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La technique libère-t-elle l'homme ?

Publié le 17/01/2011

Extrait du document

technique

[intro]

La technique est vue tantôt comme un auxiliaire de l’humanité, tantôt comme une menace pour l’homme et la nature. Dans un cas, elle provoque de l’espoir d’une libération et dans l’autre, elle provoque de la crainte d’un asservissement. Il y a donc une tension entre ces évaluations contrastées et divergentes. Cette tension est particulièrement visible quand on oppose la dimension de puissance (puissance incontestable que la technique donne à l’homme sur la nature) à l’asservissement de l’homme aux machines (fordisme ou taylorisme) ou à la dépendance de l’homme envers la technique. On explique ainsi pourquoi tantôt on peut faire l’éloge des machines, dont l’avant-garde futuriste chantait la beauté, tantôt on en peut faire la critique, voire l’éloge et la pratique de leur destruction, comme les luddistes en Angleterre au début du 19ème siècle.

[définitions]

On peut définir une technique en général comme un ensemble des moyens au service d’une fin, et plus précisément on peut définir la technique en particulier comme l’ensemble des objets  créés par l’homme en vue de la maîtrise de son environnement. On insiste ainsi sur le caractère instrumental de la technique. Instruments, outils et machines permettent soit d’améliorer les performances du corps humain, soit de déléguer à des machines des tâches nécessaires à la vie quotidienne. En déléguant des tâches aux machines, les hommes dégagent ainsi du temps et de l’énergie pour se consacrer à autre chose que ces tâches. La machine libérant l’homme du travail, elle semble associée à la possibilité du loisir ou de l’oisiveté.

Le rapprochement entre technique et liberté est donc à la fois tentant et problématique.

- d’un côté, le rapprochement est tentant, car la technique permet d’augmenter la puissance de l’homme et par là de développer son indépendance par rapport aux contraintes naturelles. Ainsi, la technique serait vecteur d’une libération progressive de l’humanité : elle permettrait d’atteindre une indépendance progressive de l’humanité, toujours plus poussée, jamais achevée. On dira en ce sens que la technique permet un progrès indéfini de l’humanité, ie une liberté comme processus.

- d’un autre côté, le rapprochement est problématique, car il n’est pas sûr qu’on puisse réduire la liberté à une augmentation de puissance. En effet, cette vision de la liberté assimile liberté et indépendance, ie affrachissement ou réduction des contraintes et des obstacles. Etre libre, ce serait ne rencontrer aucun obstacle, aucune limite imposée de l’extérieur. Etre libre, ce serait donc faire ce qui nous plaît, ou ce que nous désirons. Cette identification courante de la liberté est pourtant problématique : il faut distinguer indépendance (non obéissance à des règles) et autonomie (obéissance aux règles que l’on s’est prescrites soi-même). Dans cette perspective, assimiler la liberté à une augmentation de puissance sans règle qui vienne l’orienter, c’est réduire la liberté à l’indépendance.

[pbtique]

Nous rencontrons donc 2 problèmes en envisageant les rapports entre technique et liberté :

- peut-on réellement réduire la liberté à l’indépendance ? Autrement dit, peut-on se contenter d’une vision de la liberté comme augmentation de puissance ? Ne faut-il pas penser la liberté autrement que comme puissance indéterminée ? Il s’agit ici de valoriser l’autonomie contre la licence.

- si la technique permet une indépendance accrue par rapport à la nature, ne crée-t-elle pas de nouveaux risques, de nouvelles formes de dépendances de l’humanité ?

- en s’affranchissant des conditions de vie posées par la nature, en devant se spécialiser dans la division du travail en société, les hommes ne se retrouvent-ils pas asservis à une organisation sociale aliénante ?

L’enjeu est donc d’éviter les écueils à la fois d’une vision naïve comme d’une vision noire de la technique, en compliquant la notion intuitive de liberté.

Dans un 1er temps, on insistera sur l’accroissement de puissance permis par la technique, qui permet un affranchissement et des contraintes naturelles et du travail. Dans un 2nd temps, on soulignera l’irréductibilité de la liberté à l’indépendance ou à la puissance non maîtrisée, et sur les nouvelles formes d’asservissement engendrées par la technique.

