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La Nourrice Dans Roméo Et Juliette (Shakespeare)

Publié le 24/09/2010

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shakespeare

 

Lorsque Shakespeare compose sa pièce Roméo et Juliette en 1595, il est encore, à ce qu’on pourrait appeler, au début de sa carrière de dramaturge. Pourtant il sait déjà inscrire son style dans la tradition et confère à sa tragédie une dimension lyrique qu’il a probablement su développer dans l’écriture de ses sonnets. La fatalité est implacable, les envolées lyriques inégalées et cependant une extravagance  se détache de l’ensemble : le personnage de la nourrice. Faut-il voir avec ce personnage un dysfonctionnement de la tragédie ou au contraire un trait de génie du dramaturge ? C’est ce que nous tenterons de trancher en analysant le rôle de ce personnage au cours de la pièce. Nous verrons en quoi la nourrice est en contrepoint total avec le genre de la tragédie puis, dans un second temps, le rôle qu’elle joue dans l’économie dramatique de la pièce.

 

I/ un personnage haut en couleur :

 

1) un personnage du corps

 

Par sa fonction initiale, la nourrice de Juliette est un personnage secondaire lié au corps. Secondaire par son statut de servante, liée au corps car elle a nourri Juliette en même temps que sa propre fille Suzanne ; elle ne se prive d’ailleurs pas de s’en vanter auprès de Juliette devant sa mère : « tu étais le plus beau bébé que j’aie nourri « p.67 I-3 v. 61 ou de Roméo « Moi j’ai nourri sa fille « p.91 I-5 v.112, et semble en tirer une véritable gloire personnelle : « Un honneur ! Si je n’étais pas ta seule nourrice/ Je dirais que la sagesse, tu l’as sucée au téton «p.69 I-3 v.68-69. Ainsi, contrairement au registre noble de la tragédie, la tonalité introduite par la nourrice est davantage rattachée à la comédie par les références au corps. Après sa course auprès de Roméo elle se plaint : « Là, que mes os me font mal ! Et j’en ai fait une trotte ! « v.26 II-5 p.137, « vous ne voyez pas que je suis hors de souffle « v.30 p.139 «, « Seigneur que la tête me fait mal ! Quelle tête quelle tête j’ai là ! 

Elle bat comme si elle allait éclater en mille pièces

Et mon dos de l’autre côté ! – Ah, mon dos mon dos par-là ! « p.139

« Et c’est tout ça votre cataplasme pour mes pauvres os malades ? « p.141

« Je suis si en colère que chaque morceau de mon corps en tremble ! « p.131 acte II scène 4

Dans l’ensemble c’est un personnage qui se caractérise par son physique peu gracieux, ce que fait remarquer Mercutio lors de l’entrevue sur la place (acte II scène 4 v.93 p.127) « pour cacher sa figure, car le plus joli des deux c’est son éventail «. Par là le personnage de la nourrice s’ancre dans le corps, même prête à « parier sur quatorze de ses dents « p.67, ce qui s’oppose au registre traditionnel de la tragédie et du lyrisme par un rapport au terre à terre qu’apporte le corps surtout s’il suscite un désagrément.

 

2) gouaille populaire et franc parler

 

A l’aspect du corps vient également s’ajouter le langage de la nourrice. Celui-ci se rapproche du parler populaire et vient donc ternir le panorama tragique de la pièce ou l’illuminer par une vitalité toute désinvolte. La plupart du temps ses répliques ne sont d’ailleurs pas versifiées mais en prose. Sans vraiment se soucier du protocole la nourrice interrompt ses maîtres, les interpelle, dit ce qu’elle pense de l’éducation de Juliette, de l’impression qu’elle a de Roméo, Mercutio... pourtant elle veille parfois à faire bonne figure et tâche de contenir sa gouaille mais cela n’en révèle que mieux son manque d’éducation. On note l’effet quand elle se rend chez frère Laurent : « O Seigneur ! toute la nuit je resterai bien / Pour entendre si bons conseils ; ce que c’est que l’instruction ! « p.181 acte III scène 3 vers 159-160. Elle fait montre d’une certaine superstition et dans sa dévotion ne cesse de jurer « par marie « ou « par Jésus « dont elle ponctue toutes ses exclamations. En outre elle parle parfois de Juliette avec des démonstratifs impersonnels « quand ça a goûté l’absinthe [...] et quand ça l’a senti amer, ah bien alors, ah la follette ! « ou la traite vulgairement de « petite garce « p.63. Parfois, ses intervention sont à la limite de la bienséance, elle apparaît d’ailleurs sur scène à l’acte I scène 3 en jurant sur son « pucelage quand [elle avait] douze ans ! « p.63.

 

3) trivialité, grotesque et décalage 

 

De ce fait, le personnage de la nourrice s’avère haut en couleur, complètement décalé par rapport au niveau social de ses maîtres et davantage préoccupée par des soucis quotidiens voire triviaux. On lui soupçonne sans grande difficulté une certaine lubricité quand avec son mari, alors qu’elle n’avait encore que trois ans elle riait de lui dire que plus grande ce ne serait plus sur la figure qu’elle tomberait mais sur le dos (acte I-3 p.67), à la fin de la scène elle l’engage au plaisir : « Va fille ! Chercher d’heureuses nuits pour tes heureux jours « p.71. Dans les moments importants, alors que Juliette voudrait en savoir plus sur les intentions de Roméo, elle s’inquiète de savoir si le repas a été servi : « Alors est-ce que vous avez dîné à la maison ? « p.139 l.44 acte II scène 5. Elle est même parfois importune au point qu’on lui demande de se taire « allons, assez là-dessus, Nourrice tais-toi « dit la mère ce à quoi Juliette rajoute « Mais arrête, aussi, Nourrice, je te dis «. p67. En bref, la nourrice de Juliette, appartient largement au registre du comique, du burlesque même par sa nature, ses interventions décalées et son manque fréquent de bienséance. Elle participe de ce fait davantage au registre de la farce, ce qui ne l’empêche pas de jouer un véritable rôle au sein de la tragédie.

