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La technique

Publié le 23/01/2016

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technique
2015-2016 TL Faut-il craindre la technique ? INTRODUCTION Les événements survenus au XX et XXI siècles (changement climatique, menace de catastrophes technologiques) bousculent la manière classique de penser le rapport de l’homme à la nature et la valeur de la technique. En effet : la technique, qui désignait l’ensemble des procédés qui sont utiles à l’homme tant pour sa survie que pour améliorer son confort, apparaît aujourd’hui comme ce qui peut constituer une menace pour l’homme et la nature : exploitation des ressources naturelles, pollution, risque de détruire les conditions d’une vie humaine sur terre. Elle suscite d’autre part des attitudes irrationnelles et contradictoires : elle fascine et on attend d’elle qu’elle résolve l’ensemble des problèmes que rencontrent les humains (y compris ceux dont elle est la cause, comme le changement climatique), ou elle est objet de haine ou de phobie de la part de ceux qui l’accusent de tous les maux dont nous souffrons. La question « faut-il craindre la technique » nous invite à nous demander quelle pourrait être une attitude raisonnable face à la technique. Est-ce la technique elle-même qu’il faut redouter, ou l’usage que les hommes en font ? La crainte de la technique peut sembler irrationnelle. La technique est utile à l'homme a- Par définition. La question porte sur « la » technique, or, ce qui apparaît à nous ce sont des techniques particulières ; elles concernent des domaines très différents : on parle de technique de la dissertation, de technique de construction d’un bateau, de la technique d’un musicien… Essayons donc de voir ce que pourrait désigner « la technique » au sens général. Si l’on considère l’étymologie, technè, en grec, désigne l’activité de production de l’homme (elle concerne aussi bien le domaine de ce qui nous est utile que les œuvres d’art) ; le terme désigne l’habileté humaine, la maîtrise de savoir-faire. En revanche, ce qui permet de distinguer la technique de l’art au sens des beaux arts, c’est que les produits de la technique ont une utilité matérielle. On assimile aujourd’hui la technique aux objets que les techniques permettent de produire (quand on parle de « nouvelles technologies » ; ce sont des produits de la technique, des savoir-faire humains) ; le terme technologie d'ailleurs remplace parfois la notion de technique. Au sens le plus large, une technique est un « ensemble de moyens convenablement ordonnés qui permettent d’atteindre une fin désirable ». Elle vise à l’efficacité : quand on réfléchit sur les moyens, on se demande ce qui est le plus approprié pour obtenir tel résultat, et non ce qui est le plus beau ou le plus souhaitable. La technique est réflexion sur les moyens, et non sur les fins. Pour se donner des fins et « ordonner convenablement les moyens », il faut d'autre part être intelligent. C'est l'homme, dit-on, qui a inventé puis perfectionné des outils et procédés divers pour pouvoir survivre puis améliorer ses conditions d'existence. b- La technique est le moyen de notre survie. Sans nos outils, nos instruments, sans les inventions qui nous facilitent la vie, pourrions-nous survivre ? Que serait un homme privé de tous les artifices dont il s’entoure ? Pour rendre compte de la condition de l’homme sans la technique, et du même coup de l’origine de la technique, on peut se reporter à un mythe. Il nous intéresse pour son sens et non en tant qu’il serait porteur d’une vérité sur ce qui a eu lieu (différence mythe, science : l’un nous dit quelque chose de la condition humaine, l’autre décrit objectivement ce qui a eu lieu) Il est relaté par Platon, qui le met dans la bouche du Sophiste Protagoras, dans le dialogue qui porte le même nom. Mythe de Prométhée : les dieux auraient chargé Epiméthée, le frère de Prométhée, de distribuer aux différentes espèces naturelles les qualités qui devaient permettre leur survie ; l’homme, oublié, se trouve démuni : tandis que les autres animaux sont pourvus d’organes (griffes, dents, etc.) et de qualités (vélocité, force) qui permettent leur survie, les hommes sont nus. Voyant cela, et voyant que l’espèce risquait de disparaître, Prométhée dérobe aux