 

I la Technique comme libération de l’humanité 

 

On peut soutenir dans un 1er temps que la technique permet une libération de l’humanité.

 

   1) le mythe de Prométhée

 

Le mythe de Prométhée, raconté dans le Protagoras de Platon, permet de soutenir une telle vision libératrice de la technique. En effet, les hommes sont présentés initialement comme une espèce en défaut par rapport aux autres espèces animales. Epiméthée a attribué rapidement l’ensemble des défenses naturelles aux animaux (cornes, poisons, becs, serres…), et Prométhée, ayant pris son temps, n’a pu donner à l’homme qu’un bout de fourrure sur le crâne, son frère ayant distribué à tout va les armes aux autres espèces animales. L’homme est donc présenté comme un être bien proportionné et harmonieux, mais dépourvu de défenses naturelles. Il est en exception dans la nature par son manque ou son défaut vis-à-vis des autres animaux. Toutefois, Prométhée vole le feu aux dieux pour le donner à l’homme, et l’infériorité initiale est ainsi avantageusement compensée. Le feu symbolise en effet la technique, et permet à la fois d’attaquer, de se défendre, de cuire les aliments, de fabriquer des armes performantes. Ainsi, la technique est présentée dans le mythe comme ce qui arrache l’homme à la nature. Avec la technique, l’homme entre dans la sphère de la culture, entendue au sens ontologique comme ce qui démarque l’homme de l’animal. Cette entrée dans la culture se fait sous le signe de la puissance : l’homme passe d’une impuissance initiale à une puissance extrêmement développée, lui permettant de vaincre les animaux les plus forts et les plus rapides.

Ce mythe nous enseigne donc que d’une part la technique est liée à l’anti-nature, d’autre part la technique est liée à la puissance. D’une part, la technique est en discontinuité avec la nature : c’est un attribut divin (suprahumain) volé par Prométhée. Elle confère donc à l’homme une place d’exception dans la nature, en le décalant de sa place initiale : l’homme n’est plus un être situé en défaut des autres animaux, mais il est situé en excès sur eux. D’autre part, la technique, c’est la puissance de l’impuissant. C’est la force du faible, c’est la force de celui qui n’a que peu de force. Si la technique est non-naturelle et si elle donne la puissance, cela signifie-t-il qu’elle donne la liberté ? Examinons ce point.

 

   2) analyse de la liberté-indépendance

 

Dans un 1er temps, il est possible de définir la liberté comme indépendance, ie comme affranchissement. C’est un affranchissement par rapport à aux contraintes naturelles et par rapport au travail dans la société.

- l’affranchissement des contraintes naturelles a une face négative et une face positive.

Etre libre, négativement, c’est ne plus être dépendant des intempéries (en construisant un habitat), de la faim (chasse, cueillette…). Assurer la survie est la condition minimale de la liberté, ou sa limite basse.

Etre libre, positivement, c’est aménager ses conditions d’existence de façon à avoir non pas simplement la survie, mais une vie agréable, voire une vie heureuse. Vivre bien ou atteindre le bonheur est le but maximal vers quoi tend la liberté, ou sa limite haute. Elle permet par exemple de réaliser des désirs anciens de l’humanité : voler, augmenter la durée de vie, peut-être même bientôt ralentir le vieillissement voire vaincre la mort. De même, les OGM permettront d’éliminer la famine, l’amélioration du patrimoine génétique permettra de créer un nouvelle espèce d’homme plus puissante etc… Dans les 2 cas, survie ou vie heureuse, la technique est un auxiliaire précieux : qu’elle nous protège de la nature ou qu’elle nous rende la vie plus facile en nous débarrassant des corvées, la technique est une bénédiction.  Avec la technique, l’homme devient « comme maître et possesseur de la technique « soutient Descartes. C’est dire qu’on doit penser le rapport de l’homme à la nature non pas en termes de dépendance mais de maîtrise. Grâce à la technique, ce n’est plus l’homme qui est soumis à la nature, c’est la nature qui est soumise à l’homme. La technique libère l’homme en asservissant la nature.

