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La fuite en avant d'une dictature impitoyable

Publié le 27/02/2008

Extrait du document

2 août 1990 -   L'homme fort de Bagdad, qui n'avait guère tiré de bénéfice de la guerre contre l'Iran, tente de réaliser son vieux rêve de devenir le " gendarme du Golfe " et le champion du nationalisme arabe. " Lumière de nos jours ", " Notre président bien-aimé ", " Le dirigeant-combattant ", " Le président-dirigeant ", " Le chevalier de la nation arabe ", " Le héros de la libération nationale ", " Nous sommes prêts à verser notre sang pour Saddam ".

   Les thuriféraires du président irakien dans les médias rivalisent d'ardeur et déploient des trésors d'imagination pour chanter la gloire de l'homme fort de Bagdad, dont les innombrables et gigantesques portraits-en uniforme de grand maréchal ou en costume national-jalonnent les routes du pays et décorent l'entrée du moindre petit village.

   Le culte de la personnalité qui a été institué autour du président irakien dès son accession au sommet de l'Etat en 1979-à l'âge de quarante-trois ans-a pris des proportions gigantesques, et les responsables ne cessent de répéter qu'il s'agit d'un phénomène spontané suscité par les " mérites indéniables " du premier personnage du régime.

   En réalité, ce culte érigé en véritable institution-toute parole désagréable sur la personne du président peut valoir à son auteur la peine de mort-reflète un état de fait : en Irak, il n'y a qu' " un seul chef ", il n'y a pas de " numéro deux ".

   Avec une méfiance qui frise la paranoïa, le président Saddam Hussein fait régulièrement le vide autour de lui, liquidant dans le sang amis et ennemis supposés, tous ceux qui pourraient lui porter ombrage ou contrarier son pouvoir absolu. Les enlèvements inexpliqués, les disparitions mystérieuses, les assassinats et les " morts accidentelles " se sont succédé sans cesse.

   La révolution baasiste des 17-30 juillet 1968 a amené au pouvoir à Bagdad l'un des régimes les plus brutaux et répressifs de l'histoire de l'Irak.

   Dès leur accession au pouvoir, les nouveaux dirigeants irakiens inaugurèrent toute une série de procès politiques contre leurs adversaires non baasistes, tour à tour accusés d'être des agents d'Israël, des Etats-Unis et d'autres " puissances impérialistes ".

   Le plus spectaculaire de ces procès fut celui à l'issue duquel seize personnes furent, en 1969, condamnées à mort. Le lendemain, quatorze d'entre elles furent pendues haut et court, place de la République à Bagdad, en présence d'une foule estimée à plusieurs centaines de milliers d'Irakiens amenés sur les lieux par les militants du parti Baas.

   Cette macabre mise en scène à grand spectacle a marqué à jamais le régime baasiste, dont l'histoire sera désormais jalonnée à intervalles plus ou moins réguliers de règlements de comptes impitoyables, de procès expéditifs et d'exécutions sommaires. En 1971, l'ancien général Hardan El Takriti, qui avait été membre du Conseil du commandement de la révolution, fut assassiné dans sa résidence d'exil au Koweït, il était considéré comme un rival potentiel de Saddam Hussein, qui, à l'époque, partageait le pouvoir avec le maréchal Hassan El Bakr, un baasiste modéré mais vieillissant.

   En juillet 1978, c'est l'ancien premier ministre irakien, Abdel Razzak El Nayef, qui avait pendant un court moment collaboré avec le Baas, qui tombait sous les balles des tueurs, sur les marches de l'Hôtel Intercontinental de Londres. Ce qui entraîna un léger mais momentané refroidissement des relations entre la Grande-Bretagne et l'Irak.

   Toujours à la même époque, plusieurs cadres de l'OLP, dont Ezzedine Kalak et Saïd Hammami, représentants de l'organisation palestinienne à Paris et à Londres, furent tués par des membres du groupe d'Abou Nidal, qui avait alors pignon sur rue à Bagdad.

