Devoir de Philosophie

La conscience et la subjectivité

Publié le 07/02/2011

Extrait du document

conscience

Après examen du langage, nous avons admis que la tentative de s’exprimer n’était pas entièrement vaine, à condition que l’élucidation des mots et des pensées s’opère de manière réciproque, dans un mouvement synergique d’approfondissement. Contre le dogmatisme des « réalistes « (ceux qui affirment qu'il « faut être réaliste, c'est comme ça que ça se passe «), nous choisissons de soumettre nos idées à l’épreuve. Que savons-nous de manière certaine ? Question évidemment capitale, puisque tout le reste en dépend : nos idées, mais aussi nos choix politiques, professionnels, familiaux etc. Si vous ne vous posez pas cette question, vos choix ne seront pas éclairés et vous abandonnerez votre vie aux hasards de la Fortune. Seuls des irresponsables, des « inconscients « peuvent vivre sans se poser cette question ; mais dès qu’on la pose, des difficultés très graves se manifestent. (Ci-contre : La condition humaine de René Magritte, 1933.)

I. Notre représentation de la réalité ne reflète pas adéquatement la réalité

1) Les défauts inhérents à nos organes sensoriels Sextus Empiricus et les sceptiques antiques (Pyrrhon) remarquent que certains voient mieux de loin que de près, tandis que pour d'autres, c'est le contraire ; les daltoniens ne distinguent pas les couleurs, alors que d'autres les distinguent ; quant aux aveugles, ils ne voient rien du tout. D'une personne à l'autre, les perceptions diffèrent considérablement ; et on ne voit pas du tout pour quelle raison on jugerait « faux «, « inexact « ou « erronné « le sentiment de telle personne, qui diffère du nôtre. Nous ne pouvons pas, en effet, accéder directement (par télépathie) aux sentiments et aux pensées d'autrui : dès lors, juger les sentiments d'autrui ne peut jamais s'opérer de manière éclairée. Un tel jugement est toujours injuste. Par esprit de justice, alors, nous devons accepter comme également pertinentes toutes les impressions qu'un même objet peut provoquer. A ce stade, devant telle fleur (ci-contre, une joubarbe) que l'un qualifie de « rose «, l'autre de « carmin «, le troisième de « pourpre «, le cinquième « d'incarnat «, le sixième de « rouge «, nous ne pouvons absolument pas décider si cette fleur est rose. Plus exactement, il est possible qu'elle ait une couleur déterminée, mais nous ne pouvons pas connaître cette couleur. Nous devons donc, à ce sujet, réserver notre jugement - ou plus exactement, nous devons cesser de nous fier à nos sensations. Lorsque je vois cette fleur rose, cette perception est immédiate et s'opère, en quelque sorte, malgré moi ; mais me fier à cette perception, l'accueillir comme « vraie «, constitue un mouvement de la pensée très différent de la perception elle-même (voir aussi le cours sur la vérité). On peut appeler ce mouvement « assentiment «. Opérant alors une distinction conceptuelle entre sensation et assentiment, les sceptiques remarquent que nous ne pouvons rien faire pour empêcher nos sensations, sauf à supprimer nos organes sensoriels, à nous arracher les yeux et à nous boucher les oreilles. En revanche, il nous est possible, par la volonté, de retenir notre assentiment, et même de le suspendre. Cette suspension de l'assentiment, précepte central de la philosophie sceptique, se nomme épochê. Il est évidemment possible de contester cet argument sceptique en l'appliquant à lui-même : dans la mesure où nous n'avons connaissance des opinions des autres que par le biais des perceptions (c'est par l'ouïe que nous prenons connaissance de leurs paroles), et dans la mesure où nos perceptions sont douteuses, alors on ne voit pas du tout pourquoi on se fierait à nos perceptions lorsqu'elles nous informent de l'opinion des autres ! Les sceptiques répondent par un autre argument : sans en référer à autrui, un même objet présente, pour une même personne, différentes propriétés selon les circonstances et les époques. Ainsi, le vin paraît doux au bien portant et amer au malade ; les endives paraissent répugnantes aux enfants et appétissantes aux adultes. Pour une même personne, d’un moment à l’autre, le monde paraît tellement différent (en raison de la diversité des organes et des états) que tout se passe comme si on changeait de monde. Ce à quoi l'on pourrait encore répliquer : pourquoi donc nous fier à notre mémoire alors que nous mettons en doute nos perceptions ? Ecartant alors les autres et le souvenir, nous en tenant au présent et à l'individuel, reste encore un grave problème, là encore soulevé par les sceptiques. Dire de cette fleur qu'elle est « rose «, « rouge « ou tout autre couleur, est excessivement réducteur. Si nous voulons être plus précis, nous allons voir des nuances qui nous avaient échappé au premier abord : ici une touche de blanc, là un point gris, ici un détail marron, là une striure prune. A y bien regarder, tous les objets se présentent comme des composés et on ne voit pas du tout pourquoi ni comment nous pourrions qualifier de « vraie « une sensat ion générale imprécise (imprécise parce que générale). Non se ulement nous ne pouvons pas connaître avec certitude la couleur de la fleur, mais encore nous n'avons aucune raison de penser que cette fleur possède bien « une « couleur déterminée. Nos organes sensoriels, seul accès pour nous au réel, s'avèrent défectueux, inexacts, en tous cas peu fiables. Ils déforment la réalité au moins autant qu'ils ne nous en informent. Dès lors, toute affirmation à propos d'un objet quelconque se trouve entachée d'un risque d'erreur insurmontable : nous ne pouvons donc rien savoir de manière certaine. Il ne nous reste plus, alors, qu'à pratiquer l'épochê, avec dignité si possible. La suspension d'assentiment n'est donc pas, pour les sceptiques, la solution idéale, mais seulement la seule solution raisonnable, qu'on n'atteint d'ailleurs qu'à contrecoeur. 2) La notion de point de vue Dans le premier chapitre de ses Problèmes de philosophie, Bertrand Russell pose exactement la même question que nous soulevions dans l'introduction du présent cours. Que pouvons-nous savoir d'une manière certaine ? Rapidement, Russell mentionne des arguments sceptiques sur la relativité des sensations qu'une même chose peut produire selon les circonstances :

