La mort - Vladimir Jankélévitch

Vladimir Jankélévitch : La Mort :« Par exemple, le corps est l’organe-obstacle de l’âme. L’âme à la fois gêne lefonctionnement des organes en en prenant conscience, et représente le principed’animation sans lequel la chair inerte ne serait que charogne ; inversement, la chairalourdit, défigure et dément l’esprit, et en même temps offre à l’âme en peine, danset par l’incarnation, la chance d’une existence personnelle et déterminée ; à safaçon, le corps est donc la mort de la vie de l’âme et, en quelque manière, la mortvitale de cette vie : le corps est l’âme suspendue et astreinte, pour exister, à cettesuspension même. (…) L’étroitesse n’est-elle pas le prix dont ici-bas s’achète la viepersonnelle ? Ne faut-il pas jeter du lest pour exister intensément ? Car on ne peutêtre à la fois tout le monde et quelqu’un ! Car celui qui est tout n’est rien ! Lapersonne est ce paradoxe même de la positivité négative et de l’infini délimité. Celuiqui accepte d'être peu de chose, de n’être que ce qu’il est, sera « du moins » un peu,ici et maintenant, celui-ci et non celui-là. Il ne se dissoudra pas dans l’indéterminé.Tel est le cas de l’art, et notamment de la sculpture : la résistance de la matière estl’instrument-empêchement de la forme qu’une main d’artiste arrache au marbrerebelle ; car on ne sculpte pas des nuages ! La poésie et la musique, à leur tour,inventent mille problèmes difficiles, s’imposent les règles gratuites du sonnet et lesinterdits souvent arbitraires de la fugue et du contrepoint, s’enferment dansl’étroitesse d’un jeu très strict pour trouver une raison d'être. C’est ce que Nietzscheappelle danser dans les chaines. Car l’artiste a besoin d'être entravé par ses anagrammeset ses calligrammes pour se sentir libre. C’est la pesanteur qui conditionne, en lescontrariant, la grâce des danseuses et l’effort victorieux des alpinistes. Et de mêmeenfin les triomphes du virtuose sont des victoires sur la fatigue et la lenteur, surl’inertie musculaire et la paresse des organes… »