Devoir de Philosophie

ivresse et démesure chez Gargantua

Publié le 21/04/2012

Extrait du document

gargantua

Ivresse et démesure : vin et bonne chère

 

a) Le vin dans la tradition grecque antique, juive et chrétienne

Dans ces traditions, le vin est à plusieurs titres une boisson qui est à la fois source de joie et sacrée ou liée au sacré. En dehors du culte de Dionysos, dont nous allons parler, le vin est toujours lié en Grèce aux dieux : les dieux boivent un nectar spécial qui les rend immortels. À la différence des hommes, ils ne boivent et ne mangent lors de banquets que pour le plaisir. Le repas fait aussi partie dans la vie quotidienne des rites d’hospitalité. Accueillir un hôte ou un étranger, c’est l’inviter à sa table, lui offrir nourriture et vin. Lors des sacrifices, les hommes versent aux dieux des libations de vin.

La place de Bacchus dans le Prologue est révélatrice d’un hommage au dieu de la catharsis. Dans le panthéon des dieux grecs, Dionysos (ou Bacchus en latin), le dieu du vin, a une place tout à fait à part. C’est un dieu d’origine étrangère, né dans des circonstances particulières. Sa mère Sémélé est la fille de Cadmos, roi fondateur de Thèbes, et d’Harmonie. Celle-ci ayant été foudroyée par la vue de Zeus, alors qu’elle était enceinte de lui, Dionysos a terminé sa gestation dans la cuisse de Zeus, d’où il est né. C’est lui qui, plus tard, découvrit la vigne et son usage. Une partie de sa vie est liée à l’errance et à la folie à cause d’Héra qui le poursuivait de sa jalousie. Il a institué à Thèbes, sa ville d’origine, des cultes mystérieux : il entraînait les femmes avec lui (on les appelait les Bacchantes) ; prises d’un délire mystique, elles perdaient tout contrôle d’elles-mêmes (transe bacchique) et le suivaient dans les montagnes. Les Grecs le vénéraient à l’occasion de très grandes fêtes, les Dionysies, pendant lesquelles se déroulaient des représentations théâtrales en son honneur. Dionysos est donc, pour des raisons particulières que nous allons évoquer, lié au théâtre. Lors des Dionysies, les citoyens des grandes cités comme Athènes s’enivraient, le vin ayant à leurs yeux le pouvoir de les libérer quelque temps du carcan de la vie sociale faite de règles et de contraintes. Ils estimaient que le théâtre, et notamment la tragédie, possédait ce même pouvoir libérateur, appelé « catharsis » (mot grec signifiant « purification »). La représentation de la violence dans une tragédie permet en effet au spectateur de se libérer de sa propre violence, enfermée en lui. Comme l’ivresse, le théâtre est donc libérateur, purificateur (cathartique), et le dieu du vin est considéré par les anciens comme l’incarnation de cette catharsis.

Il est tout à fait possible qu’aux yeux de Rabelais, le vin ait cette même fonction libératrice, au même titre que le rire dont il fait l’éloge constant. Le vin a aussi une immense place dans les religions juive et chrétienne, comme en témoignent les textes. Les références au vin dans la Bible et les Évangiles sont très nombreuses. Il est dit dans le Psaume 104, 15 que « le vin réjouit le coeur de l’homme ». Non seulement le vin est source de joie mais il est souvent aussi lié au

sacré et sert d’alliance entre les hommes et Dieu, lors des sacrifices. Citons quelques exemples : dans l’Ancien Testament, le personnage de Noé, avec lequel Dieu fait alliance en vue d’une alliance avec l’humanité toute entière, découvre la vigne et le vin. Le vin est donc au coeur de l’alliance entre Dieu et l’humanité, et promesse de joie éternelle. Dans les Évangiles, Jésus se sert souvent, dans ses paraboles, de l’image du vin, comme dans la célèbre parabole sur la vigne et ses sarments dans l’Évangile de St Jean (15, 1-8) : « Je suis la vraie vigne et mon père est le vigneron ». Son premier miracle a lieu pendant les Noces de Cana, où, parce que le vin manquait, il transforma l’eau en vin. Celui-ci est en effet à la fois signe d’abondance, de vie, de générosité, de fête et de lien entre les hommes. Mais surtout, le vin est transformé en sang du Christ pendant l’eucharistie. La symbolique

du sang et celle du sang de Dieu, fait du vin un symbole de vie, de joie éternelle et d’accomplissement, qui triomphe sur la mort et le Mal. Par le vin devenu sang, Dieu s’assimile à l’homme tout entier.  

