Laclos
Publié le 07/03/2012
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LETTRE LXXXI
LA MARQUISE DE MERTEUIL
AU VICOMTE DE VALMONT
[Mme de Merteuil vient d'évoquer ces femmes sensibles qui "ne craignent pas de confier des preuves de leur faiblesse à l'objet qui les cause."]
Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sérénité, même celui de la joie; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt: mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage: non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes; sûre de mes gestes, j'observais mes discours; je réglai les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies: dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies; et j'y gagnai ce coup d'½il pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir. [...]
De ..., ce 20 septembre 17**
L'étude repèrera d'abord l'exposé d'une véritable science de l'hypocrisie :
– ce que le personnage confie ici à Valmont concerne une véritable discipline, manifeste dans le champ lexical de l'étude et de l'effort qui organise tout le passage : "règles, principes, réflexions, ouvrage, réfléchir, tâchais, travaillée, travail, science"... Au rebours d'une éducation sentimentale, il s'agit ici de l'apprentissage du paraître et de l'hypocrisie.
– les termes du regard et de l'apparence sont pour cela dominants : "attention, yeux, regard, air, physionomie, expression, observais, coup d'½il"... Ces propos de la marquise se comprennent mieux en effet par rapport à une société mondaine où les individus sont toujours en représentation et donc susceptibles de livrer aux autres des témoignages de faiblesse. Il s'agit ainsi d'apprendre à mentir pour satisfaire à son orgueil et à son exigence de liberté. Ce souci est particulièrement décuplé chez Mme de Merteuil, qui n'imagine la vie sociale qu'en termes de lutte.
Mais il s'agit dans tous les cas d'une lutte intellectuelle où les victoires sont savourées en silence. La duplicité, présentée ici comme un art de vivre, vient enrichir les jugements sommaires ou platement moralisateurs que pourrait inspirer le personnage. Héroïne de la volonté, Mme de Merteuil tire sa grandeur des masques qu'elle oppose cyniquement à la comédie mondaine où le regard de l'autre est une menace constante d'aliénation. Sadien, le personnage est aussi sartrien dans la construction hautaine de sa liberté.
L'étude pourra ensuite analyser le "culte du moi" revendiqué par cette lettre fondamentale :
– on repère des traces manifestes d'orgueil dans l'opposition constante entre le "je" (parfois rehaussé du "moi seule" ou du "moi-même") et le groupe social, significativement désigné ici par les indéfinis ("on", "les uns, les autres");
– cet orgueil est sensible aussi dans le mépris pour les autres, et particulièrement pour les femmes sensibles ou faibles, ce qui révèle la part essentielle qu'occupe la revendication féministe - et peut-être quelque expérience humiliante - dans l'exposé de la marquise;
– "je suis mon ouvrage" : la phrase célèbre oppose la liberté humaine à tous les déterminismes, divins et sociaux. La lettre porte souvent trace d'une sorte d'ascèse, véritablement stoïque, dans la patiente conquête d'une maîtrise parfaite de son image ("j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires"). Mais cet exercice reste guidé par la jouissance de n'obéir plus qu'à ses propres valeurs. La lettre accuse ce double registre de joie ("sérénité, joie, plaisir, je m'amusais, fantaisies") et de souffrance ("chagrins, douleurs, peine"...).
La place de cette lettre n'est donc pas indifférente : au beau milieu du roman, elle vient enrichir les perspectives et les attentes. Mme de Merteuil s'y pose en souveraine appelée à ordonner selon sa volonté les relations des autres personnages. Elle incarne aussi devant Valmont, dont les stratégies sont essentiellement guidées par la sensualité, la hauteur glacée d'une cérébralité impitoyable.
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