dieux le feu et l’intelligence technique. Ainsi, la technique (le feu permet la cuisine mais aussi la fabrication d’outils, pour le forgeron) apparaît comme ce qui supplée une déficience naturelle de l’homme ; cette aptitude d'origine surnaturelle (puisqu'elle provient des dieux) lui donne une place à part dans la nature. Il est différent des autres animaux et leur est supérieur, il est le prédateur de tous les animaux grâce à ses armes et sa ruse. Dans ce récit, ce qui fait le propre de l'homme ne vient pas de la nature mais des dieux. Texte Sophocle en transition. Technique et nature de l’homme. La main On peut remarquer que l'homme n'est pas totalement dépourvu de ressources naturelles, inscrites dans son corps ; ainsi, il est le seul animal à avoir des mains. La main est un organe ; mais contrairement aux organes des animaux (instruments naturels, le terme « organum » en latin signifie « outil ») elle n’a pas de fonction spécialisée. C’est justement ce qui lui permet de manier des outils (à savoir instruments artificiels). Voir le texte d'ARISTOTE extrait de son ouvrage Les Parties des animaux. Le lire comme la réponse à Protagoras. La main apparaît comme l’organe par excellence qui permet de développement des techniques. Elle serait donc notre premier outil (« elle semble bien être non pas un outil, mais plusieurs », dit Aristote), et c’est par elle que passe la fabrication et le maniement d’outils. Def : l’outil est un instrument qui prolonge la main et est maniable par elle ; il dépend de l’énergie du corps humain. On le distinguera de la machine qui n’a plus besoin de la main pour fonctionner, et qui a une source d’énergie autonome, ce qui fait que sa puissance n’est plus limitée par celle du corps humain. Les outils fabriqués par l'homme ne sont donc pas des compensations d'organes qui lui feraient défaut, mais des prolongements artificiels de ses organes naturels ; la technique est inscrite dans la nature de l'homme, elle est ce qui lui convient. Cette idée de continuité est importante pour répondre à ceux qui voient dans la technique un artifice qui risquerait de dénaturer l'homme (voir Rousseau). Remarque : le raisonnement d'Aristote revient à donner des intentions à la nature ; en cela il n'est pas scientifique : l'homme a des mains parce qu'il est intelligent, la nature a donné la main à l'animal le plus intelligent. La main humaine est libérée de la locomotion par la station verticale ; mais par ailleurs sa forme la rend apte à de multiples usages : la position du pouce relativement aux autres doigts rend possible la préhension. Enfin, comme la main n’est pas seulement un outil (comme les pattes des écureuils), elle peut avoir de multiples usages qui ne sont pas techniques : c’est un moyen d’expression (gestes qui accompagnent le langage), elle permet d’aller vers l’autre (le serrement de mains mais aussi la caresse). Toutefois, la fabrication d’outils est également conditionnée par l’intelligence humaine, comme le remarquait déjà le mythe. L’intelligence technique Nous allons regarder maintenant du côté de la paléontologie. Il ne Hypothèse : une évolution du cerveau liée à la station verticale, qui aurait libéré les zones qui commandent le langage et les aptitudes techniques. Voir Leroi-Gourhan, Le geste et la parole. Quoiqu’il en soit du lien entre langage et technique (on en est réduit à des hypothèse étant donné le peu de données disponibles et l’éloignement dans le temps), l’intérêt du livre est de faire remarquer que la technique, comme le langage, suppose des opérations intellectuelles complexes. Voir les opérations cognitives nécessaires à la fabrication de l’outil le plus simple : le biface. choix du bon caillou ; le frapper une première fois selon un angle précis ; le frapper une seconde fois pour obtenir le tranchant. Bref, tout geste technique suppose la représentation d’une fin (le but que l’on se donne, à savoir l’usage de l’outil, ce pour quoi il faut le fabriquer) et la mise en œuvre des opérations qui permettent de l’atteindre. La technique suppose donc bien l’intelligence et la pensée. On a donc pu faire de la technique la marque de l’humanité : l’homme serait homo faber, celui qui fabrique des outils. Ainsi les paléontologues considèrent la présence d’outils sur des sites de fouilles comme