Le vin a donc une place et un rôle très importants, et une symbolique très riche dans les traditions grecque antique, juive et chrétienne qui sont celles auxquelles Rabelais se réfère constamment, de façon implicite ou explicite. Or, le vin a la même place primordiale dans son oeuvre. De plus, en faisant du vin l’un des sujets récurrents de son Prologue, Rabelais annonce déjà la place qu’il va occuper dans le roman.

 

b) Le vin dans Le Prologue du Gargantua

On peut dire que les premiers mots du prologue sont « buveurs très illustres ». Les lecteurs de Rabelais sont donc avant tout des buveurs, des compagnons de beuverie auxquels il va continuer à s’adresser jusqu’à la fin du Prologue et du roman. Le Prologue est ensuite construit sur une référence au Banquet de Platon, aux silènes, à Silène, maître du « bon Bacchus » et à Socrate, décrit comme « toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir »). À cela s’ajoute l’évocation du buveur aux prises avec une bouteille à déboucher : « N’avez-vous jamais attaqué une bouteille au tire-bouchon ? » (p. 49). La référence au vin et à l’ivresse, inséparable de la joie, du bon compagnonnage, du savoir et de la philosophie, est donc constante. Le Prologue se termine par un éloge du vin qualifié par les adjectifs « friand, riant, priant, céleste et délicieux » (comparé à l’huile). À cela s’ajoutent l’allusion aux Pantagruélistes de la fin du prologue et l’invitation à boire à la santé de l’auteur. Comme nous l’avons mentionné, le mélange de tons, de registres, de niveaux de langue et de références, qui est frappant et déroutant dans le Prologue, est omniprésent dans le roman. Le chapitre 5 est dans le même style. Le roman débute très joyeusement,  avec un comique, à la fois grossier et convivial dès les premiers chapitres. Le vin est pour une grande part « responsable » de cette atmosphère très joyeuse, voire débridée, de ce début de roman. Quant au petit Gargantua, il aime déjà boire alors qu’il n’a pas encore deux ans. Le vin et l’idée même d’en boire l’apaisent et le réjouissent.

 

c) Gargantua enfant, un bon buveur

Les premiers mots de Gargantua : « À boire » répétés trois fois, montrent qu’il est déjà obsédé par la boisson, même si, pour l’instant, il s’agit de lait. C’est pour cette raison que son père lui donne ce nom, signifiant : « quel grand tu as ». Rappelons que lorsque Grandgousier entendit son fils crier ainsi, il était lui-même en train de festoyer avec des amis : « pendant qu’il buvait et rigolait avec les autres » (p. 93). L’enfant est manifestement précoce dans tous les domaines et, très tôt, alors qu’il n’a qu’un an et dix mois, ses gouvernantes lui donnent à « humer » (sentir) du vin, joliment désigné par la périphrase : « purée Septembrale » (p. 94). Cette boisson a d’ailleurs un effet très bénéfique sur l’enfant puisqu’on lui en donne lorsqu’il est « dépité, courroucé, contrarié ou chagrin, s’il trépignait, s’il pleurait, s’il criait ». L’effet est immédiat, telle une potion magique, comme le montrent l’adverbe « soudain » et la construction de la phrase avec l’emploi du gérondif : « en lui apportant à boire on le rassérénait et, aussitôt, il restait tranquille et joyeux ». Le vin est déjà pour lui source de joie et d’apaisement. Le seul son des flacons le réjouit, et plus encore, l’expression étant ici hyperbolique : « il entrait en extase, comme s’il eût goûté les joies du paradis ». La phrase suivante développe cette joie ressentie par l’enfant en entendant cette étrange musique, la sensation auditive promettant d’autres sensations, celles-ci, gustatives. Dans le passage racontant sa petite enfance essentiellement occupée à boire, manger et dormir (p. 121), il est clair que l’enfant boit du vin. Cela apparaît en effet lors de l’épisode de l’invention du torche-cul. Lorsque Grandgousier retrouve avec joie son fils, ils partagent un repas bien arrosé : « il but à qui mieux mieux avec lui et ses gouvernantes » (p. 133). Pourtant, Gargantua n’a que cinq ans. Puis il lui promet en récompense de ses prouesses verbales une abondance de « vin breton » (p. 139) et lui lance, en guise de plaisanterie, qu’il le fera docteur en « gai savoir » (voir la note 27dans votre édition p.138). Certes, il s’agit d’une plaisanterie, et ces doctorats en « gai-savoir » récompensaient, à Toulouse, des poètes, mais les deux promesses sont liées en quelque sorte et les deux plaisirs aussi. Gargantua va être éduqué et grandir en sagesse. Il va acquérir un savoir conforme à son appétit de géant, lui qui est autant avide de vin que de mots et de connaissances.