- de même, l’affranchissement des contraintes liées au travail est rendu possible par la technique. L’Antiquité justifiait l’esclavage au nom de la nécessité de travailler, d’accomplir des taches d’entretien quotidiennes. Par exemple, Aristote écrit que « si les navettes pouvaient tisser toutes seules, il n’y aurait pas besoin d’esclaves «. Aristote lie ainsi la nécessité de l’esclavage à l’insuffisance de la technique, n’imaginant pas qu’un jour les navettes à tisser pourraient tisser toutes seules. D’après lui, il est impossible que les navettes puissent tisser toutes seules, donc il faut des esclaves pour tisser. Mais ceci veut dire également : si la technique était suffisamment développée, il n’y aurait pas besoin d’esclaves. Pour Aristote, la technique peut en droit libérer les esclaves du travail, même si elle ne le fait pas en fait. Le défaut de technique légitime l’esclavage, mais le développement de la technique légitimerait son abolition. Ainsi, les hommes pourraient tous être libres, au sens où ils pourraient tous se détacher de la torture du travail (activité méprisable) pour se consacrer au délices des activités réellement nobles : la politique et les activités théoriques (sciences et philosophie).

La version contemporaine de cette thèse consisterait à dire que après les outils, les instruments et les machines, les robots dotés d’intelligence artificielle seront nos auxiliaires. Les machines permettent de laver le linge, de se déplacer, mais les robots feront bien plus. Déjà, les robots les plus performants peuvent lire une histoire aux enfants, bientôt ils surveilleront les vieux.

Ainsi, la technique permet un double affranchissement : par rapport aux contraintes naturelles, par rapport aux contraintes liées au travail. Nous dirons donc que non seulement la technique augmente la liberté en augmentant la puissance, mais encore nous en tirons la conséquence : plus les hommes ont de technique, plus ils sont libres. Comment cet affranchissement est-il possible ? Une fois constaté, peut-on l’expliquer ? En réalité, la technique permet d’augmenter corrélativement puissance et liberté car elle est une médiation entre l’homme et son milieu. On peut déployer ce point en affinant la typologie des objets techniques.

 

   3) outils, instruments, machines (Simondon)

 

La technique permet de libérer l’humanité en augmentant non seulement sa puissance d’action, mais aussi sa puissance d’information. L’outil, l’ustensile et la machine permettent une augmentation de l’action, l’instrument  permet une augmentation de l’information.

L’outil est un médiateur qui prolonge et adapte les effecteurs. Il sert à exercer une action. L’instrument prolonge et adapte les organes des sens : c’est un capteur. Il sert à prélever une information. Ainsi, un bâton peut servir d’effecteur (frapper, creuser) et de capteur (tâter, sonder, explorer). Par contre, quand ils se perfectionnent, outils et instruments ne peuvent plus avoir de double rôle (un capteur comme microscope ne peut pas être utilisé pour frapper ou pour creuser). L’outil et l’instrument sont des médiations entre l’organisme et le milieu. La relation binaire (organisme / milieu) devient ternaire (organisme / instrument-outil / milieu).

Si on passe à l’ustensile ou à l’appareil, on constate qu’il peut fonctionner seul, sans être raccordé à l’organisme humain. Il ne prolonge pas ses effecteurs ni ses organes des sens. L’ustensile ou l’appareil sont autonomes, auto-suffisants. Ici, l’objet technique est détaché de l’organisme de l’opérateur. Ainsi, une lampe est une médiation stable entre une flamme et une réserve de combustible, avec  2 caractéristiques : un isolement de la réserve par rapport à la flamme suffisant pour que le feu ne se propage pas dans le combustible (sinon la lampe prend feu ou explose), un couplage suffisant entre la flamme et le combustible pour que le combustible continue à alimenter la flamme.

