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La FORPRONU, pompier pyromane

Publié le 22/02/2012

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22 avril 1994 -   Pourquoi les Français vont-ils quitter Bihac ? Le gouvernement a confirmé mercredi 18 mai que le bataillon de " casques bleus " déployé dans cette enclave musulmane de Bosnie occidentale en serait retiré d'ici six mois. L'un des arguments utilisés par le premier ministre, Edouard Balladur, et par le ministre de la défense, François Léotard, est que, dans cette " zone de sécurité " de l'ONU régulièrement bombardée et attaquée par les forces serbes (sans que les Nations unies réagissent, ni même fassent connaître ces attaques), " les Musulmans se combattent les uns les autres ".    Pour être plus précis, à Velika-Kladusa, au nord de l'enclave, un riche homme d'affaires musulman, Fikret Abdic, au passé douteux (il est au coeur du plus grand scandale financier de l'ex-Yougoslavie), a mis le feu aux poudres en proclamant, fin septembre 1993, l'autonomie de la " province de Bosnie occidentale ", afin de passer des " accords de paix " séparés avec les Serbes et les Croates, avec lesquels il se livre depuis le début de la guerre à un juteux trafic. Tout cela " démocratiquement ". C'est-à-dire que ses employés et obligés ont été " priés " de signer une pétition pour l' " autonomie " et que M. Abdic a été élu " président " par un " Parlement " composé de ses hommes.    Mais M. Abdic aurait-il pu agir ainsi s'il n'avait été soutenu par une partie de la communauté internationale, en particulier par le médiateur européen lord Owen, par des responsables français de la FORPRONU, et aussi par des gradés du bataillon français de Bihac, que l'homme d'affaires accueille dans ses locaux, en échange de menus services et d'un loyer respectable ?    Comme le faisait remarquer le journaliste Xavier Gautier dans un livre (1), M. Abdic, qui s'est toujours opposé au président Alija Izetbegovic, était considéré dès le début 1993 par le général Morillon, alors commandant des " casques bleus " en Bosnie, " comme un possible représentant de la relève politique en Bosnie ", une alternative à l'incommode président bosniaque. M. Abdic est surtout propulsé par lord Owen, qui l'invite régulièrement à Genève. En juin 1993, M. Owen envoie dans la poche de Bihac un de ses assistants chargé de convaincre M. Abdic de passer à l'offensive contre le président Izetbegovic qui refuse de négocier, ce qui n'arrange pas les affaires du diplomate anglais.    M. Abdic sort de la poche encerclée, dans un hélicoptère de la FORPRONU et avec l'assistance du bataillon français. " Il avait peur ", nous a raconté un " casque bleu ", témoin de la scène. A Zagreb, M. Abdic organise avec d'autres membres de la présidence bosniaque multiethnique " d'avant guerre " (notamment des Croates passés aux ordres de Zagreb) une sorte de " coup d'Etat légal " contre M. Izetbegovic. En l'absence calculée du président bosniaque, les membres de la présidence, menés par un Abdic bien conseillé, décident la reprise des négociations. La rumeur annonce même que M. Izetbegovic a été démissionné. François Mitterrand réagira en disant qu'il ne se mêle pas des problèmes intérieurs bosniaques...    C'est en septembre, alors que M. Izetbegovic refuse une nouvelle fois de signer ce qu'il appelle " une capitulation ", que Fikret Abdic, fâcheuse coïncidence, proclame son " autonomie ", qui risque de mener au premier bain de sang entre Musulmans. Mais à la FORPRONU l'enthousiasme domine l'inquiétude. " L'exemple de Bihac va faire tâche d'huile ", se réjouissent les responsables de l'ONU à Zagreb et à Bihac, où l'on cache à peine sa sympathie pour M. Abdic. On parle d'un désir de Tuzla de négocier aussi : l' " information " vient en fait de l'agence yougoslave Tanjug. " Des observateurs internationaux et des sources européennes disent que Lord Owen et les troupes françaises déployées sur place ont soutenu les sécessionnistes dans un plan pour miner l'autorité de M. Izetbegovic, pour le presser de signer le plan de paix ", écrit le Christian Science Monitor après une enquête sur cette peu reluisante affaire. Une autre enquête du Los Angeles Times arrive à la même conclusion : " Abdic a été encouragé par M. Owen afin de menacer le président Izetbegovic, pour qu'il signe le plan de paix.Les Français (à Bihac) ont reçu un ordre de haut niveau de soutenir Abdic ", écrit le journal américain.    Des manoeuvres tragiques Personne ne paraît voir que M. Adbic, " populaire " auprès de ceux qui lui doivent tout dans son fief curieusement épargné par l'artillerie serbe, est considéré ailleurs en Bosnie - et pas plus loin qu'au sud de la poche, à Bihac bombardée - , au mieux comme un profiteur, généralement comme un escroc, au pire comme un traître. La tension monte d'ailleurs avec le sud. Le 2 octobre 1993, la police que M. Abdic s'est constituée à coups de deutschemarks ouvre le feu sur des Musulmans du sud, fidèles au président Izetbegovic, et qui venaient manifester pour une Bosnie unitaire dans le fief " autonomiste " du nord. Le sang (des sudistes) coule pour la première fois entre Musulmans depuis le début de la guerre.    Depuis, les forces de M. Abdic, en traversant librement les territoires contrôlés par les Serbes, attaquent le sud de l'enclave, épaulés par des offensives des forces serbes de Bosnie à l'est, sans que la FORPRONU n'en fasse état. Les offensives " autonomistes " sont souvent appuyées par l'artillerie serbe. Les Serbes n'ont cependant pas encore rendu un centimètre carré des terres promises à M. Abdic dans les " accords de paix séparés ". Dans la poche, les " casques bleus " sont, tour à tour, victimes des différents feux attisés par les " pompiers pyromanes " internationaux, qui refusent cependant l'emploi de la force aérienne pour les défendre.    Il y a aussi, pour expliquer le retrait français, la question d'argent. Le bataillon français de Bihac coûte cher. D'autant plus que M. Abdic, " pacifiste " mais homme d'affaires, ne va pas jusqu'à héberger gratuitement le bataillon dans les locaux de son entreprise, même si celui-ci a transporté à son profit, à travers les territoires serbes, des produits qu'il revendait à des prix exorbitants. M. Abdic s'en plaint régulièrement : " Le loyer n'est pas payé ! " Le comble de l'ironie serait que les déclarations sur le retrait français de Bihac ne soient finalement qu'une nouvelle menace pour inciter les Bosniaques à signer une paix présentée comme " injuste mais nécessaire ". Une menace que l'on justifierait, sans peur du paradoxe, par le résultat tragique mais logique des sombres manoeuvres d'hier : " A Bihac, les Musulmans se battent entre eux ! " JEAN-BAPTISTE NAUDET Le Monde du 20 mai 1994

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