Plus tard, il boit et fait bonne chère dès qu’il en a l’occasion, comme le sous-entend le narrateur au chap. 16 (p. 152), au moment où gargantua part à Paris : « Le lendemain, après boire (comme vous vous en doutez) ». L’on retrouve là, dans cette sorte de « clin d’oeil » complice avec le lecteur, cette identité de « bon buveur » que le lecteur a revêtue en acceptant de lire ce roman, signant là une sorte de pacte de lecture. À ce moment du récit, Gargantua fait route pour Paris avec ses compagnons. Le voyage se passe d’autant plus dans la bonne humeur qu’ils font bonne chère : « en tel équipage, ils suivirent joyeusement leur itinéraire, faisant toujours bonne chère ». L’association entre l’expression « faire bonne chère » et l’adverbe « joyeusement » est ici évidente. Arrivée à Paris, la petite troupe reprend des forces en faisant à nouveau « bonne chère ». Les premières informations, que Gargantua et ses amis demandent, montrent qu’ils mettent sur le même plan deux sources de plaisir, apparemment très différentes : « s’enquérant des gens de science qui se trouvaient alors dans la ville et du vin qu’on y buvait » (p.153). Cette association paradoxale est, certes amusante, mais aussi très intéressante. Elle rejoint la plaisanterie de son père au chapitre 13 (sur le gai-savoir). L’on y retrouve cette recherche de l’équilibre entre le corps et l’esprit, chère à Rabelais. L’appétit de Gargantua pour les sciences et le vin est le même. Et l’on peut voir aussi dans le second, une métaphore du premier. D’autres nombreux passages montent l’intérêt que Gargantua porte au vin : page 197, le narrateur raconte l’éducation (la bonne, l’éducation humaniste de Ponocrates) que reçoit Gargantua : « Au début du repas, on lisait quelque plaisante histoire des gestes anciennes, jusqu’à ce qu’il eût pris son vin » (p.197). Plus tard, lui et ses maîtres font « grande chère » (p. 207). Les six pèlerins manquent d’être noyés par l’immense rasade de vin que Gargantua vient d’introduire dans sa gorge (p. 281). On se souvient que, pour montrer à quel point Gargantua est inquiet du sort de Frère Jean, le narrateur mentionne qu’il « ne voulait ni boire ni manger » (p.317).

Cependant, l’on peut constater que lorsque le narrateur veut montrer que Gargantua a été mal éduqué, il décrit son comportement excessif vis-à-vis de la nourriture et de la boisson (chap.11). Celui-ci révèle en effet à quel point l’adolescent manque de discipline dans tous les domaines. Il doit apprendre la mesure en toutes choses.

 

d) Vers une nouvelle discipline de vie et du vin

À partir du chapitre 21, le narrateur décrit la mauvaise éducation qu’a reçue Gargantua de la part des sophistes. Or il montre aussi à quel point son attitude vis-à-vis du vin est en harmonie avec toutes ses autres attitudes, manifestement si aberrantes et bestiales : soit il boit « un horrifique trait de vin blanc pour se soulager les rognons », soit, « en matière de boisson, il ne connaissait ni fin ni règles, car il disait que les limites et les bornes du boire apparaissaient quand le liège des pantoufles du buveur s’enflait d’un demi-pied de hauteur » (p.177). Après avoir joué (c’est-à-dire après que le narrateur a énuméré tous ses jeux), Gargantua boit environ quatre litres de vin. C’est alors que Ponocrates critique son attitude en lui disant que c’est « un mauvais régime que de boire de la sorte après dormir » (p.191).