Enfin, la liberté augmente d’un degré avec les machines. Les machines simples sont des outils complexes (exemple : treuils). Elles sont des systèmes de transformation du mouvement (comme le levier). Leur commande et leur alimentation en énergie, toutes 2 venant de l’opérateur (agir sur une manivelle, tirer sur un câble). Les machines-outils n’empruntent plus leur énergie à un opérateur, mais continuent à être commandées par un opérateur (même si elles ont des capteurs internes, comme le débrayage automatique sur un tour ou une fraiseuse). Elles sont donc semi-autonomes : autonomes pour l’énergie et hétéronomes pour l’information. Ce sont des outils complexes et assistés. Dans la machine véritable, l’information n’est plus fournie  au fur et à mesure à l’objet technique : elle réside dans un programme. La machine est autonome et pour l’alimentation, et pour l’information.

Donnons un exemple de cette libération par la technique. Adam Smith a analysé les bienfaits de la division technique du travail dans la fabrique d’épingles, dans laquelle l’homme et la machine collaborent pour une productivité accrue. 10 ouvriers de sa fabrique d’épingles produisent plus de 48 000 épingles en une seule journée, alors que chacun de ces travailleurs isolément produit entre 1 et 20 épingles dans le même temps. La productivité est donc multipliée entre 240 et 4800 fois par la division technique du travail. Ici, la technique est moins une libération des contraintes du travail qu’une démultiplication de la puissance de travail. Ou, si l’on veut, la technique permet d’économiser entre 240 et 4800 ouvriers. Elle permet donc bien de s’affranchir du travail : il n’y a pas à embaucher des ouvriers supplémentaires, moins performants et plus revendicatifs que les machines.

 

Transition :

La technique permet ainsi d’accroître la puissance des hommes, et c’est cet accroissement de puissance qui définit la liberté. Cette liberté est une double indépendance : indépendance vis-à-vis de la nature, indépendance vis-à-vis du travail.

Pourtant, nous pouvons adresser 2 objections à cette thèse.

- premièrement, est-ce une bonne chose que de s’affranchir de la nature et du travail ? La liberté consiste-t-elle à s’affranchir des contraintes naturelles et des contraintes liées au travail ?

- deuxièmement, la technique ne crée-t-elle pas de nouvelles formes de servitude et de dépendance, en particulier dans l’organisation sociale ou dans le rapport nouveau à la nature ?

 

II Critique de l’Indépendance et Aliénation

 

On soutiendra donc d’une part que la liberté est irréductible à l’augmentation de la puissance, et d’autre part la technique engendre de nouvelles formes d’asservissement.

 

   1) 1ère objection : la liberté entre indépendance et autonomie

 

a) indépendance et autonomie

Nous soutiendrons que la liberté ne peut pas se définir pas la seule augmentation de la puissance. Ainsi, la technique est la condition nécessaire mais non suffisante de la liberté : être libre, ce n’est pas disposer d’un moyen pour atteindre une fin indifférente, c’est se fixer une fin juste ou bonne. La technique a un caractère strictement instrumental : elle nous dit comment atteindre un objectif, mais elle ne nous dit pas quel objectif est bon et lequel est mauvais. La technique nous donne les moyens de l’affranchissement par rapport à la nature et au travail, mais elle ne nous indique pas d’elle-même si cet affranchissement est souhaitable. L’affranchissement possible par la technique est-il souhaitable ? La technique ne le dit pas. Par exemple, est-il souhaitable de vaincre la mort ? est-il souhaitable d’améliorer le patrimoine génétique de l’humanité ? faut-il développer les OGM ? Est-il bon de se faire greffer une oreille sur l’avant-bras ou de greffer une oreille humaine sur le corps d’une souris ? Est-il bon de créer des lapins fluorescents en croisant lapin et méduse ?  (comme l’a fait l’artiste bio-art Eduardo Kac, cf le beau livre Life Extrême de Kac - 29 euros avec pleins de photos - pour pleins d’exemples rigolos d’animaux créés artificiellement par l’homme) etc…