le critère d’une présence humaine. Dans le processus d’hominisation (évolution qui a conduit à l’apparition de l’humain), la fabrication d’outils marque l’entrée dans l’humanité. En effet deux traits distinctifs de l’humain sont liés à l’activité technique : la main ; l’intelligence que requiert la technique. Toutefois, cette dimension anthropologique de la technique (elle serait le propre de l'homme) est mise en question par les récentes découvertes de l’éthologie : on trouverait des grands singes capables de fabriquer et outils et de transmettre leur usage (donc on trouverait une forme de CULTURE chez ces singes) Mais si la simple fabrication d'outils peut être à la portée de certains animaux supérieurs, la technique aujourd'hui ne se réduit plus à cela. 3- La technique comme maîtrise. Loin d’être à craindre, on peut remarquer que la technique permet d’agir sur ce qui peut susciter la peur : la nature et ses effets, la maladie. Tandis que la technique artisanale est la maîtrise de savoir-faire utiles, la technique moderne est une maîtrise de la nature. Or, ce qui a permis cette mutation, c’est un changement survenu dans le rapport de la science à la nature. Alors qu’elle était purement contemplative, elle se met à intervenir sur la nature, elle devient science appliquée. La connaissance n’est plus désintéressée (théoria, activité de pure contemplation, distincte de la production et de l’action par ARISTOTE) ; elle n’est plus motivée par le seul désir de comprendre le monde. Elle devient un pouvoir. Voir BACON : on commande (le terme est fort) à la nature en lui obéissant ; la connaissance de la nature permet d’agir sur la nature. Voyons où se situe le tournant, et quelles sont ses conséquences. Etude du texte de Descartes, Discours de la méthode, Sixième partie, § 2. Méthodologie : exemple d’une explication de texte. Travail préalable : recherche des termes importants ; des connecteurs logiques. Identifier ce dont il est question. Thème : la connaissance de la nature et ses applications. Thèse : la science peut avoir des applications aussi bien techniques que morales. Argumentation : l. 1-9 : Descartes présente ses découvertes et annonce un programme de recherche. L. 1-4 : Indique son intention de publier ses découvertes relatives à la physiques, et ses raisons : l’utilité de ces connaissances. L. 4-9 : Affirmation du projet de mettre en application les connaissances ; par opposition à une philosophie purement théorique ; par comparaison avec la connaissances des techniques de production humaines. L. 9 : conséquence attendue : une maîtrise de la nature. L. 10-16 : Ce que cette « philosophie pratique » peut nous apporter. L. 11-13 : utilité pratique : faciliter le travail et améliorer la santé. L. 13- 16 : utilité morale : rendre les hommes plus sages. Explication : L’entrée en matière est importante : Descartes explique pourquoi il publie ses recherches en physique (son traité du monde). NB : pas de distinction science / philosophie à l’époque de Descartes. La physique (étude rationnelle de la nature) est une partie de la philosophie. Ce n’est qu’au XVIIIème siècle que la science prend son sens moderne : connaissance expérimentale et l’exigence de vérification de ses résultats. Ses raisons : elles peuvent contribuer au « bien général de tous les hommes », autrement dit nous apporter des bienfaits, nous être utiles, voire nous procurer le bonheur. Pour indiquer ce que peut être cette « philosophie pratique », ou encore connaissance appliquée, Descartes commence par l’opposer à la « philosophie spéculative » (l. 5-6) On l’enseigne dans les écoles : il s’agit de la philosophie scolastique (issue du commentaire d’Aristote tout au long du Moyen Age) ; elle domine les programmes d’enseignement, et c’est celle que Descartes a étudiée. Elle l’a d’ailleurs laissé très insatisfait, comme il l’indique au début du Discours de la méthode. Spéculative : philosophie purement théorique, qui consiste à opposer entre elles des thèses vraisemblables. Savoir désintéressé et séparé de l’action : rappel de l’opposition theoria / praxis / poiesis. NB : le repère THEORIE / PRATIQUE. Usages : vrai en théorie, mais en pratique ? Facile en théorie, mais réalisation plus difficile. Bref souvent quand on oppose les deux c’est pour valoriser la