Pour bien comprendre toute la difficulté, concentrons notre attention sur [une] table. A la vue elle est rectangulaire, de couleur marron et brillante, au toucher elle est lisse, froide et dure ; quand je la frappe, elle rend le son sourd du bois. Quiconque voit et touche la table, ou perçoit ces sons sera d'accord avec cette description, si bien qu'il peut sembler qu'il n'y a là nulle difficulté ; pourtant, dès que nous essayons d'être plus précis, notre embarras commence. Bien que je croie que la table est « réellement « partout de la même couleur, les parties qui réfléchissent la plumière semble plus brillantes que les autres, et certaines semblent blanches à cause de la réflexion.

Argument typiquement sceptique, assez ancien : parce que la table paraît par endroits marron, par endroits jaune, par endroits blanche, cela en même temps, il est impossible, en toute rigueur, de savoir si « la table « toute entière « est « marron, jaune ou blanche ; pourtant, dira-t-on, l'argument est insuffisant : il suffit de supprimer les effets de réflexion - par exemple en plaçant la table sous une lumière diffuse, pour obtenir une couleur uniforme ; puis on peut, en produisant une lumière blanche, placer la table dans des conditions assez « neutres « pour que sa couleur naturelle apparaisse partout. En somme, si nos sens s'avèrent effectivement défectueux, comme le prétendent les sceptiques, il nous suffit, par la technologie (lunettes, éclairage etc.), de corriger ces défauts. Pourtant, Russell s'empresse de signaler un autre argument, beaucoup plus gênant.

Je sais que si je me déplace ce seront d'autres parties qui réfléchiront la lumière, de sorte que la distribution apparente des couleurs sur la table aura changé. Il s'ensuit que si plusieurs personnes regardent la table au même moment, il n'y en aura pas deux qui verront exactement la même distribution de couleurs, puisque deux personnes différentes ne voient pas la table sous le même angle et que tout changement de point de vue transforme la manière dont la lumière est réfléchie. [...] Il n'en va guère mieux pour la forme de la table. Nous sommes tous habitués à juger des formes « réelles « des choses, et nous le faisons tellement sans réfléchir que nous en venons à croire que nous voyons effectivement les formes réelles. En fait, comme nous devons l'apprendre en nous mettant à dessiner, une même chose apparaît sous des formes différentes selon chaque point de vue. Si notre table est « réellement « rectangulaire, nous la verrons, de presque partout, avec deux angles aigus et deux anges obtus. Si les côtés opposés sont parallèles, il nous semblera qu'ils convergent vers un point éloigné ; et s'ils sont de longueur égale, nous aurons l'impression que le plus proche de nous est plus long.

Russell, Problèmes de philosophie, chapitre I, traduction F. Rivenc

D'un point de vue à l'autre, explique Russell, les objets paraissent différents ; dès lors, pour avoir une idée assez précise de l'objet, il nous faudrait simultanément occuper tous les points de vue possible par rapport à cet objet. Malheureusement, c'est impossible. Nous autres, êtres humains, sommes limités, localisés géographiquement et chronologiquement dans les bornes de notre peau et de notre espérance de vie : donc nous avons nécessairement, à chaque instant, un point de vue, et un seul, sur l’univers. Cette affirmation demeurerait vraie même si nos organes sensoriels étaient parfaits. Alors, notre représentation de l’univers n’est jamais absolue et impartiale : à tout instant, elle est relative à notre position spatiale et temporelle, donc partielle et vraisemblablement déformée. 3) Le drame de la conscience

De même, quand nous regardons le soleil, nous imaginons qu’il est distant de nous d’environ deux cents pieds, et l’erreur ici ne consiste pas dans l’action d’imaginer cela, prise en elle-même, mais en ce que, tandis que nous l’imaginons, nous ignorons la vraie distance du soleil, et la cause de cette imagination que nous en avons. Plus tard, en effet, tout en sachant que le soleil est distant de plus de six cents fois le diamètre terrestre, nous ne laisserons pas néanmoins d’imaginer qu’il est près de nous [...].

