achevées.    Toutefois, selon, le comptage effectué en février dans son livre par Mario Zamorani (un ancien dirigeant du groupe IRI, lui-même emprisonné), il y aurait eu 4 600 mandats de détention préventive et 25 000 avis d'ouverture d'enquête judiciaire, dont 520 concernant des parlementaires (l'ancien secrétaire administratif de la DC, Severino Citaristi en collectionnant 64 à lui seul). Délits reprochés le plus fréquemment : financement illicite des partis (296 cas)  corruption (207)  concussion (157)  recel (95)  abus de pouvoir (468).    Pour les hommes politiques concernés, recevoir un " avis d'ouverture d'enquête " - au début surtout, quand les électeurs avaient des envies de lynchage contre leur classe politique jouisseuse et peu efficace - signifiait une véritable mort politique. Et, dans leur grande majorité, chefs de parti et ministres ont presque tous démissionné.    Ce qui a contraint, entre autres, le gouvernement socialiste de M. Amato à de constants et embarrassants " bouchages de trous ", au fur et à mesure des défections.    Enfin, les dernières élections, au printemps 1994, ont aidé, en faisant le vide radical parmi la vieille classe dirigeante, tous ceux qui au Parlement avaient encore des faiblesses déontologiques et s'accrochaient désespérément à leurs fauteuils.    Priorité à la relance de l'économie Pourtant on peut très bien survivre avec un " avviso di garanzia ". En témoigne la vitalité du chef de la Ligue du nord, Umberto Bossi, qui fut lui aussi convoqué chez le juge pour une histoire encore peu claire de financement illicite (200 millions de lires) de la campagne législative de 1992. Les noms des deux derniers secrétaires du PDS (ex-PCI), Achille Occhetto et Massimo D'Alema, mis en cause par Bettino Craxi, figurent, même pour la forme, dans les archives de la justice. Quant au président du Conseil, Silvio Berlusconi, dont le frère Paolo a été arrêté deux fois, il a résolu la question à l'avance déclarant que s'il recevait un " avviso di garanzia " il ne démissionnerait pas, car l'avis en question serait " forcément sans aucun fondement ".    Est-ce à dire que la " révolution des juges " est terminée ? Que le pays, lassé avant même que d'être totalement satisfait, souhaite en sortir pour revenir à une justice plus sereine ? Difficile à dire. Il est vrai que l'action des juges - vu l'ampleur de la tâche et les résistances féroces du " système " qu'ils s'efforçaient de mettre à nu - a pris parfois un caractère d'urgence, difficilement acceptable à long terme. Mais si un réel besoin de mettre un terme à ce que d'aucuns ont baptisé le " justicialisme " ambiant se fait jour, personne ne veut passer de la " révolution " à la " restauration ". En témoigne la levée de boucliers suscitée avant l'été par le décret-loi Biondi, du nom du ministre de la justice, qui, sous prétexte de désengorger les prisons, pouvait être interprété comme un cadeau aux détenus de " Mani pulite ".    En attendant, Antonio Di Pietro, véritable phénomène médiatique, reste en tête des personnalités les plus appréciées. Mais un récent sondage, au moment où les nombreuses initiatives plus " politiques " du magistrat suscitent des polémiques, montre que les Italiens savent aussi garder la tête froide : 88 % d'entre eux affirment qu'il doit rester à sa place et seuls 23 % estiment que la corruption est encore aujourd'hui la principale priorité, contre 42,8 % qui citent la relance de l'économie. MARIE-CLAUDE DECAMPS Le Monde du 28 septembre 1994

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