La question de la liberté peut se reformuler dans cet écart entre le souhaitable et le possible. Ainsi, on peut soutenir qu’être libre, ce n’est pas se soustraire à toute contrainte ou n’obéir à aucune règle. Etre libre, ce n’est pas sélectionner un possible parmi d’autres avec comme critère notre désir (désir d’immortalité par exemple, donc faire mourir la mort). Etre libre, c’est agir au mieux, ie faire ce qui est souhaitable, parfois en contradiction avec nos désirs. Le soupçon que nous portons sur la liberté-indépendance est le suivant : obéir à ses désirs ou à ses pulsions, c’est être l’esclave de ses désirs. Ainsi, être réellement libre, ce serait non pas s’affranchir de toute règles, mais au contraire se fixer soi-même des règle, les règles justes, auxquelles on obéirait. C’est la liberté comme autonomie.

b) illustration

Ce refus de la liberté comme puissance au service d’une fin neutre est d’ailleurs refusée et par Aristote et par le mythe de Prométhée.

- ainsi, dans le mythe du Protagoras, les hommes s’entretuent suite au don du feu : la technique est une puissance ambivalente, qui est à la fois un auxiliaire et une menace, selon l’utilisation qui en est faite. Un 2nd don a alors lieu : les dieux donnent aux hommes la morale et la justice, afin d’interrompre le cycle infini de la vengeance et de la destruction. Nous pouvons interpréter ce 2nd don en disant que les hommes ont besoin de règles, les règles morales et les règles juridiques, afin de pouvoir cohabiter pacifiquement ou du moins en régulant la violence. Dans cette perspective, la technique sans les règles de morale et de justice ne suffit pas définir la liberté, elle n’apporte que la destruction. Au contraire, la liberté vient du couplage entre la technique et les règles morales et juridiques. Nous dirons : la liberté s’origine moins dans la puissance des moyens que dans la rectitude ou le bien-fondé d’une fin.

- de même, pour Aristote, si l’esclave travaille en attendant que les machines tissent toutes seules, l’homme libre se consacre soit à la politique (activité pratique), soit aux sciences et à la philosophie (activités théoriques). Si l’esclave n’est pas libre puisqu’il travaille, l’homme qui cherche avant tout le plaisir et celui qui cherche le profit sont esclaves de leurs désirs sensuels ou de leur avidité. Aristote condamne l’intempérance (Don Juan), comme il condamne le capitalisme (il l’appelle chrématistique). Retenons que la liberté consiste à s’appliquer à tel ou tel type de fin (politique, philosophie ou science) et non pas à avoir les moyens d’atteindre n’importe quel fin.

Cependant, à supposer même que la technique soit au service d’une fin bonne, doit-on en conclure qu’elle libère l’humanité ? N’apporte-t-elle aussi pas des formes inédites d’asservissement ?

 

   2) 2ème objection : la technique crée de nouveaux asservissements

 

Les luddistes qui détruisaient les machines l’avaient bien compris : la machine censée libérer l’humanité provoque une nouvelle espèce d’asservissement. En effet, la division du travail qui naît avec l’apparition des machines dans les ateliers et les usines engendre une aliénation des hommes. On peut définir l’aliénation comme le fait Marx d’une double façon.

a) aliénation et plus-value

d’une part, l’homme est aliéné quand la valeur de ce qu’il produit par son travail est supérieure à la valeur de ce qu’il reçoit sous forme de salaire. Marx appelle cette différence la plus-value : sous l’apparence d’un contrat équitable, où l’on échange sa force de travail contre le l’argent, le travail salarié permet en réalité d’extorquer mécaniquement une plus-value. Marx insiste donc sur la continuité entre esclavage et salariat : dans les 2 cas, la création de valeur est supérieure au paiement du travail (soit en coup de fouet et nourriture, soit en menaces de licenciement et en argent). Les progrès techniques permettent d’augmenter les rendements et donc les bénéfices, alors que les salaires restent inchangés.

b) aliénation et monovalence (travail à la chaîne)