Spinoza, Ethique, II, Scolie de la proposition XLIII

Puisque nous occupons un point de vue et un seul, il n’est pas étonnant que les apparences continuent de nous paraître « vraies « alors même que nous les savons inexactes et fausses, explique Spinoza puisque cette déformation du réel est inhérente non seulement à nos organes sensoriels mais même à notre existence en tant qu’individus : du fait même que nous ne sommes pas Dieu, nous sommes subjectifs. La réalité se dissimule, pour nous, derrière les apparences, non seulement parce que nos perceptions s'avèrent imprécises, mais surtout en raison de notre condition humaine même. Désormais nous ne pouvons plus nous satisfaire des apparences parce que nous savons qu’elles sont toujours infidèles pour nous. Précisons : pour nous, êtres humains, contrairement aux huîtres par exemple. Un mollusque agit de manière réflexe, comme si ses perceptions reflétaient parfaitement le monde. Comment y parvient-il ? Tout simplement parce que ses facultés nerveuses et cérébrales ne lui permettent pas de distinguer entre ses sensations et l'assentiment qu'elle accorde à ces sensations. Faute d'intelligence, faute de recul critique, l'huître n'a aucun moyen de remarquer le caractère faussé et limité de ses perceptions. L'huître vit donc complètement en phase avec l'univers, faute d'une conscience qui lui permettrait de distinguer entre sensation et assentiment ; aussi la conscience porte-t-elle pour nous un drame cosmique : elle déchire le monde en nous séparant de lui, définitivement. Nous ne serons plus jamais en phase avec l’univers parce que nous savons que les apparences nous bernent, et en même temps, nous savons que nous n'aurons aucun moyen de cesser de nous y laisser prendre, parce que nous ne sommes pas Dieu. Dès lors, l'univers nous apparaît comme un lieu trompeur, hostile, inhospitalier. Nous ne sommes même plus tout à fait sûrs que l’univers existe bel et bien, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'une vaste hallucination. Puisque nous ne pouvons pas nous fier à nos sensations, nous ne pouvons même pas être sûrs que des choses extérieures existent indépendamment de nous. Le monde n'est peut-être qu'un rêve. Notre rêve privé, personnel, bien à nous. Peut-être notre conscience est-elle la seule chose qui existe vraiment. Hypothèse aussi vertigineuse que désagréable, parce qu'elle fait résonner dans notre âme la peur archaïque de la solitude. Pour y remédier, pour « communier « encore une fois avec l'univers, chercherons-nous à tuer notre conscience et à nous ravaler au rang des animaux, dans la transe bestiale ? Ou préférerons-nous l’attitude sceptique, l’épochê radicale renonçant à juger quoi que ce soit ?

 

II. La singularité des points de vue ruine-t-elle l’espoir d’une vérité objective  ?

1) Le relativisme Chaque point de vue est par définition « subjectif « (donc pas « objectif « - ci-contre, lithographie de M. C. Escher). Ne nous leurrons pas. D’un point de vue à l’autre, les différences sont telles qu’on ne pourra pas les concilier ; et chaque point du vue, du fait même qu’il est singulier, a autant de droit de cité que les autres. « Chacun pense ce qu’il veut «, finira-t-on peut-être par dire : opinion commode, aux airs de tolérance, de conciliation, et fort courante, surtout, avez-vous remarqué, quand la discussion commence justement à devenir épineuse, qu’elle demande un effort et qu’on n’a pas très envie de chipoter. Ce relativisme (tout est relatif aux points de vue) constitue une position philosophique très ancienne, celle des sophistes (Protagoras, Gorgias, Calliclès, Hippias). Leurs séjours dans les différentes cités grecques leur enseignent la diversité des lois et des opinions. Avocats, professeurs de droit, orateurs, ils savent que pour recevoir les faveurs des assemblées, il faut s’adapter aux préjugés de l’auditoire. Ici l'on adore tel Dieu, là-bas on en vénère un autre ; ici le meurtre est proscrit, là-bas il est toléré dans certaines circonstances ; ici l'on trouve les insectes répugnants, là-bas on les juge un mets recherché : inutile de déterminer qui a tort et qui a raison car l'essentiel n'est pas tant de découvrir la vérité que de jouir de l'estime des autres - et aussi de leur obéissance (Gorgias définit explicitement la rhétorique comme l'art qui permet de commander aux autres, voir le texte de Platon disponible ici). Protagoras résume ce relativisme par une formule célèbre : « l'Homme est la mesure de toute chose «. Pour eux, la vérité, la connaissance certaine, l'opinion exacte, n’existent pas. Voilà une réponse claire, nette et définitive à notre question initiale.   