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Laïcité monothéiste, par Jean-Luc Nancy

Publié le 22/02/2012

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Laïcité monothéiste, par Jean-Luc Nancy LE MONDE 01.01.04 « Il est pour le moins surprenant de voir les mots "laïcité", "religion" et "monothéisme" remplir les colonnes des journaux sans que (me semble-t-il jusqu'ici) leurs concepts se trouvent un tant soit peu soustraits aux acceptions reçues, sédimentées et ossifiées de l'idéologie dominante. Cela surprend, en tout cas, de la part de ceux dont la mission - si je peux oser ce terme - devrait être de dissoudre les calcifications idéologiques dans l'acide d'une pensée. Cela surprend, et cela ne laisse pas de faire obstacle à la réflexion. Que le mot de "laïcité" vienne tout droit du vocabulaire chrétien n'est pas seulement une curiosité historique. C'est aussi une marque dans le concept. Le "laïc" de l'Eglise catholique est l'homme du peuple (laos) des fidèles. Il se distingue du clerc. Le laos désigne le peuple que réunit, non pas le territoire ni la souche, ni la condition humble (ni demos, ni genos, ni plebs), mais un engagement commun : c'est une troupe ou une assemblée. Considéré sous l'angle de ce que l'Eglise romaine nomme le magistère, le laïc est subordonné. Mais sous l'angle du "peuple de Dieu", il n'est rien d'autre que le sujet même de la foi. A coup sûr, les Réformes ont beaucoup fait pour radicaliser cette opposition. La distinction n'en prévaut pas moins dans le catholicisme lui-même, et elle est, en droit, opératoire dans les trois monothéismes : le peuple, la communauté, l'umma, constitue l'espace et l'acteur de la foi, tandis que toute espèce d'autorité n'en est que représentation et instrumentation. Autrement dit encore, la foi y est l'acte de tous et de chacun, et ne s'y confond jamais simplement avec l'observance ni d'un texte ni d'un rituel sous autorité sacerdotale. Rien d'étonnant si la "laïcité" d'un Etat fait à celui-ci interdiction de conforter l'autorité d'aucune hiérarchie et obligation de libérer pour tous l'espace de la foi. Ce principe accomplit ainsi une disposition inscrite au coeur du monothéisme, celle de la distinction entre César et Dieu, entre un royaume de ce monde et un autre royaume, hétérogène. Quelque mise à mal qu'elle ait pu être, et quelque confuse parfois qu'en apparaisse la doctrine, la distinction des deux ordres vaut dans le judaïsme, dans le christianisme et dans l'islam. Seules des interprétations tendancieuses peuvent chercher à reconduire vers la pure théocratie ce qui s'en sépare en principe et en dernière analyse, que ce soit dans la Royauté d'Israël, dans la Souveraineté du "roi très chrétien" ou même dans le Califat d'islam. (Quant au "théologico-politique", on ne cesse, dans l'emploi de ce terme, d'oublier que, pris chez Spinoza aussi bien que chez Schmitt, et quel que soit l'écart entre eux, il renvoie à une dissociation principielle des deux ordres plutôt qu'à leur consubstantialité.) Or cette disposition profonde et en somme unitaire du triple monothéisme en rejoint une autre qui n'est pas moins ignorée par l'idéologie. La théocratie, en effet, suppose des dieux d'une autre nature que celle du Dieu unique. Ce dernier n'est pas "un" au sens de "seul en face des autres". Il est "un" en excès sur toute assignation numérique et sur toute localisation. Il est l'"un" retiré de toute disponibilité comme présence, comme identité ou comme quelque genre d'être que ce soit. Ce "Dieu" n'est pas "un dieu". C'est pourquoi Schelling, qui s'y connaissait en "philosophie de la révélation", pouvait écrire : "Le monothéisme est un athéisme." De fait, il n'y a pas de trait plus commun aux trois spiritualités des "gens du Livre"que l'impossibilité foncière d'identifier "Dieu": de l'identifier à quoi ou à qui que ce soit, et d'abord à lui-même. C'est un dieu que l'on doit "prier de nous rendre libres et quittes de Dieu" (Maître Eckart) ; à la question : "Qui es-Tu ?", il répond "Toi !"(Hallaj) ; et lorsqu'il parle, c'est d'une "voix de fin silence" (Elie). Que des appareils d'Eglise et des hiérarchies religieuses n'aient pas cessé de capter à leur profit le peuple des fidèles en identifiant l'inidentifiable n'empêche pas que c'est à travers ce "dieu" de l'éloignement, de la désappropriation et de la démythologisation, à travers cette culture de l'innommable et de l'abandon que l'Occident s'est donné l'une de ses plus intenses lignes de pensée et de conduite. Les trois monothéismes, assurément, ne sont pas traduisibles entre eux sans reste. Mais ce qui leur est commun est intraduisible sans reste en termes de "religion". C'est bien pourquoi l'espace laïque y est ouvert comme l'espace soustrait à toute autorité sacrée, à toute sacralisation de toute espèce d'autorité, y compris celle de la loi. Mais ainsi soustrait pour rester ouvert aux témoignages d'une incommensurabilité en nous et entre nous à toute loi humaine ou divine. Il n'en découle aucune application déterminée, mais seulement une exigence irréductible de penser à la mesure de l'incommensurable que nous sommes. par Jean-Luc Nancy

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