D’autre part, l’homme est aliéné quand il accomplit une tâche uniforme et répétitive. La monovalence de la tâche dépouille le travail de tout intérêt et atrophie les possibilités humaines. Le fordisme et le taylorisme ont systématisé ce type de travail aliénant, en décomposant à l’extrême les gestes sur les chaînes de production. Adam Smith dans sa fabrique d’épingles préfigure cette 2nde forme d’aliénation. En effet, le travail s’y divise en opérations distinctes : un ouvrier étire le fil en laiton, un 2ème le tresse, un 3ème le coupe, un 4ème l’affile, un 5ème le prépare à recevoir sa tête, un 6ème, un 7ème, un 8ème donnent chacun une façon à cette tête etc… Charlie Chaplin dans les Temps modernes met en scène cette déshumanisation progressive des ouvriers. Comme le dit très bien Marx, « subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité une sentence de mort ; c’est l’assassiner s’il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple «. Le travail ne donne plus qu’une conscience de soi que mutilée. Là où Hegel assignait comme fin au travail une prise de conscience de soi au niveau pratique, Marx constate que le travail est ravalé à un simple moyen de subsistance et atrophie l’humanité.

Rajoutons que l’industrialisation en Europe dès le 18ème siècle et surtout au 19ème siècle a permis de faire travailler femmes et enfants (très pratiques pour aller dans les mines !), d’allonger démesurément les horaires de travail (5h-21h, ie 35h en 2 jours), et de remplacer certains hommes par des machines (pratique, les machines n’ont pas besoin de repos). Retenons que ces analyses de Marx sont encore valables de nos jours, plus que jamais : ces processus ont encore lieu de nos jours, dans les pays pauvres où les pays riches ont délocalisé leur production, mettant au chômage leur propre population et exploitant les populations locales.

Toutefois, il faudrait poser la question suivante : ne peut-on envisager de sortir de cette aliénation par davantage de technique ? ne peut-on pas envisager davantage de machines pour s’occuper des tâches sans intérêt ? Si la machine remplaçait l’homme pour les travaux sans intérêt, on pourrait concevoir la fin de l’aliénation. Mais le problème se déplacerait alors vers celui d’une répartition des richesses, une minorité de l’humanité détenant instrument de production et machines, une majorité de l’humanité se retrouvant alors sans travail et sans argent. Mais sans aborder ce problème, on peut faire l’hypothèse de corriger l’aliénation due aux machines non par une raréfaction des machines, mais par un accroissement de celles-ci.

En tout cas, qu’on envisage un futur noir ou un futur glorieux, la technique est actuellement liée à une aliénation sociale, car c’est un moyen en lui-même neutre possédé par les classes dominantes, et que la fin fixée par celle-ci, consciemment ou pas, est l’exploitation dans le cadre du capitalisme mondialisé. Mais la technique est-elle réellement un moyen neutre au service d’une fin déterminée par l’homme ? De plus, cette aliénation sociale due à la technique ne se double-t-elle pas d’une aliénation de notre rapport à la nature ?

 

   3) le Gestell ou arraisonnement de la nature par la technique

 

On peut soutenir à la fois que la technique n’est pas un moyen neutre et qu’elle double l’aliénation sociale d’une aliénation de notre rapport à la nature. Les thèses de Martin Heidegger permettent de développer ces points.

a) la technique n’est pas un moyen neutre

Fixons le  vocabulaire : dévoilement, production, provocation, fonds.

Heidegger propose de dire que la technique qui utilise les choses les dévoile : le moulin à vent est une manière de dévoiler la nature, la centrale sur le Rhin est une autre manière de dévoiler la nature. La technique de façon générale est un mode de dévoilement, mais alors que la technique artisanale est une un mode de dévoilement appelé production, la technique moderne est un mode de dévoilement appelé provocation. Plus précisément, Heidegger dit que la technique moderne interpelle la nature en la provoquant, et la dévoile comme un fonds. "Fonds" signifie que la nature est considérée uniquement comme quelque chose à exploiter, à accumuler, à stocker. Autrement dit, la technique engage un rapport de l'homme à la nature en général, et ce rapport peut être ou production (technique artisanale) ou provocation (technique moderne). L’exemple favori de Heidegger est d’opposer le moulin à vent (qui ne stocke pas l’énergie de la nature) à la centrale hydraulique sur le Rhin (qui stocke l’énergie de la nature). Dans cette perspective, Heidegger critique le projet annoncé par Descartes, ie qu’avec la science moderne, l'homme se rende "comme maître et possesseur de la nature"

Retenons que pour Heidegger, la technique n'est donc pas qu'un ensemble neutre de moyens, elle est un mode de dévoilement.