Après le Tractatus de Wittgenstein, qui dissout la philosophie dans la grammaire (voir le cours sur le langage), le relativisme peut à son tour mettre un point final à toute discussion philosophique. On ne peut rien dire de vrai puisque toute affirmation dépend d'un point de vue subjectif et potentiellement inconciliable avec les autres points de vue. La vérité n'existe pas : tout n'est qu'opinion. (Notons, à titre de parenthèse, que le relativisme peut aisément verser dans deux extrêmes : le nihilisme selon lequel tout se vaut et rien n’a de valeur, pas même la vie et la mort ; et le solipsisme selon lequel le monde se résume à des subjectivités individuelles, chacun restant isolé de tous les autres dans son propre petit univers mental. Deux conceptions peu folichonnes, reconnaissons-le.) 2) La philosophie contre le relativisme Pourtant, la philosophie (en tous cas la philosophie occidentale) commence justement dans la révolte contre la position relativiste des sophistes. La révolte d'un être hors du commun, et qui, pour nous philosophes, prend le visage d'une figure tutélaire : Socrate. Socrate s'élève contre le relativisme par un argument que Platon rapporte dans un dialogue intitulé Protagoras, p. 356d. Je le reformule pour en faciliter la compréhension. Cet argument part de l'idée de Protagoras : si l’Homme est en effet la mesure de toutes choses, alors l’Homme possède la faculté de mesurer. Mesurer consiste à introduire des rapports de grandeur entre les choses. Par exemple, mesurer un éléphant consiste à le comparer à un plus petit que lui (une fourmi par exemple) et à plus grand que lui (ainsi une montagne). La faculté de mesurer, c’est la faculté de comparer, c’est-à-dire de distinguer le plus grand, le plus petit et l’égal ; mais alors, mesurer n’est pas seulement une « faculté « : c’est une science, bien connue, nommée mathématiques. Dès lors, si l’Homme est en effet la mesure de toute chose, alors tout Homme possède en lui cette racine des mathématiques qu'est la faculté de comparer. Si tout Homme possède en lui les rudiments des mathématiques, alors cette science n’est pas du tout affaire d’opinion parce que tout le monde s'accordera sur elle. Les énoncés mathématiques du type « deux et deux font quatre « ne sont donc pas du tout des « opinions subjectives «, des « question de point de vue «, puisque chaque Homme, parce qu'il est la « mesure de toute chose « reconnaît que « deux et deux font quatre «. Les énoncés mathématiques doivent donc être considérés comme objectifs dès lors qu'on définit l'Homme comme « la mesure de toute chose «. Conclusion : il existe bel et bien du vrai. Une chose au moins échappe au relativisme : les mathématiques. (Entre mathématiques et philosophie se déroule une longue histoire d’amour qu'on réexaminera avec la démonstration. « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre « écrit Platon au fronton de son école, l'Académie. Voir aussi La République, livre II, où Platon traite la science de l’harmonie.) Dès lors, à prétendre que « l'Homme est la mesure de toute chose «, Protagoras se contredit à double titre : primo, la mesure de toute chose, c'est les mathématiques et non l'Homme ; secundo, l’Homme n’est pas la mesure des mathématiques, pour l’excellente raison qu’elles échappent à l’opinion. La croyance fondamentale des relativistes conclut, suivant une logique imparable, à l'affirmation que certaines choses ne sont pas relatives aux points de vue des humains. Une telle incohérence est-elle tenable ? Parce que chacun est subjectif, conclut Platon, il s’en déduit (c'est un joli paradoxe) qu'il existe au moins une réalité objective, que nous pouvons (et, d'un point de vue philosophique, que nous devons) reconnaître comme telle ; connaître cette réalité objective, c'est atteindre la vérité (voir à ce sujet le cours sur la vérité). Dès lors, la subjectivité n'emporte pas tout, ne corrompt pas tout : elle occupe sans doute une place importante, mais cette place reste limitée. Tentons, alors, d'en esquisser les contours. 3) La subjectivité Notre impatience nous pousserait peut-être, à ce stade, à nous précipiter de nouveau vers les objets quotidiens - la table de Russell par exemple - pour déterminer ce que nous pouvons en connaître, et par quel moyen ; mais auparavant, le simple fait qu'il existe une réalité objective susceptible d'une connaissance « vraie « porte plusieurs leçons. La première, et peut-être la plus importante, consiste à remarquer que l'alternative entre retour à l'animalité brute et épochê radicale est beaucoup trop tranchée. Entre ces deux voies en apparaît une troisième : elle consiste à considérer le monde comme douteux, mais aussi comme connaissable, du moins en partie (Descartes partira de ce point pour inventer la philosophie moderne). Le drame cosmique de la rupture définitive entre le monde et nous constitue l'avers, certes désagréable, de la conscience subjective : mais il ne faudrait pas que cette face tragique nous conduise à oublier son revers positif : si nous nous sentons « hors de phase « avec l'univers, c'est bien que nous postulons que cet univers existe indépendamment de nous, mystérieux, énigmatique, inconnu - bref, fascinant ! L’huître est peut-être « en phase « avec l'univers, mais pour elle cet univers ne présente rigoureusement aucun intérêt.