   Toutes ces liquidations physiques faisaient le jeu de Saddam Hussein, le numéro deux du régime, mais de loin la personnalité la plus influente au pouvoir à Bagdad. Rien ne semblait devoir alors arrêter l'irrésistible ascension de l'homme fort irakien. Un culte de la personnalité savamment orchestré fait déjà de lui pratiquement le numéro un du régime. Miné par la maladie et, dit-on, mécontent des procédés cavaliers utilisés par son lieutenant, le président Hassan El Bakr s'efface progressivement de la scène politique. Le 16 juillet 1979, il cède le pouvoir à Saddam Hussein, qui inaugure son règne par une des purges les plus sanglantes de l'histoire du parti Baas.

   Le 9 août 1979, vingt et une personnalités, des hauts dignitaires du parti et du régime-dont Adnan Hussein, économiste renommé et ami personnel du président Saddam Hussein, nommé par ce dernier au poste de vice-premier ministre,-sont fusillées à l'aube, à l'issue d'un procès sommaire au cours duquel elles ont " avoué " avoir " trahi le parti et la révolution " au profit d'une puissance étrangère qui n'est autre que la Syrie, avec laquelle l'Irak venait pourtant de conclure un accord d'unité.

   Avec ce bain de sang, Saddam Hussein engage désormais son régime dans la voie de la répression d'une manière irréversible. Répression contre le mouvement autonomiste kurde qui n'a pas désarmé, contre le puissant Parti communiste décimé par les exécutions de deux de ses dirigeants qui n'ont pu rejoindre la clandestinité et contre les chiites, majoritaires dans le pays, tentés par l'exemple iranien.

   La répression contre les chiites irakiens sera particulièrement cruelle. Selon Amnesty International, soixante-six chiites irakiens, comprenant des chefs religieux, des professeurs et des étudiants, ont été passés par les armes entre juillet 1979 et février 1980. En 1983, quatre-vingt-dix membres de la famille El Hakim, pour la plupart des religieux, professeurs, chercheurs et penseurs chiites, sont arrêtés et seize d'entre eux exécutés dans le but manifeste d'exercer une pression sur les membres de la famille qui, de Téhéran, dirigent l'opposition chiite irakienne.

   La guerre contre l'Iran, déclenchée en septembre 1980, renforce les pouvoirs du président irakien. Le culte de la personnalité prend des proportions gigantesques. Les portraits du président Saddam Hussein sont partout. L'opposition au sein de la classe politique a cessé depuis belle lurette faute d'opposants. Cependant, la défaite de l'armée irakienne à Khorramchahr en mai 1982 porte un coup à l'image du président irakien, qui cumule alors les postes de président du Conseil du commandement de la révolution, de secrétaire du commandement régional du parti Baas, de secrétaire général adjoint du commandement national du parti, de président de la République, de premier ministre et de commandant en chef des forces armées.

   L'obstination de l'imam Khomeiny, qui refuse de faire la paix avec l'armée irakienne en pleine débandade et entend marcher sur les lieux saints de Nadjaf et de Kerbala, sauvera en fin de compte le président Saddam Hussein, qui devient, aux yeux du peuple irakien, le symbole de la résistance contre l' " envahisseur persan ".

   C'est également la " crainte du khomeinisme " qui a poussé les grandes puissances à appuyer le régime de Bagdad, en lui fournissant tout ce qui lui était nécessaire pour ne pas perdre la guerre contre l'Iran.

   Elles ont pour cela fermé les yeux, ou fait semblant de ne pas voir certaines violations du droit international par l'armée irakienne, dont la plus sinistre a été l'utilisation des armes chimiques d'abord contre les militaires iraniens et, ensuite, contre les civils kurdes.

   Ce laxisme international a sans doute renforcé le pouvoir personnel du président Saddam Hussein. Mais la force principale du chef de l'Etat irakien réside dans le contrôle qu'il exerce sur l'appareil du parti Baas, taillé à sa mesure. Quadrillé par des dizaines de milliers de cadres qui lui sont totalement dévoués, le parti contrôle d'une manière efficace la plupart des aspects de la vie en Irak. Il se confond parfois avec le gouvernement et peut à tout instant mobiliser des centaines de milliers d'Irakiens. Le parti, devenu au fil des ans tentaculaire, dispose, outre une branche militaire qui contrôle l'armée, de services de renseignements ( les Moukhabarats) omniprésents ainsi que de milices populaires destinées à contrebalancer toute velléité bonapartiste au sein de la hiérarchie militaire.