Le narrateur, adoptant le point de vue de Ponocrates, qualifie sa « manière de vivre » de « vicieuse » (p.192). Lorsque Ponocrates le rééduque, il rééduque aussi sa façon de boire. Gargantua continue à s’instruire lors des repas et discipline sa manière de boire. Ponocrates cherche manifestement à ce que cela se déroule de la façon la plus ludique et agréable possible : « en devisant ensemble joyeusement » (p.197). Ce qui est servi à table fait partie de la conversation : le vin est cité à côté des aliments essentiels, tels le pain, l’eau et le sel... (p.197) et Gargantua découvre les auteurs qui en parlent, comme Pline, Aristote... Le vin est donc lié à la fois à un mode de vie et à un savoir transmis par les auteurs anciens les plus prestigieux. En fait, il n’est jamais question ni de cesser de boire ni de cesser de faire bonne chère (p.207), mais d’acquérir de la discipline, de la mesure : Gargantua n’engloutit plus ses repas comme un animal affamé mais « ne mange que pour apaiser les besoins de son estomac », le dîner est « sobre et frugal » mais reste « abondant et copieux, car il prenait tout ce qui lui était nécessaire... ».

Le repas de « grande chère » fait partie du repos et du plaisir nécessaires, comme on le voit quand Ponocrates emmène Gargantua se promener à la campagne près de Paris : « Là, ils passaient toute la journée à faire la plus grande chère qu’ils pouvaient imaginer, plaisantant, s’amusant, buvant à qui mieux mieux, jouant, chantant, dansant.. » (p. 211). Le verbe « boire » est inséparable des autres activités apportant de la joie au coeur de l’homme, comme le soulignent bien la syntaxe énumérative de la phrase et la place du participe « buvant ». Celui-ci est inséré parmi les autres participes et mis ainsi sur le même plan que les plaisirs des mots (plaisanter), le divertissement pur (le jeu) ou artistique (le chant et la danse). À cette occasion, Gargantua s’instruit en même temps qu’il fait tout cela : de plus « ils séparaient l’eau du vin coupé » comme l’enseignent Caton et Pline… (p. 211).

Le Prologue, le goût du personnage éponyme pour le vin et la place qu’il a

prise dans sa vie font déjà du vin l’un des fils conducteurs du récit. C’est d’autant plus le cas que tout le monde boit dans ce roman.

 

e) Le pantagruélisme et l’art du banquet

L’allusion du Prologue au Banquet de Platon est symbolique à plus d’un titre. Que se passait-il durant ces banquets ? Les Grecs aimaient organiser des banquets où l’on ne se contentait pas de manger et de boire mais où l’on discutait, jouait, se divertissait en regardant des danseuses, des acrobates, en écoutant des joueuses de flûtes... L’on retrouve ce type de banquets  dans le Gargantua où, dès qu’ils en ont l’occasion, les personnages se réunissent joyeusement autour d’une table, partageant les plaisirs mêlés de se retrouver, de boire, de manger et de deviser gaiement (p. 283, 285, 299). Grandgousier accueille Gargantua et ses compagnons après la prise du gué de Vède en disant : « je veux vous faire fête ». Le narrateur décrit alors les préparatifs d’un repas extraordinaire (p. 277). Après la guerre, Grandgousier manifeste à nouveau sa joie en organisant « le festin le plus magnifique, le plus copieux et le plus délicieux.. » (p. 349). L’art de la convivialité est dans ce roman un véritable art de vivre. Et comme nous allons le voir plus bas, les personnages ne se contentent pas de plaisirs gustatifs, le plaisir d’en parler s’y ajoute et semble provoquer la même jouissance.

 

f) Le vin, un principe universel dans le roman

Le plaisir de boire et de festoyer est commun à tous les personnages, même les plus antipathiques comme Picrochole. Ce dernier, en effet, au cours du fameux dialogue avec ses capitaines flattant sa mégalomanie, est bercé par ses rêves de conquête et manifeste assez peu d’inquiétude. Elle surgit cependant de manière très comique à propos du vin. Il se voit déjà conquérant le monde et dit : « Que boirons-nous dans ces déserts ? L’empereur Julien et toute son armée y moururent de soif, à ce qu’on raconte » (p. 255). Ses soldats aiment eux aussi le vin, car lorsque Gymnaste boit devant eux, il leur fait envie (p. 263). Il offre d’ailleurs à boire à Tripet (p. 263).