Ces questions [sur la nature des choses et sur la réalité de l'univers] sont déroutantes, et il est bien difficile d'être certain de l'impossibilité d'une hypothèse, même la plus étrange. C'est ainsi que notre table familière, qui jusqu'ici ne nous avait guère donné à penser, est devenu un problème plein de possibilités surprenantes. la seule chose que nous sachions est qu'elle n'est pas ce qu'elle semble. Mais au-delà de ce résultat, nous avons pour l'instant la plus complète liberté de conjecture. [...] Si la philosophie ne peut répondre à autant de questions que nous le souhaiterions, du moins a-t-elle le pouvoir de les poser ; et par là elle augmente l'intérêt que présente le monde, et révèle, sous les choses les plus communes de la vie quotidienne, leur caractère d'étrangeté et de prodige.

Russell, Problèmes de philosophie, chapitre I, traduction F. Rivenc

La conscience, certes, nous arrache du monde et nous plonge dans la subjectivité (premier sens du mot « sujet «) ; mais en même temps, elle nous présente le monde comme un spectacle source d’interrogations et pas seulement comme le milieu où assouvir nos appétits (contrairement aux animaux ou aux plantes). Cette « troisième voie « s'identifie avec la philosophie, qu'on peut alors définir comme la tentative motivée et joyeuse de connaître le monde. De plus, du fait même que l'huître ne « se pose pas de question «, elle se contente de réagir aux stimuli presque mécaniquement. Nous autres humains, avec le temps de recul que nous accorde (que nous impose) la conscience, nous pouvons en général choisir entre plusieurs conduites possibles - sauf en cas d'actes réflexes purs, instinctifs, où justement l'animal en nous reprend le dessus. De là, deux conséquences importantes.  Primo, dans la plupart des cas, le choix est bien « le nôtre «. Autrement dit, il existe en nous une impulsion authentique, spontanée, qui se manifeste comme une cause dans l'univers. Pour l'exprimer de de manière lapidaire : conscience = puissance. Les objets, eux, ne sont causes de rien : ils subissent seulement les effets qui s'imposent à eux, et les répercutent. Par exemple, la pierre que vous tenez dans la main ne peut en aucun cas vous résister si vous décidez de la jeter dans l'étang (photo (c) généalogie.free.fr) ; à plus forte raison est-elle incapable de se jeter d'elle-même dans l'étang : elle est un objet. Vous, au contraire, jouissez de la faculté d'aller et venir à votre guise, de vous baigner ou non : vous êtes un sujet. Ce deuxième sens du mot « sujet" (« cause «) se retrouve dans la langue courante : on parle ainsi d'un « sujet « de dispute ou d'un « sujet" de dissertation. Secundo, parce que la conscience nous autorise un temps de recul pendant lequel nous pouvons choisir, elle se présente comme la condition sine qua non de la liberté. En « prise directe « avec l'univers, nous serions entièrement soumis à la chaîne causale de l'univers. Conscients, au contraire, nous nous trouvons capables non seulement d'actes, mais d'actions (bonnes ou mauvaises), dont nous serons tenus pour responsables (ci-contre, Etudes de mains de Nicolas de Largillièrre, (c) insecula.com). Une dimension morale accompagne la conscience - et c'est en particulier dans ce sens qu'on évoque la « voix de la conscience « (voir aussi le cours sur l'inconscient et la partie politique). D'où un troisième sens du mot « sujet « : la liberté et la moralité impliquent la responsabilité de nos actions. Nous en acceptons les conséquences et nous nous soumettons au jugement de la loi. Nous sommes des « sujets de droit «. Nous touchons là le sens étymologique du mot « sujet «, du latin sub-jectum : jeté sous. Etre sujet, c'est être sous-mis. On saisit la complexité de la condition humaine : libre mais soumis, cause de ses actions mais responsable de leurs conséquences, plongé dans un monde aussi trompeur qu'attirant, aussi incertain que fascinant, le « sujet « frise la contradiction, voire le paradoxe. D'ores et déjà nous pouvons estimer qu'il n'existe aucune réponse simple ou univoque à la question « Qui suis-je ? « Si maintenant nous reformulons le problème fondamental à la lumière de ces considérations, et passant à la première personne du singulier, seule propre à exprimer le « sujet « dans toutes ses dimensions : me voilà sûr que ma représentation du monde est imparfaite, mais moi seul puis m’en apercevoir puisque c’est ma représentation du monde dont il s'agit, justement. Ce premier pas, moi seul puis le faire pour moi-même. Toi seul peux le faire pour toi-même. De la même manière que nul ne peut réviser pour le bac à ta place, nul ne peut commencer à philosopher à ta place (« La faculté de penser ne se délègue pas « écrit Alain) ; et en même temps, tu dois savoir que cette décision porte de lourdes conséquences. Je voudrais te la présenter de la manière la moins faussée possible (rappelons ici la prise de pouvoir que constitue tout recours au langage) : ou bien tu réaffirmes tes représentations « habituelles « du monde, tu te dis que, jusqu'ici, tu as à peu près pensé correctement, et tu mènes une petite vie bien confortable, bien balisée et bien conforme à ce que tes parents et la société ont choisi pour toi ; ou bien tu saisis ta liberté, tu reconnais que les représentations du monde fournies par ton éducation restent inadéquates, et tu entres dans un univers insolite aussi palpitant (il reste à découvrir) qu'inquiétant (te voilà en terra incognita). Au risque maintenant de la manipulation, je voudrais aussi te présenter ce choix sous la forme la plus ramassée et la plus fondamentale : préféreres-tu le confort au prix de l'ennui et de la soumission, ou l'aventure au prix de l'inconfort et de l'incertitude ? (Je souhaiterais que tu prennes le temps d'examiner ce choix, et je t'invite fortement à ne pas répondre à la légère ; je voudrais aussi que tu négliges, au moins un instant, le « prix à payer «, et que tu examines seulement le côté positif de cette alternative, dans des termes un peu plus précis : entre le plaisir du confort ou la joie de l'aventure, quel bonheur te paraît préférable ? Un professeur de philosophie digne de ce nom, comprends-moi, ne peut pas choisir la première solution ; il ne peut pas s'empêcher de t'inviter, avec ferveur, à préférer la seconde. J'ajoute, à un niveau assez différent, et à titre personnel, que je veux considérer ta décision dans cette alternative comme un choix authentique, et non comme l'expression d'un tempérament déterminé depuis ta petite enfance. Te voilà à la croisée des chemins.) De tout ce que j’ai cru jusqu’à présent, il y a peut-être des idées vraies : mais la reconnaissance de la subjectivité jette le doute sur tout ce que je croyais savoir. « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien «, énonce Socrate (voir aussi le cours sur l'Apologie de Socrate). Pourtant, derrière cette dévalorisation radicale du savoir, la subjectivité me rend également capable de faire le premier pas, de m’engager sur le chemin de la vérité. La singularité des points de vue nie que nous possédions d'ores et déjà une vérité objective et certaine, mais elle ouvre la possibilité de sa recherche.

 

III. Dépasser les apparences

Platon nous explique que, au-delà des purs points de vue subjectifs, il existe au moins une vérité objective, à savoir les mathématiques. Dans ce cas, le relativisme apparaît comme une solution de facilité, comme une paresse de l’entendement devant les mathématiques - science aride et abstraite, il faut l'admettre. Par ailleurs, les mathématiques expriment sans doute des rapports objectifs entre les choses ; mais pouvons-nous connaître ces choses elles-mêmes ? et, si oui, comment ? 1) Formuler le problème

Quelques termes simples, au sens défini et clair, nous aideront à traiter ces questions. Appelons « sense-data « ces choses immédiatements connues dans la sensation : couleurs, sons, odeurs, les différentes duretés, rugosité etc. Et appelons « sensation « l'expérience d'être immédiatement conscient de ces choses. Ainsi, voir une couleur, c'est avoir une sensation de la couleur, mais la couleur elle-même est un sense-datum, pas une sensation. La couleur est ce dont nous avons immédiatement conscience, et cette conscience elle-même est la sensation. Il est évident que toute connaissance de la table passe par les sense-data [...] que nous associons à la table ; mais, pour des raisons déjà invoquées, nous ne pouvons dire que la table est l'ensemble des sense-data, ni même que les sense-data sont des propriétés appartenant directement à la table. [...] A propos de la table réelle, si elle existe, nous parlerons « d'objet physique «.

Russell, Problèmes de philosophie, chapitre I, traduction F. Rivenc.