pratique, plus concrète, plus proche de la réalité, plus pragmatique = tient compte des faits et se soucie d’efficacité. Sens : théorie : production de l’esprit ; pratique : ici, ce qui concerne l’action ou l’application des connaissances théoriques. Voir la formation : d’abord théorique, puis pratique : mise en œuvre dans l’expérience. Les connaissances livresques ne suffisent pas. Mais on ne peut cependant pas s’en passer. Ici, Descartes les oppose et donne sa préférence à la philosophie pratique, à savoir une philosophie orientée vers l’action et qui puisse être utile, avoir des applications concrètes : « au lieu de » : il s’agit de remplacer l’une par l’autre. Que peut être cette philosophie pratique ? pour l’indiquer, Descartes la compare au domaine des techniques artisanales : « aussi distinctement que les divers métiers de nos artisans », « nous les pourrions employer en même façon ». Dans quelle mesure pouvons-nous dire que nous en avons une « connaissance distincte » ? Un des critères de la vérité selon Descartes : une connaissance vraie doit être claire et distincte (évidente). Ici : dans le domaine artisanal, l’homme est agent. Il maîtrise des outils, des procédés, des savoirs-faire, des matériaux. C’est lui qui agit : il sait comment s’y prendre pour parvenir à un résultat donné, quelles causes vont produire quels effets. Le savoir dans ce domaine lui donne une maîtrise. De la même manière, la connaissance de la nature doit nous permettre d’agir de manière efficace sur la nature. Il s’agit plus de se demander de quoi la nature est constituée (cas de la physique dans l’Antiquité) mais comment elle agit : « force et actions » des éléments naturels et des corps qui la constituent. La science peut devenir science appliquée : comprendre comment la nature agit, quelle causes interviennent dans les phénomènes naturels, permet d’agir sur la nature, d’obtenir d’elle les effets que nous considérons comme désirables (voir l. 10 : « ce qui n’est pas seulement à désirer… ») Double conséquence : (« et ainsi … ») : la nature va pouvoir être utilisée pour les besoins de l’homme : « nous les pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont propres » : il s’agit de considérer ici la nature non comme notre lieu de vie, mais comme un instrument au service de nos fins. La connaissance de la nature peut avoir des applications techniques. Ex : connaissance des phénomènes thermodynamiques, électrique : la machine à vapeur, puis la maîtrise de l’électricité. Une maîtrise de la nature et des phénomènes naturels : par la prévision et le calcul ; par des aménagements ; par la mobilisation des forces contenues dans la nature : l’homme peut avoir prise sur la nature, il ne la subit plus. Ce propos de Descartes, que l’on peut considérer comme prophétique (mais Descartes n’imaginait sans doute pas à quel point l’homme allait asservir la nature !) peut être compris de plusieurs manières. la connaissance scientifique et ses applications techniques va donner à l’homme un pouvoir qui le rend égal à Dieu (le maître et possesseur de la nature, c’est Dieu). La science va rendre l’homme tout puissant, et lui permettre de dominer la nature. Une variante du mythe de Prométhée (par la technique l’homme peut rivaliser avec les dieux, d’où la colère de Zeus) ; mais alimente aussi des mythes plus modernes (Frankenstein) : celui d’une maîtrise totale de la vie (voir les avancées considérables dans ce domaine, qui se heurtent encore à une limite : on sait synthétiser des molécules, mais pas encore produire artificiellement du vivant). Mais il faut voir que la pensée de Descartes est plus nuancée : l’homme peut être « comme » maître et possesseur de la nature. Perspective chrétienne qui est la sienne : Dieu, son créateur, est le seul maître et possesseur de la nature, même s’il la met à disposition et au service de l’homme. NB : l’homme est extérieur à la nature et centre de la création, la nature est là pour servir ses fins. On trouve donc dans le christianisme les racines culturelles de l’exploitation moderne de la nature (totalement étrangère à la plupart des autres cultures) Il faut remarquer que cette idée de maîtrise accompagne le développement des sciences et techniques. Ce texte de Descartes inaugure un nouveau rapport à la nature, celui de l’occident