Nous pouvons aussi remarquer que le vin a sa place dans certains moments clé du récit :

– La guerre est déclenchée pendant les vendanges (chap. 25, p. 213) qui sont décrites comme étant un moment des plus paisibles et agréables. Les gens de Lerné, par leur sauvagerie, brisent cette paix que les gens de Gargantua retrouvent lorsque ceux-ci sont partis en « se régalant » (p. 217). C’est à cette occasion que le narrateur vante les vertus thérapeutiques du raisin. La violence des gens de Picrochole va, à partir de ce moment-là, se manifester souvent. Il est dit à plusieurs reprises que, parmi leurs nombreux méfaits, ils saccagent les vignes : « ils vendangeaient les vignes, emportaient les ceps » (p. 221). Et c’est en s’attaquant aux vignes de l’abbaye de Seuilly qu’ils rencontrent Frère Jean et que celui-ci entre dans l’action du roman. L’on constate aussi que lorsque le narrateur évoque l’harmonie qui règne au sein des Thélémites, le premier exemple qu’il cite est associé au vin : « Si l’un ou l’une d’entre eux disait : « buvons », tous buvaient » (chap. 57, p. 377). Frère Jean représente sans doute le bon compagnon idéal et bon buveur. Lorsque Gargantua (p. 293) le décrit comme étant « franc, joyeux, généreux, bon compagnon » l’on retrouve la définition du pantagruéliste du Prologue : « bon vivant et joyeux compagnon ».

 

g) Frère Jean, le bon compagnon idéal et bon buveur

Nous avons rappelé le fait que Frère Jean apparaît pour la première fois pour sauver ses vignes. Sa première préoccupation, en effet, est la sauvegarde des vignes (« Ventre saint Jacques, que boirons-nous pendant ce temps-là, nous autres pauvres diables ? ») et sa grande appétence pour le vin est aussitôt évoquée. Le prieur le traite d’ « ivrogne » (p. 225) et Frère Jean ose un calembour lorsque le prieur s’offusque de ce qu’il trouble « le service divin ». Il rétorque qu’il s’agit du « service du vin » ! Quelque temps auparavant, il a déjà utilisé ce procédé humoristique en disant : « Seigneur Dieu, donnez-nous notre vin quotidien, » au lieu de « pain quotidien » (p. 223). Lorsque Frère Jean affirme que « jamais un homme noble ne hait le bon vin » (p. 225), il rappelle le prologue d’Alcofribas. À sa deuxième apparition (au chap. 39), c’est encore de vin qu’il s’agit : « laissez-le (son froc) moi, car pardieu ! je n’en bois que mieux ». (p 285). Le thème de la boisson lié à la religion réapparaît à la page suivante : « Allez ! Page, à la boisson ! Crac ! Crac ! Crac ! Que Dieu est bon de nous donner ce bon piot ! » (p. 287). Inséparable du personnage, cet amour du vin et de la nourriture est récurrent dans le roman, dès que le personnage entre en scène : « Mais, par ici, à boire ! À boire par ici ! Apporte le dessert. Ce sont des châtaignes du bois d’Etroc : avec un bon vin nouveau, nous voilà juges de pets. Chez vous, le moût nouveau n’est pas encore arrivé. Pardieu ! Je bois à tous abreuvoirs, comme un cheval de juge promoteur » (p. 293). A ces plaisirs du corps, s’ajoute manifestement celui d’en parler en jouant avec les mots, comme nous pouvons le voir avec le chiasme : « or czà, à boyre ! à boyre, czà » et les jeux de mots qui lui succèdent. De tels passages sont fréquents. Nous en retrouvons p. 295,297-299. Les derniers mots du moine, qui sont aussi les derniers mots du roman, évoquent repas et bonne chère : « puis on banquette volontiers, mais ceux qui ont gagné le font de meilleur cœur que les autres. Et grand’chère ! » (p. 387). En faisant écho aux « buveurs très illustres » du Prologue, la boucle est bouclée : le roman s’achève comme il a commencé, sur le thème du vin et de la bonne chère.