   Ainsi muselé, l'Irak est un pays où le journaliste peut difficilement exercer son métier. Même s'il comprend l'arabe, il a peu de chances de tomber sur un interlocuteur qui oserait lui parler d'autre chose que de la pluie et du beau temps. La chape de silence dont le Baas a réussi à couvrir le pays ne comporte pratiquement aucune faille et nul ne peut la soulever sans encourir les pires ennuis.

   Rien ne semble désormais s'opposer au pouvoir de Saddam Hussein, qui contrôle la plu part des instances de l'Etat et du parti, profondément épuré après l'exécution des " comploteurs prosyriens ".

   Il n'existe pratiquement plus de recours aux décisions prises par un " président-dirigeant " que nul n'ose contredire.

   La lamentable expédition militaire contre l'Iran, qui a failli causer sa perte et a entraîné la ruine de l'économie irakienne, constitue donc une décision personnelle dont il devra assumer seul la responsabilité.

   Le président Saddam Hussein a beau crier victoire, il sait parfaitement qu'il n'a réalisé aucun des objectifs pour lesquels il avait déclenché cette guerre : le problème de la frontière du Chatt-al-Arab n'a pas été réglé  le régime islamique, bien qu'affaibli, demeure, avec tous les dangers qu'il représente pour l'Irak, dont la population compte plus de 60 % de chiites.

   Le président irakien a l'impression qu'il n'a fait que tirer les marrons du feu pour les autres, et en particulier les riches pétromonarques du Golfe, à qui il ne doit rien et qui lui doivent tout. Pour lui, une goutte de sang irakien versé au cours de ce conflit vaut tous les dollars qu'il a reçus pour faire la guerre.

   Il a la mémoire longue et n'a pas pardonné aux " rois du pétrole ", notamment aux princes saoudiens, d'avoir entamé vers la moitié des années 80, avec les Iraniens, des tractations en vue de parvenir à une solution négociée fondée sur " le départ de Saddam Hussein ". Cet épisode n'a certainement pas contribué à atténuer le mépris qu'il a toujours eu, en tant que " révolutionnaire baasiste ", pour les monarchies conservatrices dont il pourfendait, jadis, les dirigeants en les qualifiant de " potentats du Golfe qui s'enrichissent aux dépens de leurs peuples ".

   En occupant le Koweït, a-t-il jugé que le moment était venu de relancer ses vieux rêves ? Plusieurs facteurs semblent l'avoir encouragé dans cette voie, notamment le sentiment de frustration qui prévaut parmi les Arabes à la suite du vide politique qui s'est installé dans la plupart des pays arabes, durement touchés par la crise économique et l'impasse dans laquelle se trouve le problème palestinien.

   Les récentes menaces contre Israël n'avaient qu'un seul objectif : faire entendre aux Arabes un discours qu'ils aiment et qu'ils ont perdu l'habitude d'entendre depuis la mort de Nasser.

   Mais nul n'est prophète en son pays, et le langage guerrier qu'utilise le président Saddam Hussein ne passe pas en Irak, où la population, contrairement à ce que prétend son chef, n'a nullement l'intention d'affronter Israël. Les préoccupations des Irakiens sont plus terre à terre, et ils attendent de leur président qu'il remédie à la détérioration constante de leur niveau de vie.

   Le mécontentement sévit également dans l'armée " placée sous haute surveillance " et qui ne constitue pas pour l'instant un danger pour le régime. Pour assurer ses arrières, le président Saddam Hussein dispose, en effet, de deux corps d'armée qui lui sont totalement dévoués : la garde présidentielle et l'aviation. Les unités de l'armée régulière sont surveillées par un réseau qui double les services de renseignements militaires.

   L'ensemble est directement contrôlé par les demi-frères du président Hussein, tous membres du " clan des Takritis ", qui constitue l'un des piliers du pouvoir baasiste.

   Dans ces conditions, " l'opération Koweït " ne serait qu'une fuite en avant du chef de l'Etat afin de détourner l'attention des problèmes urgents du pays. C'est un coup de poker, comme il a l'habitude d'en faire. Mais, cette fois, l'enjeu est de taille.

JEAN GUEYRAS Le Monde du 10 août et 17 mars 1990

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