moderne, qui s’oppose totalement à la pensée mythique ou traditionnelle (antiquité : l’homme subit les éléments naturels ; pensée primitive : pas de séparation entre l’homme et la nature, l’homme est une partie de la nature) Voyons maintenant ce que cette maîtrise de la nature peut nous apporter selon Descartes : quelle utilité en est attendue. « invention d’une infinité d’artifices » : ici Descartes anticipe la manière dont les machines (artifices) pourraient alléger le travail de l’homme et le faciliter. La peine, ici, désigne les efforts que l’on doit fournir (les outils on l’a vu requièrent l’énergie animale). La technique peut donc améliorer les conditions de vies concrètes. « La conservation de la santé » : applications dans le domaine médical. Mais Descartes n’en reste pas à cette utilité matérielle (bien être, confort, santé) ; il envisage aussi une utilité morale. Voir dès le début du texte « le bien général de tous les hommes » : le terme « bien » est plus fort que le terme « bien être » ; et à la fin du texte : on peut attendre des progrès de la médecine qu’elle rende les hommes plus sages : amélioration de l’homme ? Progrès technique qui débouche sur un progrès moral ? Explication : la médecine n’est pas seulement l’art de soigner le corps, mais elle est aussi chez Descartes connaissance de l’union de l’âme et du corps chez l’homme. Présupposé dualiste : la nature est composée de corps sans esprits (contre l’animisme des pensées primitives qui attribue des intentions à des êtres naturels) ; l’homme est pourvu à la fois d’un corps et d’un esprit. La médecine se demande comment le corps agit sur l’esprit et inversement. Or : si effectivement nos connaissances nous ont permis d’améliorer les performances de l’homme (usage de psychotropes, ou de dopants), il n’est pas certain qu’ils soient devenus plus sages pour autant, ni qu’il faille attendre cette sagesse du seul progrès technique… Conclusion : texte qui annonce des innovations et un programme de recherche. On comprend l’enthousiasme de Descartes : le progrès attendu n’a pas encore eu lieu, et Descartes n’anticipe que ses conséquences positives (ce pour quoi il est désirable). Mais : il est intéressant de remarquer que les attentes ne concernent pas seulement l’amélioration du bien être (dimension matérielle de l’existence) mais aussi le bien. Ce qui soulève une question : le progrès technique contribue-t-il à notre bonheur ? Mais on peut aussi comprendre les choses autrement : il aurait fallu subordonner le progrès technique à la question du bien ; or cela ne s’est pas produit. Le progrès technique n’a pas pour finalité le bien de l’humanité, mais lui-même : il est sa propre fin, il progresse sans se demander quelle est la valeur des progrès accomplis pour l’homme. Le risque que nous fait courir le progrès technique, et que Descartes ne peut pas voir, est celui d’un renversement de la maîtrise : la domination que l’homme croyait avoir sur la nature se retourne contre lui. A penser la nature comme une chose à maîtriser, on oublie qu’elle est aussi notre lieu de vie. Mais on voit aussi ce qui peut permettre de maîtriser la maîtrise : la prise en compte de questions éthiques, que Descartes envisage, et que l’on a perdues de vue. Finalement : en droit, on pouvait attendre du progrès technique une amélioration des conditions d'existence et des hommes eux-mêmes ; mais ce n'est pas ce qui a eu lieu dans les faits. Bien au contraire, il semble qu'aujourd'hui, du fait des conséquences du progrès technique, ce ne soit plus la nature qui est à craindre mais lui-même. En effet : conséquences négatives sur le travail, sur le rapport à la nature, et sur l'homme lui-même : nous les avons évoquées dans l'explication. II- Les raisons légitimes de craindre la technique. 1- Ambivalence de la technique Voir Freud, Malaise dans la culture. Freud envisage dans cet ouvrage la technique comme l'une des composantes de la culture ; son analyse est teintée de pessimisme : les progrès de la civilisation n'ont pas rendu les hommes plus heureux, bien au contraire. Voyons ce qu'il nous dit de la technique. Deux idées : la technique n'a pas satisfait les attentes de l'homme ; malgré les progrès considérables accomplis dans le dernier siècle, les hommes ne peuvent pas se dire plus heureux. - chaque bienfait de la technique peut être considéré comme un remède à un mal dont elle est la cause : ainsi du téléphone, qui serait resté inutile si le train n'avait pas éloigné les individus les uns des autres, etc. Bref, la technique est pharmakon : remède autant que poison. Cette ambivalence est inéluctable. 