 

b) aliénation du rapport à la nature

Il faut distinguer la technique et l'essence de la technique. La technique renvoie aux instruments, aux outils, aux machines. L'essence de la technique renvoie à la position de l'homme envers la nature (production autrefois, provocation maintenant depuis le 17ème siècle). Heidegger propose de dire que l'homme ne dirige pas la technique, et que la technique est dirigée par un destin.

- l'homme et la technique : l'homme ne maîtrise pas la technique, car lui-même obéit à l'injonction de provoquer la nature. Il n'a pas le choix entre provoquer la nature ou ne pas la provoquer, il la provoque qu'il le veuille ou non. En ce sens, Heidegger soutient que de même que la nature est considérée comme un fonds, l'homme lui-même est un fonds, une ressource à exploiter : on parle de ressources humaines, de matériel humain, d'effectifs de malades etc… Comment en est-on arrivé là ?

- technique et destin : il y a là quelque chose qui dépasse la volonté humaine, il s'agit d'un destin. Heidegger soutient qu'il faut penser la technique dans l'élément d'un destin, ie quelque chose qui fonctionne indépendamment de toute maîtrise humaine, qui fonctionne de façon indépendante. Heidegger parle d'Arraisonnement. L'Arraisonnement est l'appel provocant qui rassemble l'homme autour de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile

Ainsi, il faut dire que la conception instrumentale et anthropologique de la technique est insuffisante :

- la conception instrumentale est insuffisante car la technique renvoie à une attitude en face de la nature (production, provocation). Il y a dévoilement de la nature comme fonds, arraisonnement de la nature et pas seulement construction d'outils.

- la conception anthropologique est insuffisante car l'homme n'est pas capable d'infléchir le cours de l'histoire de la technique, il est lui-même pris dans le cours de cette histoire comme la nature.

Dans cette perspective, il n'est pas praticable comme le croit Marx d'orienter le développement de la technique de façon délibérée. L'humanité court-elle alors à la catastrophe ? Dans un entretien célèbre au journal allemand Spiegel, Heidegger propose de dire que "Seul un dieu peut nous sauver", ie que l’humanité est impuissante à se libérer de l’emprise de la technique. Il ne faut pas dire : « la technique libère l’homme «, mais : « la technique aliène l’homme « ou bien : « il faut libérer l’homme de la technique «. Et seul un dieu peut le faire, ie l’homme ne peut se libérer par ses propres moyens de la technique : une révolution marxiste n’y changera rien.

 

Ainsi, nous dirons que la technique par elle-même ne libère pas l’homme. En effet, d’une part, on ne peut assimiler puissance et liberté, d’autre part on doit souligner les nouveaux asservissements engendrés par la technique. D’un côté, la liberté n’est pas réductible à une liberté d’indifférence, mais doit être qualifiée par une fin bonne. En ce sens, la technique permet une puissance accrue des moyens d’action et d’information de l’humanité (par les outils, instruments, machines), mais elle ne peut déterminer quelle fin il faut rechercher. La technique donne l’indépendance mais l’indépendance n’est pas la liberté. D’un autre côté, la technique engendre une nouvelle aliénation dans l’humanité : aliénation sociale dénoncée par Marx (extorsion de plus-value et monovalence du travail), aliénation du rapport à la nature dénoncée par Heidegger (arraisonnement de la nature). Dans les 2 cas, la technique doit susciter de la méfiance, soit qu’elle aliène de fait mais n’est pas incompatible avec une libération future (par l’augmentation même de la technique) - c’est la version marxiste -  soit que l’aliénation qu’elle produise soit inéluctable, et qu’elle conduise l’humanité vers son dépérissement toujours crépusculaire, à moins qu’un miracle n’interrompe son déclin - c’est la version heideggerienne.

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