Russell opère une distinction conceptuelle entre le processus cognitif de la perception (qu'il appelle « sensation «), et le contenu de la perception (qu'il appelle « sense-datum « au singulier, « sense-data « au pluriel). Cette distinction ne correspond pas à la distinction des sceptiques entre sensation et assentiment, car même dans la « sensation « au sens de Russell, nous ne jugeons pas encore que les sense-data dont nous sommes conscients reflètent « vraiment « la réalité. En revanche, les sense-data se rapprochent beaucoup des « apparences « et « l'objet physique « de la « réalité «. (Dans le vocabulaire kantien, signalons-le tout de suite, cette distinction correspond, grosso modo, à la différence entre le « phénomène « et le « noumène « : d'une manière générale, au bac, il est préférable d'employer les termes de Kant, auteur plus familier que Russell à la majorité des correcteurs.) Que nous apprend ici Russell ? Dans la vie de tous les jours, et en dépit de ses apparences changeantes, nous parlons de « la « table au singulier, comme s'il s'agissait d'un seul objet. Malheureusement, nous savons que toutes nos perceptions de « la « table se mélangent avec les apparences particulières variées que « la « table présente selon les moments et les points de vue. Nous ne percevons jamais « la « table directement, et absolument (c'est-à-dire « déasffublée « de ses apparences). En termes kantiens : nous n'avons pas accès au noumène. De là, deux questions qui affleurent dans le texte de Russell cité ci-dessus. Primo : rien ne prouve, à ce stade, que « la « table existe bel et bien, puisque nous ne la percevons jamais directement. Peut-être n'y a-t-il « rien « « derrière « le phénomène, ou au-delà des sense-data - raison pour laquelle Russell précise : « la table réelle, si elle existe «. Nous retrouvons l'hypothèse vertigineuse : si le monde, en fait, n'existait pas - ou du moins pas plus que nos songes ? Pourtant, le sens commun se rebelle contre une telle idée, pour trois raisons. D'abord, tout le monde parle de « la « table comme si sa réalité était une évidence indubitable, exactement de la même manière que tout le monde reconnaît que « deux et deux font quatre «. Ensuite, nous avons appris à nous méfier de nos perceptions imparfaites ; dès lors, si nos perceptions effectives nous trompent sur les objets réels, nous devons admettre aussi qu'une absence de perception ne permet pas de conclure à l'inexistence de l'objet : ce n'est certainement pas parce que je ne vois pas « la « table qu'elle n'existe pas. Enfin, je ne perçois peut-être pas « la « table, mais je perçois des sense-data qui en sont les indices ; or ces indices doivent bien être causés par « quelque chose «, même si je dois reconnaître à présent que je ne sais rien de sûr à propos de ce « quelque chose «. Postulons, donc, qu'il existe bel et bien « quelque chose « comme « la « table, et que cet « objet physique « se trouve indiqué par les apparences que j'en perçois - même si j'ai toutes les raisons de penser que ces indices sont incomplets et trompeurs. Eh bien, nous nous trouvons, secundo, face à une autre question tout aussi gênante que la première : quelle est la nature du lien entre les sense-data que je perçois, et l'objet physique qu'ils indiquent ? Russell se garde bien de se prononcer trop hâtivement sur ce point : aussi utilise-t-il un verbe neutre et nous renvoie-t-il la responsabilité de ce lien : « les sense-data que nous associons à la table «. A vrai dire, on ne peut probablement rien faire de mieux, puisque nous ne connaissons pas directement l'objet physique. Il nous est donc, à ce stade, impossible de nous prononcer sur la nature du lien entre cet objet physique et les sense-data. Le bon sens voudrait que nos sense-data soient l'effet de l'objet physique - lequel serait donc la cause de nos perceptions ; mais rien n'est moins sûr... et dans ce cas, les sense-data « n'indiquent « rien du tout ! Alors, la table existe-t-elle ? Nous retombons sur la première question ! Face à ces difficultés, et en vue de cerner au plus près « l'objet physique «, une stratégie pragmatique apparaît comme une solution évidente. Puisque tout le monde parle de « la « table, essayons de déterminer ce sur quoi ces différentes opinions s'accordent. 2) La conciliation des points de vue La méthode consiste à neutraliser les particularités de chaque subjectivité individuelle par comparaison avec toutes les autres subjectivités : leur dénominateur commun doit être assez proche de « l'objet physique «. Leibniz préconise cette solution, et propose l'exemple d'une ville qui, par exemple, compte une cathédrale à l'est et un hôpital à l'ouest. Un observateur placé au sud verra la cathédrale à sa droite et l'hôpital à sa gauche, tandis qu'un autre observateur placé au nord verra la cathédrale à sa gauche et l'hôpital à sa droite. Pourtant, explique Leibniz, il s'agit bien de la même ville. Il doit donc être possible de réconcilier les points de vue subjectifs dans une même représentation de la ville. En l'occurrence, une projection cartographique permet d'y parvenir : non seulement on réconcilie les points de vue, mais encore, en orientant la carte, on peut les retrouver (un bon point au premier qui identifie la ville représentée sur la carte ci-contre !). (Soulignons que la carte possède deux caractères remarquables : primo, il s'agit d'une représentation symbolique selon une projection mathématique - étrange écho à la réfutation socratique du relativisme ; et étrange écho à la pensée du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein - et la ville matérielle dont je parcours les rues ne ressemble pas à la carte. Secundo, la carte est tracée depuis un point de vue (au-dessus de la ville) que nulle personne charnelle n'occupe effectivement. Il s'agit donc d'une reconstruction abstraite.) La leçon de Leibniz est lumineuse : si l’on confronte les points de vue, on en fait émerger ce qui est commun à tous, et ces éléments communs sont probablement la vérité ; en tous cas, ils cernent au plus près « l'objet physique « dont tout le monde parle. Voilà une conception démocratique et tolérante de la vérité, très prisée à notre époque. C’est comme cela qu’on s’y prend pour les prises de décisions importantes dans les conseils de direction des grandes entreprises : chacun donne son avis, et concourt à l'élaboration d'une décision négociée selon l'esprit d'équipe. 3) L’Allégorie de la Caverne (République, livre VII, 514a-518b) Malheureusement, cette méthode se révèle aussi idiote que dangereuse. « Notre « pensée, formatée par les générations précédentes, mais aussi par le langage que nous utilisons (voir le cours sur le langage), véhicule à son insu toutes sortes de représentations, de croyances, de sous-entendus. Ce sont nos préjugés, et bien évidemment ces préjugés communs - parce que la culture et la langue sont communes - sont justement ce qui émerge et ce sur quoi nous tombons d'accord lorsque nous « confrontons « les points de vue. Avec la méthode de Leibniz, nous risquons de confondre vérité et préjugés. Platon exprime cette idée dans un passage célèbre, connu sous le nom d'Allégorie de la Caverne. Ce passage se trouve au début du septième livre de la République. J'indique entre parenthèses les « pages de Stephanus « (notation internationale des pages de Platon, par référence à l'édition des oeuvres complètes par Henri Estienne, au XVIè siècle)

