Jean-Paul SARTRE Situations, II: Les Critiques.
Publié le 03/10/2010
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Nos critiques sont des cathares : ils ne veulent rien avoir à faire avec le monde réel sauf d'y manger et d'y boire et, puisqu'il faut absolument vivre dans le commerce de nos semblables, ils ont choisi que ce soit dans celui des défunts. Ils ne se passionnent que pour les affaires classées, les querelles closes, les histoires dont on sait la fin. Ils ne parient jamais sur une issue incertaine et comme l'histoire a décidé pour eux, comme les objets qui terrifiaient ou indignaient les auteurs qu'ils lisent ont disparu, comme à deux siècles de distance la vanité de disputes sanglantes apparaît clairement, ils peuvent s'enchanter du balancement des périodes et tout se passe pour eux comme si la littérature tout entière n'était qu'une vaste tautologie et comme si chaque nouveau prosateur avait inventé une nouvelle manière de parler pour ne rien dire. Parler des archétypes et de «l'humaine nature«, parler pour ne rien dire? Toutes les conceptions de nos critiques oscillent de l'une à l'autre idée. Et naturellement toutes deux sont fausses : les grands écrivains voulaient détruire, édifier, démontrer. Mais nous ne retenons plus les preuves qu'il ont avancées parce que nous n'avons aucun souci de ce qu'ils entendent prouver. Les abus qu'•ils dénonçaient ne sont plus de notre temps ; il y en a d'autres qui nous indignent et qu'ils ne soupçonnaient pas ; l'histoire a démenti certaines de leurs prévisions et celles qui se réalisèrent sont devenues vraies depuis si longtemps que nous avons oublié qu'elles furent d'abord des traits de leur génie ; quelques-unes de leurs pensées sont tout à fait mortes et il y en a d'autres que le genre humain tout entier a reprises à son compte et que nous tenons pour des lieux communs. Il s'ensuit que les meilleurs arguments de ces auteurs ont perdu leur efficience ; nous en admirons seulement l'ordre et la rigueur ; leur agencement le plus serré n'est à nos yeux qu'une parure, une architecture élégante de l'exposition, sans plus d'application pratique que ces autres architectures : les fugues de Bach, les arabesques de l' Alhambra. Jean-Paul SARTRE, Situations, II (Gallimard).
RÉSUMÉ Les critiques, qui veulent rester en marge du monde réel, ont choisi de ne s'intéresser qu'aux auteurs morts dont les préoccupations ne nous touchent plus. Ainsi peuvent-ils se limiter à des considérations esthétiques. Car les lecteurs de notre temps sont naturellement amenés à négliger les arguments des écrivains du passé parce qu'ils n'offrent plus de résonance à notre époque, on parce qu'ils sont trop usés : l'intérêt se réduit alors à apprécier dans un exposé non la valeur des arguments, mais la rigueur de leur présentation et l'ordonnance de leur architecture. ANALYSE Jean-Paul Sartre commence par accuser les critiques : dans leur souci d'ignorer la réalité présente, ils ont choisi de ne s'intéresser qu'aux auteurs morts dont les préoccupations ne nous touchent plus. Il tire les conséquences logiques auxquelles les conduit leur choix : les problèmes traités par les écrivains morts ayant perdu leur acuité, les critiques se limitent à des considérations esthétiques sans se préoccuper du message qu'apportaient ses oeuvres du passé à leurs contemporains. Il justifie enfin l'attitude de ces critiques en montrant qu'elle s'accorde plus largement avec les réactions des lecteurs de notre temps. Ceux-ci ne s'attachent plus à la valeur d'arguments qui sont devenus périmés ou qui se sont affadis à force d'être répétés. Ils ne s'ont plus sensibles qu'à la rigueur et à l'ordonnance de leur présentation.
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- « Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se faire, le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie. Et comme il n'y a de théâtre que si l'on réalise l'unité de tous les spectateurs, il faut trouver des situations si générales qu'elles soient communes à tous. » (J.-P. Sartre) Expliquez et commentez ces réflexions en vous appuyant sur les pièces de Jean-Paul Sartre que vous connaissez.
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