Mais chez Rabelais, il est clair que le plaisir des sens est inséparable du plaisir des mots ; cette adjonction des deux plaisirs contribue à la joie de vivre des personnages : à ce titre, le chapitre sur les « propos des bienyvres » est significatif : il s’agit bien de boire et aussi d’en parler.

 

h) Les propos des bien ivres, une digression qui a sa place dans le roman

Le chapitre 5 intitulé « Les propos des bienyvres » est surprenant pour plusieurs raisons :

il fait partie des digressions du roman (c’est la 2ème), qui sont toutes déroutantes pour le lecteur ;

de plus, ce chapitre est lui-même en apparence décousu et son sens, sa raison d’être sont difficiles à décrypter ;

il interrompt un moment très important du récit : la mise au monde du héros éponyme.

Nous avons déjà vu les circonstances de l’accouchement de Gargamelle. Celle-ci, en effet, se gave de tripes lors d’un dîner joyeux, lui-même suivi d’une soirée très festive. Les propos des bien ivres sont donc les propos tenus lors de cette soirée, comme l’indique l’incipit du chapitre 5 : « Puis, il leur vint l’idée de faire quatre heures en ce bon endroit, et flacons de circuler, jambons de trotter, gobelets de voler, brocs de tinter ! ». Le ton et l’atmosphère ainsi introduits, les propos sont présentés « tels quels » en quelque sorte. Ce n’est pas un dialogue mais une suite de propos anonymes, de longueur très variable (parfois, juste un mot, d’autres fois des phrases très courtes ou plus longues et plus construites), séparés par des tirets.

Quelle est la teneur de ces propos ?

Malgré l’aspect décousu de cet échange, il s’agit bien d’un échange au sens où les propos tenus sont tous sur le même thème : il est question de boire et d’en parler.

Une digression comique

L’ivresse est toujours source de comique dans ce roman. Elle l’est souvent encore au théâtre ou au cinéma. Le chapitre 5, par le seul fait que ces propos sont tenus par des hommes ivres qui ne songent qu’à continuer à boire et dont le vin est le seul sujet de conversation, fait rire le lecteur. À cela s’ajoute un langage familier et parfois grossier, comme à la page 79, lorsque les propos portent sur la différence entre bouteille et flacon, et que l’un des locuteurs joue sur la paronomase « chié/chanté ». Certaines plaisanteries sont encore plus grossières. Le comique contribue à créer une unité thématique. Tout le chapitre obéit au principe de désacralisation que l’on retrouve dans le roman. Ainsi, comme dans le prologue, tout se mêle : différents registres de langue, des allusions grossières et des références savantes...

Le vin, une boisson sacrée

À plusieurs reprises dans le texte, certains buveurs font allusion au vin, le mêlant de façon humoristique à des activités religieuses comme la lecture du bréviaire (haut de la page 76-77). Plus loin, un autre fait un jeu de mots sur « entonner » / « entonnoir », or, il s’agit d’entonner un « motet » (cantique), comme si le vin permettait de mieux louer Dieu. La désacralisation va jusqu’au blasphème le plus grave, lorsque l’un des buveurs plaisante sur les dernières paroles du Christ mourant : « J’ai la parole de Dieu en bouche » (p. 83).

Le vin, trait d’union entre les coeurs

Cet échange est aussi très amical et paisible. Les propos défilent sans heurt dans un commun accord. Certains propos se répondent, d’autres non. Certaines expressions affectueuses reviennent : le sommelier est, évidemment, aussi aimé que le vin qu’il sert ; il est appelé « mon ami » à maintes reprises (p. 75, p. 85). Certains buveurs s’interpellent avec affection : « Courage, mon compagnon ! » (p. 83, avant-dernière ligne). Le vin unit les coeurs dans une même ivresse et un même plaisir partagé. Certains buveurs insistent sur le plaisir sensuel du vin en le comparant à du velours. Le banquet est toujours un moment de paix, une trêve.