 

II/ un contrepoint burlesque au rôle fondamental :

 

1) un adjuvant central dans l’intrigue

 

Même si la nourrice révèle une nature populaire, elle n’en joue pas moins un rôle fondamental auprès de sa maîtresse. Elle lui sert à la fois de confidente et jusqu’au milieu de la pièce de seule personne digne de confiance. Elle joue, malgré son âge et ses problèmes de santé, un rôle de messagère dévouée et arrangeante. C’est donc un adjuvent précieux au bonheur des amants. Elle permettra à Juliette de connaître l’identité de Roméo en allant s’enquérir des informations (acte I-5 p.91), elle fera la messagère pour s’assurer du sérieux du prétendant auquel elle fera d’ailleurs ses recommandations personnelles p.131 acte II scène 4 : « Mais laissez-moi vous dire d’abord que si vous voulez la mener dans le paradis des fous, comme on dit, ce serait une bien vilaine manière de se conduire «. Elle ira trouver où se cache Roméo après la mort de Tybalt, trouvera les moyens techniques (digne servante de comédie) pour que les époux puissent se retrouver le soir de leur mariage et apaisera d’ailleurs les esprits de Roméo, dépassé par la situation de la mort de Mercutio et du crime de vengeance qu’il vient de commettre. Pourtant, la nourrice reste une domestique au service de la maison Capulet et donc des parents de Juliette, une fois le mariage consommé avec Roméo, elle se rallie à la cause des parents et défend le cas de Pâris. Elle perd dès lors la confiance de Juliette et n’aura plus un rôle important dans l’économie générale de l’action.

 

2) un révélateur par effet de contraste

 

La nourrice, par ses traits de caractère, bien qu’elle semble en décalage en ce qui concerne le registre dominant de la pièce, n’en est pas moins un personnage fondamental. En effet, par son originalité elle fonctionne beaucoup sur le mode du contraste avec les autres personnages et permet ainsi de les révéler. Ainsi, à côté de son franc parler et de sa gouaille, la manière de parler de Juliette n’en est que plus délicate et lyrique : « Est-ce que romarin et Roméo ne commencent pas tous les deux par une lettre ? [...]Ah, moqueur ! Rrr... Rrr... c’est la langue au chat ! R pour le – Non, je sais bien que ça commence par une autre lettre, - et elle a fait les plus jolies histoires là-dessus, sur vous et le romarin, que vous auriez bien du plaisir à les entendre. « p.135 acte II  scène 4.  Le contraste avec les parents tout au long de la pièce ne fait que renforcer le manque de considération humain des Capulet pour leur fille : ils ne la considère que comme l’héritière et ne cherchent pas à discuter, contrairement à la nourrice. Malgré sa trivialité, son attachement pour Juliette n’en est pas moins touchant et elle parvient à nous émouvoir notamment lorsqu’elle croit découvrir Juliette morte acte IV scène 5. Aussi, quand Juliette a pris la potion, le spectateur qui voit la nourrice éplorée découvrir le corps sans vie est sincèrement ému par la douleur de ce personnage somme toute attachant.

 

3) la soupape du spectateur

 

Ainsi, le spectateur s’attache au personnage de la nourrice parce qu’elle le fait rire. Son décalage et sa franchise nous la rendent sympathique et même si ses interventions freinent parfois le déroulement d’une scène, cette dernière n’en est que plus plaisante. Dans le mécanisme tragique du rouage fatal, la nourrice apparaît comme une soupape de décompression, sans pour autant empêcher la tragédie. Il faut d’ailleurs noter qu’à partir de l’acte III, quand les amants se sont unis et que leur destin chavire de plus en plus vers l’issue fatale, la nourrice s’efface, se rallie aux parents et perturbe moins la tonalité tragique de l’action.

 

Conclusion

 

Personnage secondaire, personnage populaire, la nourrice est bel et bien en décalage avec la tragédie ; elle n’en est pas moins une création géniale de la part de Shakespeare car elle constitue à la fois une soupape pour le spectateur, un adjuvent fondamental pendant une bonne partie de l’intrigue et un personnage attachant. Elle vient donc fausser la régularité de ton qui sera si chère aux classiques, révélant par là même que l’esthétique du théâtre élisabéthain s’apparente davantage à l’esprit baroque des mélanges de registres. A l’image de la vie haute en couleur, la nourrice apporte un supplément d’humanité et de drôlerie à cette tragédie, ce qui plaira aux Romantiques. Shakespeare a d’ailleurs souvent su avec génie faire ce mariage des tonalités et créer des personnages mémorables. Peut-on alors voir ainsi en la nourrice de Roméo et Juliette un avant goût de ce que deviendra Falstaff ?

 

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