2- Caractéristiques des technosciences. a- La puissance développée Le progrès des sciences et techniques permet à l'homme de mettre en œuvre des énergies considérables, que ce soit à des fins de civilisation ou à des fins de destruction. En cela, l'explosion des deux bombes de Nagasaki et d'Hiroshima met l'homme en face de ses nouvelles possibilités : avec la bombe atomique, l'homme détient les moyens technique de détruire toute vie humaine sur terre. Voir le texte de ANDERS : démesure et inversion de la maîtrise requise. Et le texte de ARENDT : la démesure vient aussi de ce que l'énergie déployée dans les laboratoires n'est plus à la mesure de phénomènes terrestres, mais de phénomènes qui se déroulent dans le cosmos. D’où vient cette démesure, en effet ? De ce que les scientifiques savent désormais produire dans leurs laboratoires des « phénomènes naturels qui ne se produiraient pas sans nous ». Hannah Arendt, dans la Condition de l’homme moderne, présente une évolution significative. La technoscience, ou technologie, ne permet pas seulement une maîtrise de la nature au sens où les hommes pourraient échapper au pouvoir de la nature ; elle permet véritablement d’intervenir dans le cours de la nature en « créant » des phénomènes naturels. Le terme est fort : il s’agit de faire exister ce qui n’existait pas, à savoir ici « déclencher » volontairement des phénomènes naturels que la nature n’aurait pas produits. Arendt ne pense pas aux effets involontaires des produits de notre industrie, mais à des manipulations volontaires et conscientes, celles qu’opèrent les physiciens nucléaires. Une réaction nucléaire peut se produire naturellement dans le cosmos (notamment la fission nucléaire dans les étoiles), mais pas sur terre. Il y a démesure littéralement, au sens où les forces à l’œuvre dans le cosmos (pensons à la quantité d’énergie colossale déployée par l’activité du soleil) sont sans commune mesure avec les forces naturelles à l’œuvre sur terre. Et la démesure se trouve encore accentuée si, comme l’envisage Arendt, on en arrive à sortir du cadre expérimental (celui du laboratoire) pour généraliser l’usage de ces forces, à savoir s’en servir au quotidien. Là encore, il s’agit d’indiquer le risque que présente ces technologies. Mais la question est alors de savoir que faire face à ces risques. Par ailleurs, le progrès technique n'a pas été accompagné d'un progrès moral à sa mesure : la puissance matérielle est augmentée, mais pas nécessairement la sagesse qui permettrait d'en faire bon usage. (voir Bergson, à moins de le garder comme sujet de devoir?) b- Des produits que nous maîtrisons difficilement On peut se demander si un certain nombre des produits de notre technique n'échappe pas à notre maîtrise, un peu comme dans le mythe de l'apprenti sorcier (voir le poème de Goethe) Dans la mesure où notre maîtrise n'est pas totale, nos inventions risquent de se retourner contre nous . Mais la difficulté de la maîtrise ne vient pas seulement de la complexité des processus ou des quantités d'énergie mises en œuvre ( comme dans le cas des centrales nucléaires) ; elle vient aussi de ce que les produits de la technique sont pour certains ce que le philosophe Bruno Latour nomme des hybrides (voir notamment son ouvrage : Nous n’avons jamais été modernes, aux éditions La Decouverte). Ce que Latour nomme « hybrides », ce sont des mixtes de nature et de technique ; ainsi, le trou dans la couche d’ozone, ou plus récemment le réchauffement climatique, sont de tels mixtes. Ils sont les effets de l’industrie de l’homme, sans être ses produits directs (comme le sont les objets techniques). Mais leur évolution est celle de phénomènes naturels, au sens où elle se produit indépendamment de la volonté de l’homme, et de manière imprévisible. Un hybride n’est pas « fabriqué » par l’homme, mais il n’existerait pas sans l’homme ; il introduit dans l’ordre naturel des modifications qui rendent son évolution difficilement prévisible, comme s’il échappait aux lois classiques de la causalité. Bref, ces objets remettent en cause la maîtrise de l’homme sur deux plans : ce sont des effets de ses produits qui lui échappent ; le calcul, la rationalité, la connaissance, ne permettent pas de prévoir de manière certaine leur devenir – à l’inverse des phénomènes naturels. Toutefois, les craintes suscitées par la technique ne viennent pas seulement des objets produits par la technique, mais de ce que les valeurs techniques (efficacité, calcul) semblent être devenues les valeurs dominantes. 