(514a) Socrate reprit : Maintenant représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces hommes sont retenus là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchainés, de sorte qu'ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que (514b) devant eux, la chaine les empéchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionettes dressent devant eux et au dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. Glaucon : Je vois cela. Socrate : Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant (514c) des objets de toute sorte, qui paraissent au-dessus du mur, et des statuettes d'hommes (515a) et d'animaux, en pierre en bois et en toute espèce de matière; naturellement parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent. Glaucon : Voilà un étrange tableau, et d'étranges prisonniers ! Socrate : Ils nous ressemblent ; et d'abord, crois-tu que, dans cette situation, ils aient jamais vu autre chose d'eux-mêmes et de leurs voisins que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ? Glaucon : Non, puisqu'ils sont forcés de rester toute leur vie (515b) la tête immobile. Socrate : Et pour les objets qui défilent derrière eux, ils n'en auront vu que l'ombre ? Glaucon : Sans contredit. Socrate : Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ? Glaucon : Nécessairement. Socrate : Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui passerait devant eux? Glaucon : Non, par Zeus ! Socrate : Assurément ces captifs (515c) n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets fabriqués. Glaucon : Cela est inévitable.

Platon expose, dans ce passage, une idée très proche de nos conclusions précédentes : nous devons reconnaître que, dans notre « condition première « - avant de philosopher - nous jugeons « réels « de simples effets de lumière, des taches colorées à la surface des choses - autrement dit, leurs apparences (la photo ci-dessus est (c) Charles Klanit). Cependant, il existe un moyen de surmonter cette condition initiale.

Socrate : Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les délivre de leurs chaînes et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements, il souffrira et l'éblouissement l'empêchera de distinguer ces objets (515d) dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant chacune des choses qui passent, on l'oblige à force de questions, à dire ce que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il voyait tout à l'heure lui paraitront plus vraies que les objets qu'on lui montre maintenant ? Glaucon : Sans doute. Socrate : Et si on le force à regarder (515e) la lumière elle-même, ses yeux n'en seront-ils pas blessés ? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus distinctes que celles qu'on lui montre ? Glaucon : Assurément.

La première attitude du philosophe débutant n'est pas une joie enthousiaste à l'idée de découvrir un monde nouveau : au contraire, l'incrédulité, jointe à la sensation très désagréable de ne plus comprendre l'univers, provoque chez lui une réaction rétrograde, et il cherche d'abord à retourner à ses préjugés anciens ; aussi, s'il doit atteindre la vérité, doit-il se faire violence :

Socrate : Et si on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir trainé jusqu'à la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu (516a) à la lumière, pourra-t-il, accablé par sa splendeur, distinguer une seule des choses que maintenant nous appelons réelles ? Glaucon : Il ne le pourra pas d'abord. Socrate : Il aura je pense besoin d'habitude pour voir les objets de la région supérieure. D'abord, ce seront les ombres qu'il distinguera le plus facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra, affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes (516b) et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière. Glaucon : Je le crois. Socrate : A la fin j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est. Glaucon : Certainement.

Platon présente ici une double thèse. La première nous est familière : pour nous libérer des chaînes de nos préjugés, et pour atteindre la lucidité, nous devons nous faire violence (quelle motivation nous y poussera ? voir à ce sujet ce cours-ci). La seconde peut paraître beaucoup plus étonnante : nous avons besoin d'un « temps d'acclimatation « à la réalité. Les problèmes de philosophie demandent une « habitude «, une « pratique « avant que nous ne soyons capables de découvrir la vérité - et nous pouvons tirer de là une triple leçon. Primo, la tentation de retourner à nos préjugés initiaux existe toujours, et continue de peser sur nous, même à notre insu, même lorsque nous sommes déjà bien avancés dans l'étude de la philosophie. Notre vigilance ne saurait prendre fin. Secundo, la sagesse requiert une pratique constante, ou du moins quotidienne. Aussi tous les avis ne se valent-ils pas, et il est très facile de distinguer entre les gens de bon conseil et les autres : il suffit de regarder leurs emplois du temps. Tertio, il est évidemment impossible, en une année, de vous « acclimater « ainsi à la sagesse : tout au plus peut-on vous donner le goût de l'escalade. Ne vous attendez donc pas à voir le soleil se lever dans la salle de classe - et n'allez pas croire que le prof de philo vous dit la vérité. Hé, hé.