Boire, c’est ne pas mourir

Dans certains propos, l’idée d’éternité revient à plusieurs reprises : « Je bois éternellement. C’est pour moi une éternité de beuverie et une beuverie de toute éternité » (jeu de mots comique). Certes il peut s’agir, quand on est ivre et qu’on aime le vin, de rêver à une ivresse éternelle. Le buveur invétéré rêve d’être toujours ivre, de ne jamais cesser de boire et d’éprouver toujours ce plaisir. Derrière cette première idée se cache aussi le désir de tout oublier, plaisir bien connu qui accompagne celui du vin et d’autres paradis artificiels, le vin permettant, comme d’autres drogues, d’oublier tout ce qui tourmente les hommes. Le vin permet ainsi d’oublier la mort, donne l’impression d’être immortel : « Je bois, tout ça de peur de mourir » (p. 76-77). Un court dialogue s’instaure alors. À cela, d’autres répondent : « Buvez toujours, vous ne mourrez jamais » p.77. Le vin donne l’impression d’être un autre, de s’alléger : « Someliers, o créateurs de nouvelles entités, de non-buvant rendez-moi buvant ! ».

Le vin qui délie les langues

Le vin délie les langues, il brise les barrières entre les hommes et les interdits sociaux. Ainsi, l’un des buveurs cite un vers d’Horace : « une coupe féconde a toujours aux mortels donné grande faconde » p 77. Le jeu sur la paronomase « féconde »/ « faconde » est du traducteur mais il rend bien l’idée de cette aisance verbale soudaine que le vin peut donner. Le chapitre lui-même est une illustration de cette idée, l’auteur se plaisant une nouvelle fois à cet échange de « bons mots » sur le vin. Le lecteur est étourdi par cette avalanche : les mots coulent aussi abondamment que le vin !

 

Conclusion

L’appétit gigantal de Gargantua pour les connaissances intellectuelles croît à mesure que décroît sa consommation de vin. Il ne cesse toutefois jamais de boire mais il y met de la mesure. Il va garder du vin l’aspect savoureux et convivial. En effet, Gargantua n’est pas le personnage le plus assoiffé à la fin du roman quand on le compare à son ami Frère Jean. Mais le vin reste omniprésent, signe d’un immense amour de la vie et des jouissances terrestres. Il contribue à enrichir certains aspects essentiels du roman : le rire, le langage, la convivialité. Ce thème du vin se retrouve dans les romans suivants, les Tiers, Quart et Cinquième Livres, dont l’apogée est la découverte de la Dive Bouteille.

 

Le thème du vin est omniprésent dans l’œuvre, et il est associé à une forme de démesure (dans les propos comme dans l’ivresse). Mais c’est l’abondance des thèmes soulevés par Rabelais qui illustre à la vérité la démesure de l’auteur. On peut dire que Rabelais fait lui-même figure de géant, le gigantisme de ses personnages révélant celui de leur créateur. Choisir des géants l’autorise à aborder tous les sujets sous toutes les formes littéraires possibles. Le Gargantua emprunte au merveilleux des contes, s’inscrivant ainsi dans une tradition populaire. Le programme utopique de l’éducation de Gargantua et la perfection aussi utopique de l’abbaye de Thélème appartiennent à la fois au merveilleux des contes et au rêve humaniste. L’immensité et l’universalité de la culture de Gargantua et des Thélémites sont le miroir des connaissances exceptionnelles de l’auteur qui, de plus, enrichit le genre romanesque encore balbutiant en France, d’autres genres littéraires. Si le Gargantua est un roman, il est

aussi une farce, un fabliau et un essai philosophique, sans oublier la poésie qui apparaît dans certains chapitres. De plus, le récit des aventures de Gargantua est enchâssé entre deux énigmes dont le mystère s’inscrit aussi bien dans le texte des Écritures que dans les sciences occultes. La diversité des genres littéraires est nécessaire pour traiter la multiplicité des sujets qui reflètent la vision critique que Rabelais a du monde et des hommes. La guerre, en occupant la moitié de ce roman satirique, fait de cette oeuvre un magnifique plaidoyer pour la paix, l’union entre les hommes et la convivialité. Ce roman, à l’image du Banquet de Platon évoqué dès le Prologue, est lui-même un festin auquel sont invités les lecteurs. Ils participent à cette réflexion conviviale et joyeuse avec les personnages, goûtant le plaisir des mots, de l’amitié et du vin.

Liens utiles