3- Technique et raison instrumentale. On trouve chez Heidegger, philosophe allemand du XXième siècle, une réflexion sur la technique moderne. Voir son article « La critique de la technique ». Heidegger voit dans la technique plus qu’un ensemble d’instruments : un rapport au monde. On peut considérer sa position comme une réponse critique à Descartes. La technoscience, en soumettant la nature à un calcul rationnel, l’exploite (Heidegger parle de « provocation » pour nommer la manière dont la technique somme la nature de lui fournir l’énergie qu’elle contient), la gère comme un simple stock d’énergie. Ainsi, l’homme moderne considère la nature comme un ensemble de « ressources naturelles » (charbon, pétrole, énergie hydraulique) qu’il va falloir extraire et gérer. La nature n’est pas considérée pour elle-même et pour ses qualités, mais pour ce qu’elle peut livrer. Prenons un exemple : le Rhin, du point de vue d’un ingénieur, n’est pas le fleuve du paysage, mais une certaine quantité d’énergie. Par ailleurs, tandis qu’un pont en bois (produite de la technique artisanale) laisse le fleuve dans sa forme originelle sans le modifier, une usine hydraulique (produit de la technique moderne) impose de le canaliser et de construire un barrage, ce qui modifie son cours. A l’attitude de l’ingénieur, Heidegger oppose celle du poète qui s’attache à percevoir l’être des choses et non à les instrumentaliser. Par ailleurs, Heidegger suggère que le rapport que la technique entretient au monde contamine tous les domaines de l’existence humaine. Ainsi, même lorsqu’il s’agit de mettre en valeur une portion du Rhin demeurée « authentique » (les gorges du Rhin), c’est pour mieux les proposer à la vente dans un dépliant touristique. Là encore, il s’agit d’exploiter, de gérer, de rentabiliser. La technique moderne participe selon Heidegger de ce que l’on peut appeler « raison instrumentale » : il s’agit de soumettre le monde et les choses au calcul, dans un souci d’efficacité et de rentabilité. Mais si ce souci est bien légitime dans le domaine technique, où il s’agit effectivement d’être efficace et de raisonner en termes de moyens et de fins, il est plus préoccupant quand il envahit tous les domaines de l’existence et préside même aux rapports des hommes entre eux. Ainsi, on « gère » les ressources humaines dans les entreprises, et les individus « gèrent » leur existence et « développent leur potentiel ». L’homme devient lui-même matière à exploiter et gérer. La technique moderne est donc bien davantage qu’un ensemble d’instruments que nous pourrions maîtriser : elle est un certain rapport au monde, dans lequel nous sommes pris sans en être conscients, et qui en cela nous dépasse. Mais peut-on pour autant en rester à une attitude de crainte ? III- Ce que la crainte peut nous apprendre. La bonne attitude n'est pas d'en rester à la crainte, mais de faire de la crainte une raison de maîtriser la technique, de reprendre le contrôle. Penser la technique parce que tout ce qui est techniquement réalisable n'est pas pour autant souhaitable. 1- De nouvelles responsabilités Désormais, le laboratoire est le monde. Voir les expérimentations sur les OGM, mais aussi le texte d'Arendt : cela donne aux scientifiques des responsabilités inédites ; nécessité d'une prise de conscience et d'une formation à l'éthique ! La crainte est nécessaire parce qu'elle amène à une prise de conscience. Toute entreprise présente des risques ; mais il faut bien voir que ce qui fait que la technique est à craindre aujourd’hui n’a pas grand chose à voir avec les craintes que pouvaient susciter les techniques traditionnelles. C’est pourquoi il est devenu nécessaire, selon Jonas, de se donner des règles d’action qui permettent d’orienter les décisions et