Socrate : Après cela, se mettant à raisonner, il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et qui, d'une certaine manière est (516c) la cause de tout ce qu'il voyait avec ses compagnons dans la caverne. Glaucon : Il est évident que c'est par tous ces degrés qu'il arrivera à cette conclusion. Socrate : Se souvenant alors de sa première demeure, de la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui furent ses compagnons de captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces derniers ? Glaucon : Tout à fait. Socrate : Et si les captifs se décernaient entre eux louanges et honneurs, s'ils avaient des récompenses pour celui qui saisissait de l'oeil le plus vif le passage des ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les premières ou les dernières (516d), ou de marcher ensemble, et qui par là était le plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que l'homme dont nous parlons fût jaloux de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les prisonniers, sont honorés et puissants ? Ou bien comme ce héros d'Homère, ne préféra-t-il pas mille fois n'être

qu'un valet de charrue, au service d'un pauvre laboureur,

et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses anciennes illusions de vivre comme il vivait ? Glaucon : Je ne doute pas (516e) qu'il ne soit disposé à tout souffrir plutôt que de vivre de la sorte.

Confirmation, par Platon, de ce que nous exposiions tout à l'heure : l'acclimatation à la sagesse, autrement dit la priorité absolue que le philosophe accorde à la sagesse sur toute autre préoccupation, conduit à dauber les honneurs que le commun des mortels tient en grande estime : ainsi la gloire artistique, le suffrage politique, le triomphe sportif.

Socrate : Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en venant brusquement du plein soleil ? Glaucon : Oui, vraiment. Socrate : Et si, tandis que sa vue est encore confuse, et avant (517a) que ses yeux se soient remis et accoutumés à l'obscurité, ce qui demande un temps assez long, il lui faut entrer de nouveau en compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point quitté leurs chaînes, n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens ? Ne diront-ils pas qu'étant allé là-haut, il en est revenu avec la vue ruinée, de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter ? Et si quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ? Glaucon : Cela paraît fort probable.

Perspective plus gênante : l'accès à la véritable connaissance - c'est-à-dire le dépassement des apparences pour saisir la réalité des choses « derrière « les apparences (tout comme les figures dont les ombres se projettent sur le fond de la caverne sont « derrière « les prisonniers) - conduit à des conclusions tellement contraires aux préjugés de la foule qu'un philosophe doit être d'une extrême prudence quand il les exprime. Qu'on le couvre de ridicule, passe encore ; mais qu'il insiste, qu'il reste sérieux, qu'il attaque frontalement les préjugés, qu'il montre à quel point les « idées « de la plupart des gens sont effectivement dénuées de fondement, stupides et dangereuses, et il risque la mort. Vraiment, la mort. Dans un sens, parce que la vérité n'est pas politiquement correcte, il faudrait être fou pour la dire ; ou alors, il faudrait un véritable esprit de sacrifice. Socrate est bien placé pour le savoir (voir le cours sur l'Apologie de Socrate) ; mais Galilée aussi, et Giordano Bruno, et Rousseau, et Darwin, et Nietzsche, et Wegener, et tant d'autres. D'une manière générale, nos maîtres meurent plutôt lynchés, brûlés vifs avec leurs livres, seuls et exilés, que dans leurs lits, couverts de gloire, riches, et aux côtés de personnes plus jeunes qu'eux. On ne leur accorde pas d'obsèques nationales mais plutôt, comme Mozart, ils sont accompagnés à la fosse commune par un chien galeux. On comprend bien pourquoi : l'homme de la rue peut haïr la philosophie, qui le traite avec un tel dédain, et même avec une telle rudesse. Nulle animosité dans ces constats, notons-le : il s'agit seulement de reconnaître que la vérité n’est peut-être pas du tout démocratique. Si on peut se tromper tous ensemble, alors cela veut dire réciproquement qu’on peut fort bien avoir raison tout seul. Si la vérité était démocratique, on voterait pour ou contre le fait que la Terre tourne. D'une manière générale, nous enseigne Platon dans l'Allégorie de la Caverne, les opinions communes, du fait même qu'elles sont communes (donc que même les plus optus imbéciles y souscrivent), doivent être considérées comme suspectes. Les croyances les plus répandues (à commencer par les dictons) sont, neuf fois sur dix, les plus fausses, les plus bêtes, voire les plus criminelles : ainsi ces deux « idées « qui précipitèrent l'extermination des Juifs d'Europe : « on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs « (autrement dit : n'ayons pas peur de massacrer aujourd'hui pour que nos lendemains chantent) et « si je ne le fais pas, un autre que moi le fera, et même il fera bien pire « (autrement dit, étant un salaud, j'en déduis que tout le monde l'est). Répétons-le encore : nous sommes prévenus. Le choix proposé à la fin de cet article ne saurait être pris à la légère. Cependant, si nous décidons d'opter pour la philosophie, nous savons maintenant que nos préjugés nous enchaînent. Nous en débarrasser constitue une priorité. Comment réussir dans cette entreprise ? Comment repérer, analyser, dépasser et si possible supprimer nos préjugés ? Grâce à une faculté absolument extraordinaire de la pensée humaine, laquelle nous élève, en vertu de cette faculté, au-dessus de tous les autres animaux : la conscience est capable de se prendre elle-même pour objet. En fait, c’est ce qu’elle fait tout le temps. Quand je perçois la table, je sais bien que c’est moi qui la perçois, pas le Président ni vous ni Leibniz. La conscience présente en permanence une dimension réflexive. Non seulement elle redouble le monde (comme un miroir « réfléchit «) mais en plus elle me revoie à moi-même : et lorsque je me consacre entièrement à cette tâche de m’examiner moi-même, d’examiner mes pensées, de les évaluer et de la juger, j’appelle cela « réfléchir «. Dans la perspective qui nous occupe, cette propriété de la conscience constitue une découverte fabuleuse, ô combien précieuse ! Par la conscience réfléchie, en revenant sur ma propre pensée, je puis reconnaître mes propres erreurs, y compris les défauts de ma perception. Je puis admettre que je me suis trompé, et en tirer les leçons. Je suis capable de m’élever tout seul. Encore une fois : moi, je. Moi, le sujet.

Liens utiles