de limiter et d’encadrer les progrès technologiques. En effet, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, ce que nous faisons et produisons peut avoir des effets sur les conditions de vie, voire la possibilité de survie, des générations futures. D’où la formulation de ce que Jonas nomme dans Le principe responsabilité un « nouvel impératif », rendu nécessaire par les nouvelles possibilités techniques. Or l’impératif est fort : « agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; à suivre cet impératif, il faudrait prendre des mesures strictes pour empêcher toute entreprise susceptible de modifier les conditions d’existence sur terre – or on sait que l’essentiel de l’activité industrielle et économique de l’homme peut présenter de tels risques. Il est motivé par la peur, ce qui fait également sa limite : le risque est alors ne s’interdire toute innovation. On ne peut le justifier, si ce n’est sur une conviction de nature religieuse. On peut se demander par ailleurs qui pourrait être à même d’imposer qu’il soit suivi. Enfin, la question est de savoir aussi ce que l’on entend par « vie authentiquement humaine sur terre ». Cela inclut-il la préservation des paysages, de la diversité des espèces naturelles, d’un air pur, de terres qui resteraient cultivables ? Tout cela engage des valeurs et des sensibilités différentes, c’est pourquoi il pourrait sembler qu’une approche politique soit plus pertinente (voir traduction dans la loi : « principe de précaution », et tous les problèmes que cela pose). Prudence, principe de précaution, dans la mesure où le risque n'implique pas ceux qui agissent dans le temps présent, mais ce que l'on appelle désormais les « générations futures ». réintroduire une réflexion éthique et politique. 2 - Poser les conditions d'une véritable maîtrise. D'abord une maîtrise du désir qui est à l’œuvre dans la technique : nos attentes ne sont pas totalement rationnelles (voir le dossier sur la singularité) : voir le chapitre sur le désir. Changer d'échelle : Illicht, penseur du XXème siècle, suggère qu'au delà d'un certain seuil (taille, complexité) une technique, au lieu d'être utile, devient nuisible. Il faudrait donc limiter le développement technique aux seuls outils qui apportent effectivement une amélioration de la vie de l'homme (qu'il appelle outils « conviviaux »), et se méfier de ce qu'il appelle les « mégamachines ». Reprendre le pouvoir sur la technique, ce peut être aussi la soumettre à un contrôle politique : mettre en délibération les innovations au lieu de les laisser obéir à leur propre logique. Ce qui implique une information des citoyens, et une volonté de poser la question du monde dans lequel nous voulons vivre. CONCLUSION. Nous avons donc vu que ce qui est à craindre, ce n’est pas la technique comme instrument, mais la technique comme pouvoir et comme idéologie. Définition : une idéologie est une manière de voir le monde qui s’impose à nous sans que nous en soyons conscients et qui oriente nos valeurs et nos représentations. Face au danger que représente l’instrumentalisation de l’homme et de la nature, il faut réaffirmer, en face du primat (c’est-à-dire le fait d’ériger en valeur première, de donner le plus d’importance à) de l’utile et de l’efficace, celui de l’humain, du beau (ce que fait l’art), de la gratuité (ce que fait l’art encore et que l’on peut espérer dans les relations que les hommes entretiennent entre eux), de la liberté. L'homme est devenu dépendant de ses techniques Plutôt en annexe Rousseau, voir le texte. Le revers, c’est que l’homme est dépendant de ses artifices ; voir la position de Rousseau : l’homme faible et nu, c’est l’homme affaibli par la vie en société et par la culture. L’homme à l’état de nature (hypothèse destinée à évaluer les apports de la culture) est fort, résistant aux maladies, capable de se procurer ce dont il a besoin pour vivre. La culture nous rend dépendants des autres et de nos techniques. Bref cette prétendue force et habileté est une faiblesse (on peut se demander aujourd’hui ce que deviendrait notre civilisation sans électricité… Voir Ravages de Barjavel qui imagine qu’un événement modifie les phénomènes électriques et produit une immense panne d’électricité irréversible)

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